Si les chiffres m’étaient comptés (Chapitre 5)

Une brève histoire des chiffres indo-arabes

Romain Tormen
8 min readJul 7, 2020

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Chapitre V

Dans la première section de son nouveau manuscrit, il commença par traiter la question de Jean de Palerme en y apportant des preuves mathématiques basées sur une équation polynomiale et à l’aide des nombres rationnels — des nombres non entiers qui s’expriment sous forme de fraction. Il fit ensuite appel aux travaux de son ancien maître Al Samawal sur la somme des carrés des premiers entiers. Celui-ci avait découvert que la somme des carrés de deux nombres consécutifs retournait forcément un nombre premier — un nombre entier qui n’est divisible que par 1 ou par lui-même. Puis, dans la section suivante et à mesure qu’il établissait des hypothèses, il mit à jour de nouvelles propriétés. Il constata par exemple que certains nombres premiers étaient la somme de deux carrés parfaits, pas forcément consécutifs. Par exemple 17 est la somme des carrés de 1 et 4 qui sont eux-mêmes des carrés parfaits. Le nombre premier 73 respecte également cette propriété avec les carrés de 3 et de 8.

Enfin, il imagina un tour de force en résolvant des équations d’une rare complexité à l’aide de représentations imprécises mais ingénieuses des solutions exactes. Il utilisa pour cela le symbole « ≈ » qu’il nomma « approximation », lui permettant ainsi d’approcher à trois décimales près les solutions de ces équations.

Fort de ces inspirations, il élabora comme à son habitude des problèmes récréatifs et des jeux mathématiques. Pour lui, l’arithmétique et la théorie des nombres devaient avoir une application concrète. Aussi exprimait-il des problèmes précis qu’il avait relevés pendant ses années de services auprès des guildes et des ordres de marchands. Les réponses à ces problèmes se trouvaient dans des raisonnements déductifs et des équations du deuxième ou du troisième degré qui demandaient une singulière prouesse intellectuelle.

Lorsqu’il acheva son œuvre en 1225, il constata qu’il avait largement dépassé le cadre pratique de ses énoncés. Ce livre était bien trop moderne pour que des marchands en face l’usage ou n’en comprennent ne serait-ce qu’une partie. Il décida alors de se tourner vers des sociétés estudiantines récemment établies à Parme et à Modène. Ces regroupements d’étudiants s’étaient récemment émancipés des autorités civiles et religieuses qui monopolisaient le savoir et l’enseignement à travers les écoles monastiques. Ils recueillaient de nombreux professeurs laïcs et des enfants de nobles qui rompaient avec la culture écrite du clergé et formaient de nouveaux centres intellectuels. Mais le degré d’innovation des travaux de Fibonacci était bien trop avancé. Ses contemporains commençaient seulement à utiliser les chiffres indo-arabes et n’étaient pas encore prêts à traiter des équations diophantiennes à l’aide de ces chiffres. A son grand regret, aucun maître ni aucun élève ne parvint à appréhender les théories élaborées dans son ouvrage. Même l’université de Bologne refusa d’intégrer ces théorèmes à son cycle académique car ils ne trouvaient pas leur application dans le contexte actuel. Fibonacci ne pouvant ainsi confronter ses découvertes à ses pairs, se tourna vers la cour de Frédéric. Il savait qu’il devait s’y rendre un jour d’une manière ou d’une autre s’il voulait présenter son œuvre à l’empereur. Mais il aurait préféré débattre avec un esprit capable de comprendre le sujet de sa composition et d’en contester les théories avant d’apparaitre à nouveau devant Frédéric. Si sa présentation tournait au fiasco, il risquait de paraitre prétentieux et démodé ou, pire, d’être considéré comme un illuminé dont la raison s’était échappée avec l’âge.

Frédéric était occupé avec les affaires italiennes depuis quatre ans. La Ligue Lombarde lui donnait du fil à retordre. Ces alliances militaires fondées par les cités du nord de l’Italie visaient à contrer les ambitions hégémoniques des empereurs germaniques et avaient plutôt bien réussies jusqu’à présent. La réorganisation du royaume de Sicile en un état centralisé occupait également une bonne partie de son temps. Il avait instauré le prélèvement de taxes sur le commerce et la manufacture et formait de nombreux fonctionnaires dans la nouvelle université de Naples qu’il venait tout juste de faire construire.

Fibonacci redoutait ses retrouvailles avec Frédéric. Le rendez-vous avait été fixé à Palerme à l’automne 1225, au même endroit où ils s’étaient rencontrés pour la première fois dix-neuf ans plus tôt. Frédéric avait l’air épuisé mais la même détermination habitait toujours son regard. Des cheveux blancs apparaissaient, épars, au milieu de sa crinière brune. Lorsque Fibonacci accéda au palais la veille de la Saint Albert, l’atmosphère était solennelle. Il s’était retiré pendant cinq ans, et le voilà qu’il réapparaissait, prêt à apporter une nouvelle pierre à l’édifice grandissant des mathématiques. Il avait préparé son discours pendant des semaines, conscient de la technicité de l’ouvrage et des théorèmes pointus qu’il y avait décrits.

L’empereur avait décidé que la séance se tiendrait le lendemain même après avoir consacré la journée au culte de Saint Albert, patron des scientifiques et des savants. L’auditorium était plein à craquer. Des notables, des seigneurs et des professeurs de mathématiques avaient eu vent de cette nouvelle œuvre et certains d’entre eux avaient entrepris un long voyage pour assister aux prodiges du sage et érudit Fibonacci.

Une copie du livre fut distribuée à l’empereur et à quelques personnes de son entourage proche. Sur la couverture parcheminée, on pouvait lire « Liber Quadratorum, le Livre des Carrés, par Leonardo do Pisa et dédié à sa Sainteté l’Empereur Frédéric II, prodigieux transformateur des choses ». Ainsi avait-il nommé l’achèvement de sa vie. Ainsi avait-il rendu hommage à celui qu’il avait vu grandir et s’épanouir, son ami et suzerain l’empereur Frédéric. Sur le visage de ce dernier se dessinait un sourire comblé. Comment ne pas l’être ? Lui dont la passion pour les sciences animait son existence. Il avait autorisé la dissection de cadavre humain à l’encontre de l’Eglise dans le seul but de mieux comprendre le fonctionnement du corps et de l’esprit et il avait fait venir des astronomes pour concevoir un instrument permettant de mesurer la hauteur d’une étoile. Il était désormais plus qu’enchanté d’être ainsi honoré sur la couverture de l’ouvrage mathématique le plus avancé de son temps.

Des murmures s’élevaient dans la salle et des regards curieux apparaissaient sur certains visages. Cette agitation était bon signe, songea Fibonacci. S’ils sont aussi surpris par le titre, ils le seront encore plus par le contenu.

« Sur quel sujet t’es-tu penché cette fois, mon ami ? », demanda l’empereur après avoir levé la main pour réclamer le silence.

« Il y a six ans, Jean de Palerme m’avait posé une question sur les nombres carrés et je n’avais point trouvé de réponse. Depuis, j’ai longuement réfléchi à l’origine de tous les nombres carrés.

— Je me souviens en effet de cette remarque. L’as-tu résolue ?

— Je l’ai non seulement résolue mais je suis également allé beaucoup plus loin », répondit Fibonacci en cachant mal son humilité. Il avait capté l’attention de tout le monde. Il sentait que la curiosité avait gagné toute l’assistance. Il marqua un silence pour accroitre cette impatience naissante, puis commença sa présentation. Il vulgarisa au mieux son travail, non pas pour éviter que l’empereur ne se sente gêné de ne pas comprendre, mais plutôt pour trouver une quelconque approbation auprès de son audience. A mesure qu’il expliquait ses théories, il attendait les réactions. Des expressions confuses se dessinèrent d’abord, puis quelques applaudissements fusèrent qui en entrainèrent d’autres. Fibonacci était visiblement très inspiré et s’était soudainement découvert un don d’orateur.

Puis l’empereur l’interrompit et le sang de Fibonacci se glaça. Il redoutait la réaction de Frédéric qui était resté impassible jusqu’à présent.

« Tu dis que les nombres carrés proviennent de l’ascension régulière des nombres impairs mais comment peux-tu le prouver ? »

S’il devait briller, c’était maintenant ou jamais. L’occasion ne se représenterait pas et il le savait. Il pouvait s’élevait parmi ses pairs ou s’en retourner meurtri de honte. Alors, pris d’un élan de confiance, il se retourna pour s’adresser à toute l’assistance : « La preuve en est que l’unité elle-même est un nombre impair qui est aussi un nombre carré, à savoir 1. Si vous lui ajoutez 3, vous obtenez le deuxième carré, à savoir 4, dont la racine est 2. Si à cette somme est ajoutée un troisième nombre impair, à savoir 5, le troisième carré sera produit, à savoir 9, dont la racine est 3. Ainsi la séquence de nombres carrés se poursuit toujours grâce à l’addition régulière des nombres impairs. »

L’audience était coite. Il se fit un long silence, comme si chaque esprit était en train d’assimiler l’affirmation de Fibonacci. L’empereur, enfin, se leva et s’approcha de Fibonacci en le fixant du regard, puis il s’écarta d’un pas et d’un geste ample vers son ami prononça : « Mes chers seigneurs, Leonardo do Pisa, le plus grand mathématicien de son temps » et l’audience se leva dans un tonnerre d’applaudissement.

Fibonacci fut hébergé pendant plusieurs mois afin que la cour de Frédéric — et Frédéric lui-même — puisse appréhender chacune des notions abordées dans le Liber Quadratorum. Fibonacci intervenait après le dîner donné dans la salle principale du palais pour expliquer certaines formules exposées et proposer des jeux récréatifs pour démontrer les calculs de nombres carrés à l’aide des chiffres indo-arabes. Cette routine qu’il avait retrouvé au sein de la cour l’avait d’abord comblé de bonheur. Après tant d’années passées à étudier et à écrire, il était si heureux de se sentir reconnu à sa juste valeur et retrouver un contact social.

Cependant, les artifices et l’hypocrisie qui régnaient à la cour l’avaient de nouveau lassé. Frédéric comprenait que son ami n’était pas fait pour les mondanités dans un environnement aussi malsain qui se dressait à ce niveau du pouvoir. Frédéric n’en était pas satisfait non plus mais il concevait cela comme une contrepartie pour l’œuvre qu’il accomplissait sur terre, sous le regard de Dieu. Sa magnanimité le poussa un jour à discuter du retour de Fibonacci en sa terre natale de Pise. Fibonacci avait plusieurs fois fait part à l’empereur de vouloir terminer ses jours à enseigner aux écolâtres de Pise. Les chanoines étaient des hommes de dieux qui avait vécu toute leur vie dans la dévotion et étaient bien plus instruits que certains scientifiques. Pour Fibonacci, l’Eglise devait tenir son rôle de diffuseur de savoir et il estimait que ses travaux méritaient reconnaissance. Aussi était-il naturel pour lui d’accomplir son devoir en transmettant ses idées à de nouveaux apprentis.

Il était pour tout dire fatigué de ses voyages, de ces nouvelles rencontres et de ces exercices sociaux auxquels il était confronté chaque jour à la cour. Il voulait retrouver le calme et se concentrer sur ce qui l’avait toujours animé : les mathématiques. Bien que l’Eglise le paierait suffisamment pour qu’il finisse ses jours dignement, l’empereur lui accorda une rente annuelle pour le gratifier de ses travaux et pour tous les enseignements qu’il lui avait prodigués. Fibonacci pouvait désormais terminer sa vie heureux, épanoui, comme délesté de la mission qu’il s’était investi depuis sa rencontre avec Ocreatus à Bagdad et la découverte des figures indiennes. Il pouvait reposer en paix, il avait apporté au monde occidental un nouveau système numérique.

Leonardo do Pisa alias Fibonacci

Epilogue à suivre la semaine prochaine

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Romain Tormen

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