Les “cahiers de doléances” du XXIème siècle, pour refaire de la politique.

Romain Beaucher
5 min readSep 19, 2018

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Hier, Bruno Latour était invité aux Halles civiques par le Groupement d’intérêt scientifique “Démocratie et participation” pour parler de son livre “Où atterrir ? Comment s’orienter en politique” (La Découverte, 2017). Ce moment un peu bavard — l’homme est bien plus clair et percutant à l’écrit, les présentations qui ont entouré son exposé étaient assez longues et théoriques — a permis de mettre en valeur une proposition intrigante du livre. Par analogie avec les “cahiers de doléance” pré-révolutionnaires (janvier-mai 1789), qui avaient vu chaque ordre, chaque bailli et chaque sénéchaussée de France décrire à la demande de Louis XVI “son” territoire — avec ses particularités et ses injustices — , Bruno Latour propose d’enclencher un processus d’auto-description des terrains de vie contemporains, pour en identifier les entrelacs et les dépendances, positives comme négatives. Avec, in fine, un objectif puissant : être capables, dans un contexte caractérisé par l’imminence de la catastrophe climatique et par le sentiment d’impuissance face à ladite catastrophe, de réarticuler des intérêts, de nommer des amis et des ennemis, bref — de refaire de la politique.

Car le livre de Bruno Latour part de là, du complet décalage entre d’une part l’énormité des « nouvelles » climatiques qui nous arrivent via les scientifiques, et d’autre part l’impuissance dans laquelle nous nous trouvons à la lecture de ces nouvelles.

La Une du Monde du 14 novembre 2017. La rédaction a utilisé la plus grande taille de police possible. Une trace pour les historiens, à défaut d’avoir provoqué quoi que ce soit chez les contemporains.

Ce décalage nous mine et mine la vie politique”, a dit Latour hier, “car il désoriente. On ne sait plus sur quel espace, dans quelle époque, quel rôle, jouer. Si l’on dit “les humains sont responsables” et “il aurait fallu agir dans les années 80”, que me reste-t’il à faire en tant qu’individu d’aujourd’hui ?

Tout en regardant avec une bienveillance l’apparition des “zones” à défendre et la multiplication des “Lieux Infinis” tels que joliment mis en lumière à la biennale de Venise, Latour propose d’aller au-delà en donnant à chacun-e (ou à tous-tes ?) les outils pour décrire son terrain de vie. Attention, nuance : il ne s’agit pas de décrire le territoire comme proximité géographique, comme chose statique et inerte sur laquelle on se trouverait, mais de décrire finement dans quel système de liens et de dépendances je vis (nous vivons?), c’est à dire ce dont dépend ma (notre ?) subsistance.

Je dois avouer que la perspective m’intéresse beaucoup. Elle résonne avec des frustrations plus ou moins récentes : du “tour de France” de Martine Aubry en 2009, qui portait la bonne intuition de l’écoute sans aller au bout, à la proposition que nous avions faite, avec Catherine Fieschi, à François Hollande en 2015, d’un processus cathartique permettant aux Français-es d’exprimer, partager et sublimer leurs peurs et leurs amertumes croisées dans un contexte déjà tendu (attentat de Charlie-Hebdo, Houellebecq, Zemmour & co, montée du FN — et encore, c’était avant le Bataclan, l’état d’urgence, etc.), je rage un peu des occasions manquées ces 10 dernières années de donner vraiment la parole aux Français, de façon structurée et outillée (il ne s’agit pas de faire des consultations en ligne ou de la “consultation citoyenne”), sur ce qui les délie, ce qui les lie et ce qui peut faire futur commun.

Alors, banco ! Lançons ces cahiers de doléance du siècle qui vient. Et puisque ni l’exécutif ni aucun politique professionnel n’aura la faiblesse ou la force d’un Louis XVI, disant en substance à son peuple : “ahem, c’est la merde, je n’ai plus d’argent, mes ministres se chicanent, bref, je ne sais pas quoi faire : aidez-moi”, il va falloir s’y coller. Latour a d’ailleurs déjà commencé : il paraît que l’expérience est très forte pour celles et ceux qui y participent, mais les traces sont rares (ou j’ai mal cherché : n’hésitez pas à me le signaler).

Quelques questions / perspectives qui me semblent intéressantes pour aller plus loin :

  • La question de la médiation : les cahiers de doléances étaient écrits par le lettré de la paroisse (curé, notaire…), avec des effets de médiations bien documentés par les historiens. Aujourd’hui, qui seraient ces nouveaux médiateurs ? Avec quels biais ? J’ai trop fréquenté les élus pour leur faire confiance en la matière, sauf peut-être pour créer le cadre — à condition qu’ils acceptent ensuite de ne pas le remplir. Mais alors ? Les agents publics, les patrons de café (des Bars communs partout !), les artistes ?
  • La puissance des outils disponibles : le numérique ouvre là des perspectives immenses. Chacun a le matériel (smartphone) pour décrire avec des formats bien plus variés que le seul texte (photo, vidéo, son notamment) son terrain de vie. Pour outiller ça, il y a les designers. On peut même imaginer des outils de dataviz distribuée (un défi pour les copains de Datactivist), qui donneraient aux gens le pouvoir de rendre visible ce qui compte pour eux, de façon en partie désintermédiée. Il me semble que Latour sous-exploite largement ce potentiel.
  • La question de l’agora : en 1789, les cahiers de doléances se sont écrits au sein de la paroisse ou de la corporation. Aujourd’hui, quelle enceinte collective, qui permette la participation du plus grand nombre et notamment de celles et ceux qui ne se retrouvent pas naturellement dans un théâtre, un festival, une salle de cours ? Il va falloir être créatifs, pour aller partout (les associations sportives, les PMU, les clubs de danse traditionnelle, les associations communautaires, les comices agricoles…) et pour donner envie à celles et ceux qui y sont de participer.
  • La question de la formalisation et de l’action : la matière collectée peut être immensément riche et intéressante. Comment la restituer aux Français-es sous une forme à la fois sincère et appréhensible ? La question de la représentation et de la formalisation est importante. Au-delà, et même si le processus a une valeur en lui-même, il serait d’autant plus mobilisateur et ouvrirait des perspectives plus puissantes s’il s’accompagnait d’un renforcement de la capacité d’action des Français-es : une fois que l’on sait ce qui nous permet de subsister, et ce qui nous en empêche, au boulot ! Le travail politique est aussi un travail de makers. Que fleurissent les initiatives agricoles, commerciales, culturelles, de solidarité et de service public. Cela demandera de la méthode et des outils.

Et si vous voulez aller plus loin, outre la lecture du livre, vous pouvez lire les entretiens de B.Latour en liens ci-dessous (entre autres…).

« Avec le réchauffement, le sol se dérobe sous nos pieds à tous » (Entretien Libération, 16 mars 2018)

« Il faut faire coïncider la notion de territoire avec celle de subsistance » (Entretien dans Le Monde, 20 juillet 2018)

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