The UX Therapy : Anamnèse

Quentin Kuntzmann
10 min readSep 7, 2021

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Tell me about your father — From “En thérapie” (ARTE)

Disclaimer : Je reste entièrement ouvert aux critiques constructives, aux questions et aux demandes d’informations supplémentaires.

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Le bullshit autour de l’UX n’a jamais été aussi tendance.

Depuis plusieurs mois déjà, on assiste à une explosion de contenu, d’articles et de partages en tout genre autour de l’expérience utilisateur (= UX). Bien que le nombre de professionnels soit toujours plus important à l’instar des personnes désireuses de se lancer dans le domaine, ce qui devrait être une aubaine tant sur le plan théorique que pratique, de par la multi-disciplinarité des backgrounds et des parcours, il est aisé de constater que l’UX n’a jamais été autant bullshitée.

La tendance dominante porte notamment sur le côté “tape à l’œil” des visuels d’interfaces numériques, partagées en grand nombre sous forme de posts de type “Quelle UX est la meilleure ?” et à laquelle des cohortes grandissantes d’individus donnent des avis creux et sans intérêt tels que “La A est plus UX que la B”. J’utilise volontairement l’appellation “visuels d’interfaces numériques” car lorsqu’une interface est créée en dehors de tout contexte, contraintes et surtout sans aucune donnée sur les utilisateurs potentiels alors nous ne pouvons résolument pas parler de d’interfaces utilisateurs. D’ailleurs la majorité de ces interfaces imaginaires sont bien souvent dénuées de l’utilisabilité la plus primaire, ce qui est contradictoire aux fondements même de l’UX.

Pour que le mal triomphe, seule suffit l’inaction des gens de bien.

— Faussement attribuée à Edmund Burke

Lassé de voir l’UX tirée vers le bas, j’ai choisi de contribuer à son élévation. Je reste convaincu que nous, ou à défaut une majorité des quelques milliers d’UX “quelque chose” français (et pourquoi pas des internationaux), pouvons encore empêcher la discipline de partir à vau-l’eau. C’est pourquoi j’ai choisi de me lancer dans ce qui sera, je l’espère, une série d’articles métaphoriquement appelée The UX Therapy (TUXT). Je proposerai ainsi des articles thématiques sur la psychologie et les sciences comportementales appliquées au monde du produit.

OC — Meme Generator

Fervent défenseur de l’idée, peu flatteuse pour notre ego, selon laquelle nous ne sommes que des amas de matière suffisamment complexes pour nous créer des représentations imparfaites de notre environnement, des hommes des cavernes avec des smartphones, je ferais probablement souvent référence aux travaux de psychologie évolutionniste. Ces derniers permettront d’appuyer les propos avancés en expliquant comment notre histoire évolutive peut nous permettre de concevoir des expériences positives et engageantes.

À l’instar de toute thérapie, il me semble utile et pertinent de débuter par l’exploration de l’anamnèse (= ce qui est relatif au passé vécu) du patient.

Une brève histoire de l’UX.

Changement de vision.

Nous sommes en plein milieu de la Seconde Guerre mondiale. La technologie progresse à une vitesse vertigineuse. Les biplans en bois construits quelques décennies plus tôt sont remplacés par des avions à réaction et de véritables forteresses volantes (alias B17).

B17 Flying Fortress — From avionlegendaire.net

Très vite, les premiers accidents vont survenir (par exemple, des difficultés d’atterrissage du B17 ; imaginez faire atterrir un avion de 16 tonnes, de 33 mètres d’envergure et 22 mètres de long soit presque deux bus, et ce rempli d’un ensemble de choses explosives : pression garantie).

Cependant, les militaires restent étonnés de ces accidents. En effet, malgré leur expérience et leur entraînement, les pilotes commettent des erreurs extrêmement basiques (par exemple, ils rentrent le train d’atterrissage lors de… l’atterrissage). Sur la base de cette observation, un jeune homme nommé Alphonse Chapanis va être le premier psychologue à être embauché et rejoint le Army Air Force Aero Medical Lab. Il s’aperçoit rapidement que les volets et le train d’atterrissage sont équipés d’interrupteurs identiques, situés au même endroit et actionnés en séquence. Lors de l’atterrissage, les pilotes étant vraisemblablement soumis à une importante charge cognitive commettent ainsi l’erreur de rentrer le train d’atterrissage au lieu de rentrer les volets.

Cockpit d’un B-17 — Phil Ferret

À cette époque, (même si ça ne remonte pas si loin que cela) il était généralement coutume de supposer que les accidents incombaient à des défaillances de matériel et/ou un mauvais entretien de la part des équipes techniques mais aussi que les erreurs humaines étaient avant tout des problèmes dans la sélection et la formation des pilotes. Cependant, quelques années après la guerre, deux autres psychologues qui avaient également travaillé pour l’armée (Fitts & Jones, 1947) ont présenté des conclusions à contrecourant. Après avoir analysé 460 accidents aériens, ils arrivent à la conclusion suivante : “un grand nombre d’accidents résultent directement de la manière dont l’équipement est conçu et de l’endroit où il est placé dans le cockpit”. Ainsi ce qui était considéré comme des “erreurs de pilotage” était en réalité une inadéquation des caractéristiques de conception avec les caractéristiques de l’être humain. Leur analyse révélera des difficultés à utiliser la commande appropriée, des oublis, des incapacités à régler précisément certaines commandes etc. Les cockpits créés par des ingénieurs se révèlent inadaptés aux tâches et aux contextes d’usage des pilotes ainsi qu’à leurs facultés à utiliser et comprendre le système. Ici, l’image du système (le cockpit) laisse observer la dichotomie qu’il existe entre ce que l’on appelle aujourd’hui les modèles de conception (modèles mentaux des personnes qui conçoivent : ici les ingénieurs) et les modèles conceptuels (modèles mentaux des utilisateurs : ici les pilotes).

Note : la très connue loi de Fitts, celle qui permet de prédire mathématiquement le temps d’un humain pour “atteindre” une cible vient de ce même brave homme qui étudiait les accidents aériens.

Ces expériences et observations vont permettre un changement radical de paradigme : non plus concevoir des machines auxquelles les humains doivent s’adapter mais bien concevoir des machines adaptées aux capacités des êtres humains. Ce changement de vision donnera naissance à une nouvelle discipline scientifique : les human factors/ergonomics (HF/E).

“Ergonomics (or human factors) is the scientific discipline concerned with the understanding of interactions among humans and other elements of a system, and the profession that applies theory, principles, data and methods to design in order to optimize human well-being and overall system performance.”

— (International Ergonomics Association)

L’apparition des premiers ordinateurs.

D’abord très orientée sur l’amélioration des conditions de travail, l’ergonomie dite “classique” va étendre son champ d’action aux technologies interactives de la vie courante. Vont ainsi apparaître, dans les années 80 et avec l’apparition des premiers ordinateurs personnels, différentes approches de l’utilisabilité ainsi qu’une nouvelle branche des facteurs humains : la Human Computer Interaction (HCI). Il existe une pluralité de définition de l’utilisabilité mais retenons celle-ci :

[L’utilisabilité d’un système est] sa capacité, en termes fonctionnels humains, à permettre une utilisation facile et effective par une catégorie donnée d’utilisateurs, avec une formation et un support adapté, pour accomplir une catégorie donnée de tâches, à l’intérieur d’une catégorie spécifique de contextes.

— Shackel, 1991

De la conception centrée utilisateur à l’UX.

Apparaît, peu avant les années 90, la notion de “conception centrée sur l’utilisateur” (Norman & Draper, 1986 ; Karat & Bennett, 1991). Cette approche nouvelle se distinguera encore une fois par une extension des approches précédentes. Elle préconise “la prise en compte de l’ensemble des caractéristiques et des besoins des utilisateurs au moment du développement d’un produit, ainsi que la participation active de l’utilisateur final au processus de conception” (Barcenilla & Bastien, 2009).

La notion de User Experience arrive une petite décennie plus tard, en 1993 lors du passage de Donald Norman au sein de Apple Computer. Norman était déjà particulièrement connu du monde informatique suite à un de ces articles nommé “The Trouble With UNIX” dans lequel il explique à quel point ce système, malgré son élégance, est un désastre pour l’utilisateur lambda.

THE TROUBLE WITH UNIX — Norman

Dans la version révisée de son livre “Le Design des objets du quotidien”, Norman définira la conception d’expérience comme :

Le fait de concevoir des produits, des processus, des services, des événements ou des environnements en mettant l’accent sur la qualité et le plaisir de l’expérience dans sa globalité.

Les raisons qui ont poussé Norman à s’investir dans une telle démarche sont les suivantes :

“J’ai inventé le terme car je trouvais interface utilisateur et utilisabilité trop restreints, je voulais couvrir tous les aspects de l’expérience d’une personne avec un système, incluant le design industriel, les éléments graphiques, l’interface, l’interaction physique et le mode d’emploi. Depuis, le terme s’est largement répandu, tant et tant qu’il a commencé à perdre sa signification initiale.”

— Donald Norman

L’expérience utilisateur est donc une véritable approche holistique qui a évolué depuis ces débuts :

Cadre de recherche pour l’étude de l’expérience de l’utilisateur (adapté de Mahlke, 2008)

En résumé, l’expérience utilisateur s’inscrit dans trois dimensions principales :

  • Les qualités instrumentales : utilisabilité, contrôle, facilité d’apprentissage…
  • Les réactions émotionnelles : réactions physiologiques, jugements cognitifs…
  • Les qualités hédoniques : esthétique, aspect symbolique (e.g. valeurs véhiculées), facteurs motivationnels.

Selon Karapanos et collaborateurs (2009) et Lallemand (Méthodes de design UX, 2015), une quatrième composante viendrait s’ajouter à celles-ci : la composante temporelle. Celle-ci viserait à tenir compte non seulement du moment de l’interaction homme-système qui est le cœur de l’UX mais plus largement des moments qui précèdent et suivent cette interaction.

“L’UX design est un processus de conception méthodique, itératif et centré sur l’humain, visant à façonner des expériences utilisateurs.”

- Carine Lallemand

Étant basée sur les principes de la conception centrée utilisateur, ce qui était une approche est également devenu un véritable processus qui se déroule en plusieurs phases itératives (Lallemand et Gronier, 2015) :

  1. Planification : définition des objectifs du projet et réflexion sur les outils et ressources à mobiliser (recrutement des utilisateurs, déontologie…) ;
  2. Exploration : recueil des besoins utilisateurs (via de l’UX Research : entretiens, focus groups, observation, questionnaires exploratoires, sonde culturelle…) ;
  3. Idéation : synthèse de l’exploration et génération d’idées de conception (brainstorming, cartes d’idéation, design studio, experience map, personas…) ;
  4. Génération : formalisation de solution de conception (design persuasif, gamification, iconographie, maquettage, story boarding, tris de cartes…) ;
  5. Évaluation : évaluation itérative des solutions générées (complétion de phrases, courbes d’évaluation, échelles d’utilisabilité, échelles UX, évaluation des émotions, évaluation experte, inspection cognitive, journal de bord, tests…).
Processus UX — Méthode de Design UX

Ainsi ce que l’on appelle méthode UX repose sur de nombreuses méthodes de psychologie, sociologie, ergonomie, ingénierie, design, ethnographie

UX Research Cheat Sheet — Nielsen Norman Group

Par ailleurs il n’existe pas réellement une “méthode UX” mais une pluralité : double diamant du British Design Council, Design Thinking, Design Sprint… qui reprenne plus ou moins les mêmes étapes dans un même objectif : concevoir pour l’humain.

En bref :

L’expérience utilisateur désigne la qualité de l’expérience vécue par les utilisateurs et utilisatrices dans toute situation d’interaction. Elle qualifie l’expérience globale ressentie lors de l’usage (et même lors de l’anticipation et après usage) d’une interface, d’un appareil digital ou plus largement de l’interaction avec tout système (dispositif, service, lieu…). Elle renvoie également à une façon de concevoir tout en mobilisant des méthodes qui visent à répondre à des problèmes réels d’utilisateurs tout en tenant compte de leurs comportements, attentes et besoins.

Au travers de cette présentation historique, il ne vous aura sans doute pas échappé que l’expérience utilisateur et les approches/disciplines connexes sont fortement emprise par la psychologie humaine. Si cela vous intéresse, un de mes articles en parle :

Bibliographie :

Barcenilla, J., & Bastien, J. M. C. (2009). L’acceptabilité des nouvelles technologies: quelles relations avec l’ergonomie, l’utilisabilité et l’expérience utilisateur?. Le travail humain, 72(4), 311–331.

Fitts, P. M., & Jones, R. E. (1947). Analysis of factors contributing to 460" pilot-error” experiences in operating aircraft controls (pp. 332–358). Wright-Patterson Air Force Base, OH: Aero Medical Laboratory.

Fitts, P. M. (1954). The information capacity of the human motor system in controlling the amplitude of movement. Journal of Experimental Psychology, 47, 381–391.

Hodent, C. (2017). The gamer’s brain: How neuroscience and UX can impact video game design. Crc Press.

Karapanos, E., Zimmerman, J., Forlizzi, J., & Martens, J. B. (2009, April). User experience over time: an initial framework. In Proceedings of the SIGCHI conference on human factors in computing systems (pp. 729–738).

Karat, J., & Bennett, J. L. (1991). Working within the design process : Supporting effective and efficient design. In J. M. Carroll (Ed.), Designing Interaction (pp. 269–285). Cambridge : Cambridge University Press.

Lallemand, C., & Gronier, G. (2015). Méthodes de design UX: 30 méthodes fondamentales pour concevoir et évaluer les systèmes interactifs. Editions Eyrolles.

Norman, D. A., & Draper, S. (Eds.) (1986). User Centered System design : New perspectives on Human-computer Interaction. Hillsdale : Lawrence Earlbaum Assoc.

Norman, D. (2013). The design of everyday things: Revised and expanded edition. Basic books.

Shackel, B. (1991). Ergonomics in design and usability. In M. Harrison
& A. Monk (Eds.), People and computers. Cambridge : Cambridge University
Press.

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Quentin Kuntzmann

UX Psychologist & Cognitive Designer : I use psychology and behavioral science to improve human-system interactions.