Vous avez dit performance ?

Francois Massol
5 min readJan 30, 2020

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Texte écrit par François Marchal, chercheur CNRS en paléontologie humaine à Marseille

Pourquoi la politique de recherche actuelle, et à venir, est non seulement moins compétitive à l’échelle mondiale, mais une aberration économique en termes de gestion de l’argent public

Voici un rapide bilan de l’évolution des personnels chercheurs au CNRS : 11500 en 1994, « pic » vers 11800 en 2002, environ 11600 en 2007 (source http://sauvonslarecherche.fr/spip.php?article2611). Dans le bilan social 2017 du CNRS, le chiffre est de 11179 chercheurs (mais 11041.5 en ETPT). Et il y avait en France 100800 chercheurs en tout dans le public en 2015 (source : http://www.scmsa.eu/archives/SCM_CLQ_2015_02_Deheuvels.pdf). On fera une approximation à 100000 pour 2017.

(Au passage, le CNRS publiait tous les ans un bilan social extrêmement détaillé. La dernière édition est celle de 2017, on attend toujours 2018).

Moins de chercheurs = moins d’articles publiés

Donc depuis 2002, le CNRS a perdu environ 600 chercheurs sur 11800. C’est un peu plus de 5% en 15 ans. Si on moyenne la production des chercheurs, la production d’articles issus du CNRS a donc potentiellement baissé de 5% (certes, il n’y a pas que les chercheurs qui publient, certains ITA aussi, mais comme la baisse est pire pour les effectifs ITA, en ne les intégrant pas dans ce calcul, on sous-estime la baisse potentielle de production provoquée par la baisse des effectifs). Le CNRS revendique 51800 publications scientifiques en 2017 (source : https://ra2017cnrs.fr/2017chiffres/). Avec 5% de chercheurs en plus, on aurait pu avoir 5% de publications en plus. C’est ainsi 2590 publications qui n’ont pas été produites par le CNRS en 2017.

Même en faisant l’hypothèse par défaut que tous les autres chercheurs non CNRS en France sont des enseignants-chercheurs qui ne produiraient « que » la moitié de ce que produit un chercheur CNRS (et le raisonnement entre chercheurs et ITA valant aussi pour l’Université), avec le même raisonnement d’une perte de 5% de la production liée à une diminution des effectifs chercheurs du même ordre de grandeur qu’au CNRS, c’est 10500 publications qui manquent à l’appel en 2017 en dehors du CNRS. Au total, la baisse des effectifs de chercheurs publics depuis 2002 permet d’estimer une baisse de productivité d’environ 13 000 articles en 2017.

Si l’on se focalise sur la politique menée par Antoine Petit, qui a diminué le nombre de postes de CR au recrutement de 300 à 250 par an, sur une mandature de 5 ans du CoNRS, c’est ainsi 250 postes qui partiront en fumée, soit près de 1100 articles publiés chaque année par le CNRS en moins. Vous avez dit performance ?

Moins d’ITA = encore moins d’articles publiés

Mais, avec la pénurie extrême d’ITA pour assurer les postes d’encadrement à la recherche, on peut considérer qu’un chercheur occupe en moyenne au moins 10% de son temps à faire un travail qui ne relève pas de sa mission, mais de celle d’un ITA (secrétariat, gestion, infographie statistiques, etc. Certains trouveront peut-être cette estimation un peu faible). Avec environ 11000 ETPT chercheur au CNRS en 2017, cela représente donc 1100 ETPT « perdus » pour la recherche. En faisant l’hypothèse que les chercheurs ne représentent « que » les ¾ des publications produites par le CNRS, soit environ 39000 pour 2017, les 10% de temps perdus par les chercheurs à faire autre chose que leur travail aboutit à une estimation d’une perte de productivité d’articles du même ordre de grandeur, soit 3900. La baisse des effectifs CNRS depuis 2002, soit directement la baisse du nombre de chercheurs (estimations ci-dessus), soit indirectement la baisse des ITA qui oblige les chercheurs à faire du travail d’ITA, a donc conduit à un manque à produire de 3900+2590=6500 (on arrondit), soit plus de 12% de la production 2017 du CNRS.

Si l’on extrapole ce raisonnement à l’ensemble des chercheurs du public (et en faisant la même hypothèse que ci-dessus, qu’ils soient tous enseignants-chercheurs et ne produisent « que » la moitié d’un CNRS), on calcule que les 89000 chercheurs non CNRS n’ont pas publié environ 16000 articles en 2017 en perdant 10% de leur temps à faire autre chose que leur métier de chercheur.

Donc, au total, par rapport à une situation idéale où la recherche serait dotée de fonctions supports à la recherche permettant aux chercheurs de ne faire QUE leur métier de chercheurs, la France a perdu en 2017 environ 20 000 articles par manque de ces 10% de temps, à ajouter aux 13 000 publications environ perdues directement par effectifs chercheurs insuffisants, soit un total d’environ 33 000 articles non publiés en 2017. Vous avez dit performance ?

Moins d’ITA = une gabegie financière

Ce serait déjà suffisamment dramatique comme constat face aux injonctions d’une recherche performante dans la compétition internationale, mais en plus, même si on se place dans la logique d’économie de l’argent public martelée par tous les gouvernements successifs, cela correspond à une gabegie financière scandaleuse. En effet, dans un monde qui ne jure que par la réduction des dépenses publiques et qui cherche à réduire les coûts salariaux par tous les moyens, payer quelqu’un 7200 euros chargés par mois (cf. infra) pour faire du secrétariat relève de la bêtise crasse.

Les données suivantes sont extraites du bilan social 2017 du CNRS.

La dépense masse salariale du CNRS en 2017 était de : 2 150 641 474 euros. On constate globalement un rapport presque parfaitement à 50/50 entre traitements + primes et charges sociales. On pourra donc faire l’estimation qu’un euro de salaire net coûte deux euros de salaire chargé au CNRS (donc au contribuable).

Rémunération nette moyenne chercheur : 3602.99, soit environ 7200 euros/mois chargés

Rémunération nette moyenne ITAB : 1939.32, soit environ 3880 euros par mois chargés

Différence entre les deux 3320 par mois soit 39840 euros chargés par an pour 1 ETPT.

Donc, sur la base d’une évaluation de 10% de leur temps de travail passé à faire du travail d’ITA, et sur la base du salaire moyen d’un ITAB, le coût annuel de ce gaspillage qui consiste à utiliser environ 1100 ETPT chercheur pour faire un travail d’accompagnement de la recherche est de presque 44 millions d’euros pour le CNRS.

Si l’on extrapole aux 89000 chercheurs non CNRS, cette fois, peu importe de faire une distinction enseignants-chercheurs comme précédemment puisque ces collègues sont aussi amenés à faire du travail d’ITA sur la valence enseignement de leur charge. Avec un coût de 44 millions d’euros pour 11000 chercheurs CNRS, cela représente donc un coût estimé de 356 millions d’euros pour les 89000 chercheurs non CNRS.

Au final, le contribuable, grâce à la remarquable gestion des personnels de recherche découlant de plus de 20 ans de politique désastreuse en matière d’emploi ITA, gaspille 400 millions d’euros par an pour payer des chercheurs publics à faire du travail d’ITA. Sur la base du salaire moyen chargé d’un ITAB donné ci-dessus, cette somme représente environ 8600 ETPT d’ITAB. Vous avez dit performance ?

S’il y a bien une chose que la LPPR doit améliorer, dans un objectif de « performance », qu’il s’agisse de performance scientifique ou de performance de l’économie de la recherche, c’est donc très clairement la question de l’emploi pérenne dans la recherche publique.

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