Le Rap des V.R.A.I.S ou le loupé de l’adoption massive d’une innovation.

Raphaël Thobie
CreateRocks
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11 min readJan 12, 2017
Que de souvenirs …

Hier j’arpentais le quai du métro et je suis passé devant une affiche, sans trop y prêter attention au début. Je m’arrête. Je recule. Et je tombe sur la photo en tête de cet article.

Et je n’ai pas pu m’empêcher d’associer cette puissance de la nostalgie des anciens artistes de rap français à la courbe de diffusion de l’innovation et au devenir des innovateurs et des premiers adeptes au moment où la phase de démocratisation d’une “tendance” est atteinte.

« Les années passent, et pourtant tout est toujours à sa place » — NTM

J’ai toujours aimé le Rap, particulièrement français. Je ne pense pas non plus pouvoir dire que je suis né avec… quoi que, si on écoute NTM « 83, le hip hop en France faisait ses premiers pas », mon année de naissance …

Mais j’en écoute depuis ma première K7 (je crois que cet orthographe a disparu avec l’objet lui-même, mais je suis vintage).

C’était en 1995, mon père m’emmenait un mercredi midi avec un collègue aux Arcades, CC. de Noisy Le Gand 93, direction la Fnac et je ressors avec le Graal : « Paris Sous Les Bombes ».

Aujourd’hui encore je peux réciter les couplets par cœur de « Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? » ou encore « Plus jamais ça ».

On ne peut pas dire que j’étais particulièrement rebelle, même pas du tout, mais j’aimais la forme artistique et la façon nouvelle de faire passer des messages forts à une époque où seul le rock avait ce droit.

Tout s’est enchainé ensuite… Un jour j’écrirai un post sur « Une histoire du Rap Fr », mais en substance j’écoutais en boucle Time Bomb, Secteur A, IAM, Beat2Boul, Scred Connexion, les mixtapes de Cut Killer etc …

Puis le rap a évolué.

En résumé et de mon point de vue : le rap était très politique contestataire à ses débuts (90–97) pour devenir plus égo trip et violent ensuite (97–05), pour revenir à la contestation mais plus en surface (05–12) pour enfin se transformer en plein de courants différents aujourd’hui dont un complètement « artistique », un autre plus « variété » et deux qui me touchent plus particulièrement : « entrepreneur » et « introspectif ».

Et oui, le rap est « main stream » maintenant, qu’on se le dise.

Celui qui aujourd’hui ne reconnait pas la puissance de la culture hip-hop (et qui s’amuse encore à l’appeler sous culture) ne comprend plus rien à son époque.

Et malheureusement ou heureusement, c’est selon : la démocratisation d’une culture, d’une tendance, passe par une prolifération des œuvres issues de ce mouvement laissant place à des chefs d’œuvres et à des artistes beaucoup moins bons.

Et chacun a son opinion sur la distinction des deux.

De mon point de vue, je trouve cette expansion dans le rap formidable, car c’est la promesse de voir pleins de nouveaux artistes.

Je discutais récemment avec une personne à une soirée, une « puriste », je pense que le terme ne lui déplairait pas si elle me lisait, au sujet de Jul.

Personnellement je n’aime pas ce que fait Jul.

Mais elle m’a ri au nez et ne m’a plus pris au sérieux de la soirée à partir du moment où j’ai dit que c’était une bonne chose que Jul existe pour le hip hop français.

Jul vend des disques, ou des téléchargements, fait grandir l’écosystème, élargit la masse de gens qui peuvent s’intéresser à lui ou détester cet artiste en premier lieu, mais qui peuvent ensuite chercher à aller plus loin, et découvrir d’autres talents, plus cachés, et les populariser à leurs tours.

Impossible pour cette personne d’entendre ce raisonnement. A croire que Jul à lui seul tue le rap.

Le rap ne s’est jamais mieux porté qu’aujourd’hui en nombre d’artistes, en ventes et en variété des styles.

Sauf que pour cette personne, dans la globalité du rap dont je parle, seul 1% est encore du rap.

D’où mon sujet sur l’article, que faire d’un mouvement innovant qui dure dans le temps ?

Qu’est-ce que la courbe de diffusion d’une innovation ?

En deux mots : c’est une courbe qui permet de voir comment est adopté dans le temps une innovation sur toute une population. En plus de mots, c’est là.

Elle se divise en 5 catégories comme le montre l’image ci-dessous :

Prenons l’exemple du distributeur automatique de billets :

- L’innovateur est la banque qui a eu l’idée de faire des distributeurs,

- Les premiers adeptes sont les étudiants qui voulaient sortir le soir et avoir de la monnaie sans passer par un guichetier de banque qui ferme à 17h (mince, ils étaient en cours),

- La majorité précoce sont ces mêmes étudiants qui une fois plus âgés et habitués sont allés en ville pour contaminer ceux qui ne connaissaient pas encore,

- La majorité tardive est tous les autres SAUF le grand parent, le retardataire, qui n’en démord pas et qui passera voir son guichetier parce que parler à une machine, et puis quoi encore ?

Reprenons maintenant mon exemple du Hip-Hop :

Aujourd’hui nous sommes dans la majorité tardive, je répète : le hip hop (danse, graph, rap, …) n’est plus une sous culture, c’est une culture à part entière qui vend beaucoup de disques et qui remplit les écoles de danse.

La diversité des styles de Jul au S-Crew en passant par Maitre GIMS et Damso (puis Kaaris, puis Orelsan, puis Georgio …….) est sans précédent.

Mes albums de rap des années 90, en prod, en flow, en lyrics se ressemblaient tout de même beaucoup plus.

En d’autres termes, ça y est, il faut passer à autre chose, c’est devenu un standard. Et d’autres y passent d’ailleurs (on parlera de PNL plus tard …).

Ou alors on reste dans cette masse conquise parce qu’on aime ça et c’est très bien ! Mais on assume.

Moi par exemple j’y suis et ça me va. J’aime ce que je découvre et ce que j’écoute et je suis heureux que la disponibilité d’artistes aussi différents et de qualité sans trop chercher soit devenu une commodité.

Tout en continuant d’écouter mes classiques, en mode cuir — porteur.

Or, je m’en aperçois avec le Rap mais avec bien d’autres phénomènes, les pires conseillers dans une phase d’adoption quasi-complète sont justement les innovateurs eux-mêmes et les premiers adeptes.

Les fameux « le rap c’était mieux avant », ceux qui réclament la reformation d’Ideal J, Les artistes eux-mêmes : Joey Starr, Kery James qui sont parfois virulents avec les générations actuelles.

En fait, le primo-adopteur n’a que deux choix : être primo-adopteur, voire l’innovateur du prochain mouvement ou devenir le retardataire jamais content de ce prochain mouvement justement.

Tout ça parce qu’il aura voulu rester « pionnier » du mouvement précédent devenu « standard ».

Dommage, eux qui ont le nez pour détecter le turfu, de rester bloqués en arrière.

Et ça marche aussi dans les entreprises …

Dans les entreprises , certains ont été des pionniers dans leurs domaines, les entreprises elles-mêmes et les gens qui la composent.

Et ils se sont farouchement accrochés à cette vue de pionniers.

Or aujourd’hui pour la plupart, grâce à la généralisation de leurs technologies autre fois innovantes, de leurs méthodes autrefois inédites, il devient très facile de les apprendre et de les mettre en application rapidement, notamment grâce à internet dans le but de créer de la nouvelle valeur.

Leurs savoirs et leurs façons de travailler, comme la variété et l’accessibilité du rap, sont devenus des commodités.

Et des nouveaux acteurs d’ailleurs peuvent même les sublimer pour créer un courant proche mais alternatif.

Et, bien sûr, certains viennent carrément les tuer en créant complètement autre chose.

Donc imaginez la tête des collaborateurs de l’entreprise quand je leur dis qu’il faut changer tout en se servant de leur savoir, mais autrement.

Alors qu’ils sont persuadés qu’ils sont encore les seuls à connaître, à avoir la maîtrise, non seulement de ce qu’ils produisent mais aussi des outils et des méthodes extérieures à leurs entreprises pour réussir leurs productions.

Ils sont convaincus d’avoir encore la vérité, l’authenticité et l’intégrité du savoir.

C’est comme dire aujourd’hui à quelqu’un de ma génération qui aime autant le rap que moi : Kaaris fait du Rap et les X-Men sont dépassés ….

Gifle. Direct.

Alors qu’ils pourraient tellement tout changer justement grâce à cette connaissance de “pionniers” alliée à la multitude de nouvelles pratiques, usages ou technos qui ont depuis évolués.

« Tu veux t’asseoir sur le trône ? Faudra t’asseoir sur mes genoux. » — B2O

Alors il y a des exceptions, des gens qui s’adaptent et qui font les montagnes russes entre plusieurs courbes de diffusions : ils restent sur l’une jusqu’au début de la « masse précoce » puis repassent sur une autre encore à 0.

Et c’est dans cette partie que je vais mettre tout le monde absolument pas d’accord :

Pour moi le Apple du rap FR, c’est Booba.

Bim. C’est dit. Haters, j’attends vos comms’.

Je m’arrête à l’artiste, déjà parce que je ne connais pas l’homme, et ensuite parce que parler d’autre chose n’illustre en rien mon propos.

Booba a été dans une évolution perpétuelle : il commence chez Time Bomb en sortant très vite un feat avec Oxmo très lourd, parfaitement dans son temps. C’est à ce moment que Lunatic devient populaire, avec ALI, « son soce à trois lettres ».

A l’époque, Booba est un excellent lyriciste qui tient un couplet complet dans un sens uniforme.

Lunatic cartonne, Booba part. Il comprend que surfer sur sa célébrité naissante peut lui permettre de lancer des nouvelles choses.

Ce qu’il fait : dès Temps Mort, premier album solo, il se concentre sur des punch lines uniquement. Couplets décousus, mais ce n’est pas grave. On aime ou pas : ça cartonne encore.

Il enchaine la même chose jusqu’à Ouest Side.

En perte de vitesse, il teste le vocoder avec cet album, qui deviendra sa marque de fabrique depuis, inspirant notamment PNL (oui je vais y venir).

Enfin, il passe dans un accompagnement visuel sublime et dans des feats originaux car il sait s’entourer : d’un côté, difficile de nos jours de trouver un clip de rap fr mieux réalisé que ceux de Chris Macari et de l’autre côté, ses poulains de la plateforme OKLM sont vraiment lourds, Damso en tête.

C’est contre intuitif, mais Booba illustre très bien la fameuse punch line de Fabe « Jamais dans la tendance, toujours dans la bonne direction » : il a toujours créé des tendances, qu’on les aime ou non.

Alors on pourrait penser qu’il va rester le king, malgré les gens qui le détestent, malgré les clashs qu’il organise ou non, car plus on le hait, plus on déteste ses couplets décousus et ses voix vocodées, plus il vend.

Mais il y a PNL.

Le choc de la nouveauté

PNL, c’est internet pour mes grands-parents, c’est Facebook pour mes parents et c’est Snapchat pour moi (je capte que dalle…. Faut vraiment que je m’y mette).

Voilà, PNL je suis largué, ça me dépasse.

Seulement PNL c’est en moyenne 30 000 000 de vues sur Youtube, avec un pic à 74 000 000 je crois… 74 000 000 !!!

Alors ils ont repris le vocoder de Booba, mais ils l’ont clairement sublimé eux par exemple, en ont fait autre chose, sont dans des lyrics tantôt réalistes tantôt oniriques, dans un flow hyper original que je n’arrive pas à suivre complètement.

Bref, je suis « jetlagué »…

Un nouveau genre de musique se lance, ce n’est plus vraiment du rap, ça va peut-être échouer lamentablement, ça va peut-être se tourner en succès durable avec de nouveau artistes, on ne sait pas, en gros tu suis ou tu suis pas, tu peux pas savoir à l’avance.

C’est ça l’innovation : personne ne peut le déclarer et le rendre effectif assurément. Ce n’est pas parce que tu écris « innovation » sur tes produits que tu es innovant, c’est l’adoption sociale qui te le dit, ou pas.

Et on en revient à la fameuse courbe de diffusion de l’innovation.

Toutes les tendances ne fonctionnent pas, mais n’importe laquelle peut cartonner.

Oui parce que ce que je n’ai pas dit, c’est qu’il y a un trou dans cette courbe, le « CHASM » :

En effet, il ne suffit pas de lancer un mouvement, encore faut-il convaincre justement la masse que ce mouvement a de la valeur, soit commerciale, soit industrielle, soit émotionnelle, soit artistique, peu importe : de la valeur.

Ce qui est drôle pour les fans de la première heure du rap, c’est que pour eux le Chasm a eu lieu, à leur avantage, celui des puristes, le reste c’est de la merde qui n’a rien à voir.

Et ils vivent souvent dans la mini bulle d’un rap élitiste. Les mêmes qui se plaignent d’autres élitismes par ailleurs …

Mais non. Désolé : le rap est bien devenu global et hétéroclite.

Heureusement, on peut tous changer.

Ici se termine cette comparaison.

J’aurais pu prendre la House, autre courant musical que j’adore, j’aurais pu prendre la voiture, le réfrigérateur, un sport, n’importe quoi en fait : on aurait eu la même histoire.

Mais dans cet article, si vous aimez le rap c’est plus agréable, et si vous ne connaissez pas, j’espère vous en avoir appris un peu plus :-)

Au final, si je veux conclure par le monde de l’entreprise :

Pour vous tous dont les métiers étaient effectivement des métiers de pionniers à l’époque de votre lancement (et le monde change tellement vite qu’ils ne sont peut-être pas si lointains), il vous reste 5 choses à faire :

- Essayer de passer au-dessus de votre premier amour,

- Si vous y arrivez, arrêter d’écouter ceux qui n’y arrivent pas et qui vous balanceront tous les « C’était mieux avant » du monde,

- Tester plein de nouvelles choses, en production ou en outils pour produire, et copier quand vous pensez que c’est très bon en sublimant avec votre touche,

- Ne pas prêter attention aux « haters », car ils vous nourrissent. « J’ai un label qui monte, tant pis pour la critique, Et puis plaire à tout l’monde, c’est plaire à n’importe qui » Youssoupha.

- Pourquoi pas lancer quelque chose de nouveau, au pire c’est un échec et peu de gens le sauront, au mieux c’est un succès et vous lancez un mouvement ! quelle que soit sa taille, on s’en fiche du moment que ça apporte de la valeur aux gens.

La chance que vous avez, c’est d’avoir été pionniers une fois, alors vous avez ça dans le sang, il faut juste le retrouver.

Bon, je vous laisse, je vais faire un Snap de moi en train de regarder « Oh Lala ».

Ou pas.

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Raphaël Thobie
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