Si les chiffres m’étaient comptés (Prologue)
Une brève histoire des chiffres indo-arabes
« Ce qui ne se mesure pas, n’existe pas », Niels Bohr, prix Nobel de physique en 1922.
Prologue
0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. Nous les voyons partout et les utilisons tous les jours. Pourtant nous ne questionnons jamais leur origine ni la manière dont ils nous sont parvenus. Les chiffres sont l’alphabet de la langue des nombres, une unité de mesure universelle, le socle indispensable en science, en économie et en mathématiques, et sont les instruments qui nous permettent de nous situer dans l’espace et nous repérer dans le temps. Pour comprendre l’origine de ces étranges symboles et leur intégration dans notre société, il faut remonter près de huit cents ans en arrière.
Au XIIè siècle, l’Italie est un territoire morcelé de cités états, enclavé entre le Saint Empire Germanique au nord et le Royaume de Sicile au sud. Les républiques maritimes de Gênes, Venise et Pise, ainsi que les duchés de Milan et de Florence, sont à leur apogée, soutenues par une Eglise catholique qui tente de rétablir son autorité spirituelle dans la région.
Pise, dont la puissante flotte est menée par un archevêque redoutable, est au sommet de sa gloire. A l’aide de ses alliées Marseille, Narbonne et Barcelone, elle remporte de précieuses batailles en Espagne et dans l’Adriatique passant ainsi sous contrôle les routes commerciales disputées par ses rivales Gênes et Venise. De ce monopole émane une large fortune qui lui permet de lever de grandes armées et d’asseoir sa domination sur la Ligurie.
De l’autre côté de la méditerranée, une autre civilisation est tout autant impliquée dans l’essor commercial et militaire de son époque. Depuis Mahomet au VIIè siècle, les dynasties Arabes se sont succédées malgré les guerres fratricides et les schismes de la religion, élargissant leurs possessions et s’enrichissant au travers de conquêtes victorieuses. Les envahissements successifs dans la péninsule arabique d’abord, puis vers l’actuelle Turquie et le Maghreb ensuite, sont portés par un Islam grandissant. En ce XIIè siècle, les Arabes maitrisent l’intégralité du sud du bassin méditerranéen. Pourtant, le respect et la crainte qu’ils dégagent sur les autres peuples proviennent moins de leur grandeur militaire que de leurs connaissances scientifiques. Depuis cinq cents ans, l’Orient et le Maghreb encouragent l’enseignement et l’éducation, stimulant le progrès théologique, philosophique et technologique. Leur agriculture riche et innovante, qui a vu se développer d’ingénieux systèmes d’irrigation, soutient un accroissement démographique sans précédent. A cette époque, le monde Arabe n’a absolument rien à envier à l’Occident chrétien.
C’est pourtant dans cet Occident que la modernité va s’élever au cours des siècles suivants. De grands esprits savants, des penseurs, des philosophes, des astronomes, des médecins, vont, par leurs travaux, permettre des développements techniques ayant un impact significatif sur la société. Leonardo do Pisa était un de ces esprits, et il joua un rôle clé dans l’expansion intellectuelle de son époque. Il laissa après sa mort un trésor inestimable que nous ne valorisons encore aujourd’hui que trop peu. Fils de marchand devenu mathématicien sage et érudit, il fera révéler, grâce à ses œuvres, le nombre d’or, rapport arithmétique entre deux grandeurs homogènes. Ce nombre d’or que l’on surnomme proportion divine, se retrouve couramment en architecture, en biologie, en chimie et même dans l’art, la musique ou encore la poésie. Visionnaire en avance sur son temps, il faudra attendre le XVIè siècle pour que certaines de ses recherches soient mises en évidence par d’autres scientifiques comme Johannes Kepler, célèbre mathématicien allemand. Aujourd’hui encore, nous utilisons des outils qu’il nous a légué, comme les fractions, la règle de trois ou la valeur actuelle. Mais son héritage le plus remarquable est un système de notation positionnelle des chiffres que nous appelons plus ou moins à tort « les chiffres arabes ». Cela nous semble être un concept évident, pourtant, au XIIè siècle, ce procédé d’écriture est révolutionnaire. Le système numérique alors en place en Europe est issu de l’héritage de Rome, légèrement amélioré au fil des siècles par Byzance mais toujours basé sur un principe additif des différents symboles : I, V, X, L, C, D, M. Ainsi, un nombre se lit de droite à gauche en additionnant les valeurs individuelles de chaque symbole dont il est composé. Difficile alors d’imaginer des calculs alambiqués lors de transactions commerciales et financières qui, pourtant, étaient déjà très sophistiquées pour l’époque, notamment dans les berceaux de la finance moderne à Venise ou à Milan. Pour faciliter les opérations de prêts à intérêts, le calcul des taux de change ou encore ceux relatifs à la distribution des profits, on utilise alors des abaques, des tables à jetons et des bouliers, sortes d’instruments mécaniques permettant des conversions proportionnelles et arithmétiques. Mais ces dispositifs vont progressivement disparaitre pour laisser place à un système numérique innovant qu’un jeune mathématicien a rapporté de ses lointains voyages…
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