Covid-19 : Stratégie de résilience économique par la formation et la créativité

Raphaële Bidault-Waddington
9 min readApr 11, 2020

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Cet article est une version enrichie de l’article “Se former ensemble pour un véritable Green New Deal”, paru sur latribune.fr, le 30 Mars 2020.

Pour une lecture express (1mn), voir plus bas le paragraphe “En résumé”.

Besoin urgent d’une stratégie inspirante pour éviter l’effondrement

La crise du Covid-19 plonge la planète dans un état de tétanie qui ne laisse rien présager de bon ni pour l’économie mondiale ni pour les acquis sociaux et le welfare, car ce qui s’annonce n’est autre qu’un chômage de masse, de longue durée et dont on sait déjà qu’il saignera les états. Les banques centrales auront beau faire marcher la planche à billet pour apporter des subventions palliatives, celles-ci auront nécessairement leurs limites et n’endigueront pas la précarisation générale s’il n’y a pas un vrai projet d’avenir.

Accélérer le changement de paradigme

La reprise économique ne se fera pas d’elle-même, et notamment parce que ce ralentissement général est aussi celui d’une bascule vers de nouveaux modes de vies plus résilient, bas carbone et post-consommation, qui eux, seront un acquis. La généralisation du travail à distance montre que nous pouvons entrer dans une phase de “dé-mobilité” réelle et résorber drastiquement notre empreinte carbone. La restriction du commerce nous montre combien le shopping récréatif et la fast-fashion n’a rien d’essentiel. C’est le moment de faire pivoter les industries à fort impact environnemental (transport, bâtiment, textile) vers de nouveau modèle d’activité, de mission (purpose) et de création de valeur(s). Aidons-les à faire leur révolution culturelle pour protéger les emplois.

A la recherche d’une nouvelle forme de prospérité collective

A noter pour ceux qui imaginent que le ralentissement économique sonne l’heure d’une décroissance heureuse, que sans création de valeur et vitalité économique, il n’y a pas de redistribution équitable possible ni de maintien des services publics à leur niveau actuel car ce sont elles qui fournissent à l’Etat ses deniers. Ne croyons pas que le bénévolat ou le revenu universel (de survie) sont des systèmes généralisables, si ce n’est pour consolider la précarisation et la paupérisation générale qui s’annoncent. L’histoire montre qu’émancipation sociale et prospérité collective marchent de pair.

La vie économique peut cependant tout à fait basculer vers des domaines plus immatériels et bas carbone. Cela se passera à l’échelle des territoires qui ont un rôle névralgique dans cette mutation systémique et les acteurs publics doivent se ressaisir d’urgence de leur mission en ce sens. La fermeture des frontières qu’elle soit temporaire ou à plus longue échéance, montre que leur autonomie économique est un facteur avéré de résilience et dorénavant une priorité. Plutôt que de reprise, reprise d’un système non-vertueux pour la planète, parlons plutôt de réinvention voire de conquête d’un autre modèle de société, à commencer par nos imaginaires et horizons futurs, car c’est là que se nichent les leviers de la résilience.

Se ré-approprier le futur pour retrouver la capacité d’agir

Penser au futur de manière créative et mobiliser nos ressources cognitives et imaginaires, sont les premières choses à faire pour sortir de la peur et de la tétanie générale. Le status quo actuel est en réalité un bon moment pour réfléchir à de nouvelles politiques et stratégies. Se ré-approprier et ouvrir le futur permet de se redonner de la capacité d’action, de ne pas se laisser abattre par un horizon bouché qui donne l’impression d’être face à un mur ou à une pente glissante. Les scénarios prospectifs qui commencent à voir le jour, par exemple à l’Institut Brooking aux Etats-Unis, au UN-DESA (Dpt of Economic and Social Affairs), ou chez Futuribles à Paris annoncent tous une récession mondiale de plus ou moins longue portée. A l’heure actuelle, un mois de confinement correspond déjà, en France, à une baisse de 3% du PIB. Plutôt qu’attendre et voir combien ils ont raison, il est l’heure de se servir justement de la créativité pour tordre le cou à ces pronostics alarmistes, certes réalistes mais qui n’incluent pas et donc ne donnent pas leur chance aux idées vraiment neuves et de rupture. Ces modélisations sont en général basées sur des critères, des schémas et des mesures traditionnels centrés sur l’axe acteurs publics — sphère économique classique. Ils n’intègrent pas le fait que cette dernière est déjà elle-même en mutation structurelle sous l’effet des usages et écosystèmes d’innovation hybrides qui montrent que la valeur se situe à la marge de la sphère économique, de la transition digitale qui justement s’accélère avec la crise du Covid-19, et des objectifs du développement durable en arrière plan. La crise vient en réalité accélérer l’émergence d’un nouveau paradigme socio-économique que ces instituts ne prennent pas encore comme canevas fondamental d’une nouvelle normalité en train de se dessiner sous nos yeux.

Oser la disruption prospective et créative

En réalité, s’ils sont souvent de bons concepteurs de systèmes d’hypothèse ou d’outils de pilotage et de fins analystes, les prospectivistes ne sont pas nécessairement créatifs et capables d’imaginer des solutions innovantes ou des scénarios disruptifs. Si l’UNESCO défend aujourd’hui la notion de Future Literacy, soit la capacité à anticiper l’avenir, c’est justement pour débrider les usages de la prospective, rappeler que le futur appartient à tout le monde, et qu’il est urgent de donner leur place à des scénarios plus originaux, audacieux ou même spéculatifs pour justement ouvrir l’horizon des possibles. Le futur doit aussi se mettre en action par la volonté, l’expérimentation et le design d’usages ou de projets. Depuis la nuit des temps, la nature humaine se réadapte et se réinvente en permanence grâce à sa créativité. Faisons-lui, faisons-nous confiance pour puiser dans cette ressource infinie et qui appartient à tout le monde. Comme vis-à-vis de la maladie, il n’y a pas de rémission, de guérison puis de résilience sans un certain mental qui permet de reconquérir une solidité individuelle et collective sur laquelle construire l’avenir.

De l’usage intelligent du temps de confinement

Le première idée force à défendre, est que les entreprises, plutôt que de mettre 30% de leur personnel au chômage technique comme elles sont en train de le faire, devraient plutôt écouler leur crédit de formation et profiter de ce moment de vide pour faire un pas de côté et préparer l’avenir. Plutôt qu’attendre, attendre que tout s’effondre pour mieux licencier, c’est plus que jamais le moment d’apprendre et d’innover pour l’après, pour trouver des solutions, notamment digitales et locales, sachant que le télétravail généralisé permet d’agir dès maintenant. Des programmes de formation-innovation en ligne peuvent faire émerger des solutions à toutes les facettes de la crise, depuis le virus et l’urgence de santé publique, jusque tous les usages de société impactés ou en cours de transition. Tout en respectant leurs règles de validation scientifique, des collaborations innovantes de “formation-recherche” peuvent être envisagées autour des laboratoires scientifiques.

Un plan Marshall de la formation pour devenir “future-proof”

Mais surtout, si les subventions publiques sont une nécessité vis-à-vis de l’urgence de la crise, l’Etat devrait le plus souvent et le plus tôt possible, les transformer en investissement massif dans la formation rémunérée pour tous ceux dont l’activité est suspendue. Plutôt qu’un chômage de masse nuisible à l’équilibre de toute la société et long à résorber (sans compter les risques de recul de la démocratie), profitons-en pour acquérir des connaissances et des compétences, pour développer les talents de chacun et devenir “future proof”. Tout le monde doit y avoir droit, à tous les âges et avec tous les profils. Voyons-le comme une opportunité de redéfinir nos projets personnels par la même occasion car les emplois de demain ne sont pas ceux d’hier.

Des opportunités pour les indépendants et créer une économie locale

D’autre part, les indépendants qui sont déjà en situation de précarité, sont également des acteurs qui ont des savoirs et des savoir-faire à transmettre, et nombreux sont ceux qui en ont l’expérience. Parmi de très nombreux profils possibles, pensons aussi à tous les talents de la sphère artistique et culturelle, qui ont besoin de rebondir le plus vite possible. Créer pour et avec eux dès les prochains jours, une nouvelle économie de l’enseignement à distance leur permettra indubitablement de ne pas sombrer. Quand bien même la solution n’est pas parfaite, les enfants et les enseignants ont réussi l’incroyable tour de force de faire basculer l’ensemble de l’éducation en ligne en une semaine, pourquoi les adultes n’y arriveraient-ils pas ? Les enfants seraient d’autant plus motivés d’étudier qu’ils voient leur parent faire de même (et réciproquement).

En résumé, ce scénario d’un plan Marshall de la formation professionnelle, crée une dynamique de résilience par une chaîne d’effets vertueux : sauver des emplois ; rendre utile le temps de latence et de confinement ; créer immédiatement de nombreux nouveaux emplois de formation ; augmenter et rendre “future-proof” les compétences du plus grand nombre ; favoriser l’innovation locale et digitale ; incuber des projets ; préparer dès maintenant la reprise ; et ré-orienter l’économie vers des usages et des modèles de création de valeur durables qui prendront de l’ampleur après la pandémie.

Nouvelle frontière de l’innovation et de la pédagogie

Par la même occasion et plus concrètement, c’est le moment pour toutes les écoles d’imaginer les formules de formation adéquates et de se mettre à l’écoute de toutes les innovations pédagogiques. Citons par exemple celles qui consistent à apprendre en faisant (learning by doing) ou celles qui convergent vers les écosystèmes d’innovation et l’incubation de projet.

Les écoles qui ont l’habitude de programmer des indépendants dans leurs cursus, pourraient devenir des portails pour distribuer les modules de formation qu’ils peuvent facilement imaginer. Les tiers-lieux qui fédèrent des communautés de professionnels très mixtes (designers, entrepreneurs, chercheurs, associations, activistes, professeurs, etc.), sont aussi des acteurs-clés de cette économie de l’apprentissage et de l’expérimentation créative. S’y préfigure déjà le monde d’après et les plus précurseurs d’entre eux sont d’ailleurs déjà en train de se réorienter vers le modèle de la creative academy. Apprendre à concevoir un prototype de projet est une formule simple, et ces projets, qu’il soient culturels, sociaux, pédagogiques, entrepreneuriaux et même intrapreneuriaux, deviendront les locomotives de la reprise, d’une reprise vertueuse.

Réapprendre à vivre, à produire et à faire société

Au delà de l’utilisation intelligente de ce temps, il est clair que nous avons besoin de tout réapprendre pour réinventer nos modes de vie pendant et après la pandémie, celle-ci nous rappelant les limites de la condition humaine et notre vulnérabilité collective. Réapprendre à vivre sur Terre, à être humain et à créer une société juste. Réapprendre à produire localement, en circuit court et par un usage raisonné des technologies est une priorité ; mais aussi pourquoi pas, apprendre avec les intelligences artificielles qui ont aussi besoin de formules d’apprentissage. Les makers qui trouvent déjà des solutions à la crise avec par exemple des solutions de masques ou de ventilateurs à faire soi-même sont un bon modèle de l’agir résilient.

Faire évoluer les missions des organisations y compris culturelles

Les entreprises privés et publiques, les écoles mais aussi les centres culturels peuvent devenir de puissants pivots de la transformation vers une société post-carbone et post-consommation, où le travail se transforme en activité plus hybride, multidimensionnelle, formatrice et non simplement productive. L’économie des centres culturels n’a pas attendu la crise pour être en péril et prendra immanquablement de plein fouet la récession à venir. Ceux-ci pourraient profiter de leur temps de fermeture pour fédérer en ligne de larges communautés créatives et prototyper des modèles économiquement viables de commun d’apprentissage. Cela permettrait de réhabiliter la valeur prospective de l’expérimentation artistique (y compris ses méthodes de travail et de recherche) au-delà de sa seule valeur artistique et culturelle. Le monde n’a-t-il pas plus que jamais besoin de l’imagination, de la distance critique et de l’audace des artistes pour ouvrir l’horizon des possibles et mettre en œuvre le monde d’après, à commencer par sa sphère publique aujourd’hui intégralement virtualisée ?

Prototype d’un autre système de valeurs résilient

Dans ce scénario alternatif de Green New Deal, plutôt qu’une valeur de consommation, c’est la valeur de l’apprentissage et de l’expérience “enrichissante” individuelle et collective qui prime, et ce dans ses dimensions autant symbolique et humaine que matérielle. Plus il y a d’imaginaire, de sens et d’expérience humaine de qualité, moins il y a besoin de matière. Ceci permet de réduire sans frustration la consommation matérielle aux besoins de nécessités. C’est ainsi que peut naître une nouvelle phase de l’économie de l’immatériel, de l’apprentissage et de la créativité, permettant tout à la fois prospérité, inclusion et véritable résilience sociétale et environnementale. La France (l’UE ou le pays qui s’engagera le premier) peut montrer l’exemple et la voie vers ce nouveau futur.

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Raphaële Bidault-Waddington

artist, writer, founder of LIID Future Lab, a platform designing future labs in France and abroad. All experiences, conferences and publications on liid.fr