Je voulais tellement travailler pour Apple, mais plus maintenant…

Abandonner le job de ses rêves.

Romain Pillard
8 min readMar 26, 2015

Il y a environ un mois, après avoir travaillé des années comme designer dans diverses industries, avoir créé des sites web pour des clients ponctuels, avoir collaboré avec des start-ups plus ou moins prospères et avoir travaillé sur des projets variés secondaires, on m’a proposé un entretien chez Apple. Je ne pouvais pas le croire. Je venais juste de totalement mettre à jour et remanier mon portefeuille de présentation, et il s’avérait que j’étais désormais suffisamment bon pour prétendre candidater chez Apple. A mes yeux, Apple est haut la main la compagnie la plus respectée pour laquelle un designer pourrait bosser.

Ils ont fixé une date pour un entretien, et j’ai commencé à me préparer à un tas de questions chiadées, à des problèmes de conception complexes, imaginant que je serai placé devant un tableau blanc face une équipe de conception. J’avais aussi pensé qu’une telle entreprise ferait passer plusieurs séries d'entretiens avant de prendre une décision finale. J’ai été agréablement surpris de n’avoir un entretien qu’avec trois personnes pour une durée de moins d'une heure, et avec un contenu assez standard. Je suis reparti pour SF (San Francisco) depuis Cupertino, et je me suis rejoué l'entretien dans ma tête. Il me semblait qu’il s’était bien déroulé, mais je ne voulais pas m’avancer. Je ne voulais pas être déçu dans le cas où ma candidature serait refusée.

Il s’est avéré que tout s’était effectivement bien passé. J’ai reçu un appel le jour même, et ils m’ont dit que j’étais vraiment sorti du lot. Ils m’ont offert un contrat de concepteur mobile. Holala ! J’étais tellement extatique que j’ai crié après avoir raccroché le téléphone. Mes parents et la famille étaient super excités quand je leur ai annoncé la nouvelle. J’ai posté les nouvelles sur Facebook, et je n’avais jamais eu autant de “Like(s)””et de félicitations pour quoi que ce soit avant ça. J’ai eu plus de “Like(s)” lorsque j’ai annoncé que je venais de trouver un emploi chez Apple que lorsque ma fille est née. Les gens avec qui j’étais en contact il y a des années et qui ne m’avaient jamais parlé depuis, m’envoyaient des messages à présent. J’ai changé mon titre sur Twitter, et tout à coup des gens qui ne l’aurait sans doute jamais fait la semaine précédente se sont mis à me suivre. Les gens étaient tellement contents pour moi que j’ai décidé d’organiser une soirée festive bien arrosée et le taux de participation fut incroyable. C’était si bon d'avoir des gens heureux de célébrer cette nouvelle avec moi.

Je ne pouvais pas dormir les nuits qui ont précédé la date de mon départ. J’étais nerveux et excité. J’avais la sensation qu’obtenir une offre d'Apple avait validé mon talent en tant que designer. J’ai repensé au long voyage peu orthodoxe qui m’avait conduit jusque là. Je me suis demandé, “Qu'est-ce que cela signifie pour ma carrière ? Sur quoi vais-je travailler ? Où cela va-t-il me mener ? Est-ce que je pourrai un jour terminer l'application iPhone sur laquelle je travaillais de mon côté ? ” Je me posais tellement de questions.

Puis j’ai commencé. J’ai tout de suite été un peu perturbé par les horaires rigides et le long trajet, mais au moins je pouvais être une de ces personnes “tech” notoires filant à partir du centre ou en direction de San Francisco à l’intérieur d’un bus privé avec wifi (je suis particulièrement intrigué par cette histoire de bus car j’ai grandi à San Francisco et j’ai vu le changement culturel et économique qui a résulté de cette bulle technologique. Désormais, assez ironiquement, j’étais un de ces techniciens qui selon certaines personnes pourrissent la ville.) J’ai à peine (à peine signifiant jamais) pu voir ma fille au cours de la semaine parce que les heures étaient totalement inflexibles. J’avais également consenti une baisse de salaire substantielle, en imaginant que je faisais un investissement de carrière à long terme en travaillant pour une entreprise aussi prestigieuse. Les débuts furent très poussifs, il y avait tellement de mots de passe, de comptes, et de connexions à créer qu'il m’a fallu près d'un mois juste pour être connecté sur le serveur. Il y avait tout le temps des réunions perturbant la productivité de tout le monde, mais elles semblaient être un mal nécessaire pour une société tellement gigantesque et ses produits de haute qualité. C’était un peu pénible, mais rien qui ne devait devenir un problème insurmontable sur le long terme, tout du moins le pensais-je.

Puis mon supérieur hiérarchique (chez Apple, un producteur), qui avait pour habitude de proférer des insultes personnelles enveloppées sous forme de blagues à tout le personnel situé plus bas que lui dans la société, a commencé à s’en prendre directement et indirectement à moi. Il a commencé par me rappeler que mon contrat serait renouvelé ou non si je faisais ou ne faisais pas certaines choses. Il restait dans mon dos (littéralement) comme un boss tout droit sorti d’un album de Dilbert et me pressait de terminer une tâche de design banal qui selon lui devait être urgemment examinée. Il était démocratique dans son comportement condescendant et dans ses commentaires grossiers, mais cela ne me faisait pas me sentir mieux pour autant lorsqu’il s’en prenait à mes collègues d’équipe. Je me sentais plus dans la peau d’un adolescent occupant un job minable de vente au détail que dans celle d’un profesionnel mettant son savoir-faire au service de l’une des plus grandes sociétés technologiques du monde.

J’ai essayé de tenir le coup et de voir le bon côté des choses. Je travaillais chez Apple avec des designers de renommées mondiales sur un produit de classe mondiale. Mes collègues possédaient un regard super aiguisé sur le design, plus fin que tout ce que j’avais connu jusqu’alors. J’ai adoré l'attention porté au détail que Apple a placé dans son processus de conception. Chaque pixel, chaque écran, chaque fonction, et chaque interaction est considéré puis reconsidéré. La nourriture dans la cafétéria était super, et j’ai adoré mon nouveau iPad Air. Mais les blagues, les insultes, et la négativité de mon patron ont commencé à m’empêcher de faire mon travail correctement. Mes collègues qui résistaient ou qui fixaient des frontières bien nettes semblaient se retrouver sur la liste de ceux qui devaient remplir les tâches de merde de notre cahier des charges, ils étaient exclus du cercle fermé des lèche-culs du producteur. J’ai commencé à devenir une de ces personnes qui voulaient désespérément voir arriver la fin de journée du vendredi, et je redoutais le dimanche soir. Peu de gens parmi mes amis ou ma famille souhaitaient entendre que travailler chez Apple n’était en fait pas si génial que ça. Ils aimaient à dire : «Fais-le au moins pour ton CV.» Ou «Il faut grandir et t’endurcir.» Ou «Tu viens à peine de commencer. Tu ne peux pas encore tout plaquer.»

Ce matin je me suis levé un peu plus tard que d'habitude, et j’ai raté le seul bus Apple qui s’arrête devant ma maison. J’ai fini par aller travailler en voiture, englué dans le trafic lent. J’étais content de ne pas avoir à conduire jusqu’au bureau tous les jours. Mais je continuais de penser que j’aurais préféré pouvoir emmener ma fille à l’école maternelle avant d’embaucher tous les jours chez Apple. A peine arrivé au boulot, je devais déjà me rendre à une réunion. Cette dernière se déroula correctement et je réintégrai mon poste de travail. Sans même un bonjour, mon patron m’apostropha avec une nouvelle insulte de bas étage déguisée en mauvaise plaisanterie. J’ai essayé de l'ignorer et de me remettre au travail mais j’ai réalisé que je ne parvenais pas du tout à me concentrer. J’étais trop absorbé à penser à comment je devais faire face à la situation. Dois-je en référer à quelqu’un ? Parviendrai-je jusqu’à la fin de mon contrat ? Pourrais-je éventuellement changer d’équipe ? Comment trouver un nouvel emploi si j’étais toujours coincé à Cupertino ? Peut-être que je devrais mettre un bourre pif à mon patron ? Non Jordan, ne fais pas ça !

Alors, à l’heure du déjeuner, j’ai effacé les données de l’iPad, j’ai transféré les fichiers sur lesquels j’avais minutieusement travaillé sur le serveur, j’ai abandonné toutes mes affaires sur mon bureau et je suis rentré chez moi en voiture. J’ai laissé un mot à l’adresse de mon boss, lui disant qu’il était le pire chef que je n’avais jamais rencontré de toute ma carrière et que je ne pourrai plus travailler sous sa direction, même si Apple aurait pu faire super classe sur mon CV. La compagnie tierce qui m’avait contracté était furieuse parce que je compromettais leur collaboration avec Apple, et bien sûr, ils avaient le sentiment que j’avais eu un comportement hautement non-professionnel en quittant mon poste. Je ne sais pas si cette histoire va me poursuivre ou non, mais ce dont je suis certain, c’est que je souhaitais travailler pour Apple plus que tout, et que désormais, plus vraiment.

*Note. Beaucoup de gens m’ont suggéré que j’aurais dû en référer au service des Ressources Humaines. On pourrait débattre de l’efficacité d’une telle démarche en l’occurrence, mais je n’ai pas eu le sentiment d’avoir qui que ce soit vers qui me retourner. Rien n’était vraiment clair, ni la personne pour qui je travaillais, ni la personne vers qui je devais ou pouvais me rendre pour faire mes doléances. J’ai été contracté par une société, payé par une autre et je travaillais pour Apple. Je n’ai pour ainsi dire rencontré personne des RH chez Apple, étant donné que techniquement je ne travaillais pas vraiment pour eux. Comme je l’ai déjà dit, mes collègues qui s’opposaient à mon boss semblaient eux aussi ostracisés du sérail. Je ne voulais pas finir sur sa liste des collaborateurs dévolus aux tâches merdiques. De plus je me suis fourvoyé en croyant qu’il suffirait de fayoter et de prendre les jours les uns après les autres. Mais j’ai fini par atteindre un point de rupture et j’ai finalement tout quitté d’une manière que je n’avais pas du tout prévue.

PS. Je suis actuellement à la recherche d’un nouveau boulot de designer. Veuillez me contacter si vous en avez un, c’est sympa.

  • Note. Les réponses que j’ai reçues après avoir posté ont été incroyables. Merci à tous ceux qui ont lu, partagé, commenté positivement ou négativement, qui m’ont envoyé un message (il me reste encore une grande quantité de mails auxquels je dois répondre). C’est une leçon d’humilité que de voir l’écho qu’a pu avoir mon témoignage sur tellement de gens de par le monde. Je suis actuellement designer Freelance au sein d’une équipe épatante (avec un super manager !), à San Francisco, et je continue de bosser sur mon application iPhone Super Cool.
  • Note du 02/10/14 Après de longues nuits et d’interminables week-ends, j’ai finalement lancé ma propre petite application iPhone qui s’appelle Super Cool. Donnez du caractère à vos photos avec des autocollants complètements dingues que j’ai créés : www.appstore.com/supercool

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