Si les chiffres m’étaient comptés (Chapitre 1)

Une brève histoire des chiffres indo-arabes

Romain Tormen
11 min readJun 9, 2020

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Chapitre I

C’est en 1175 que Guglielmo Bonacci, un marchand respecté à Pise qui voyage couramment entre le monde Arabe, le saint Empire Germanique, la Catalogne et la Grèce Byzantine, voit sa femme accoucher de leur premier enfant. Soucieux de donner à leur progéniture un cadre de vie paisible et convenable, la petite famille emménagea dans un large domaine agricole de Maggiola, petit bourg à quelques kilomètres au nord de Pise. Mais pris par les affaires et son ascension au sein de l’Ordre des Marchands, Guglielmo doit préparer un nouveau départ.

C’est à la date du septième anniversaire de son fils, Leonardo, que la famille Bonacci part s’installer à Bejaia, dans l’actuelle Algérie. Guglielmo vient d’y être nommé scribe-notaire officiel de la douane du port et facilitateur des échanges avec Pise. Le choc n’est pas seulement culturel, il est aussi religieux, linguistique et climatique. Bejaia est une ville incontournable de ce siècle marchand, et malgré une puissance militaire incomparable à celle de Pise, elle est au moins commercialement aussi importante que sa jumelle italienne. L’activité économique y est foisonnante avec ses marchés, ses comptoirs, ses bazars et surtout son port, un des plus grands de l’époque. Il accueille chaque jour des dizaines de navires Perses, Byzantins, Italiens, Andalous, Catalans, Français. La ville concentre plus de cinquante mille habitants et est au cœur de l’empire Almohade, à la croisée des routes de l’Espagne musulmane et du califat Abbasside qui règne au Moyen-Orient. Bénéficiant ainsi d’une position stratégique autour du bassin méditerranéen, elle est au carrefour des réseaux de commerce terrestres et maritimes et anime les échanges permanents entre les mondes chrétiens et musulmans.

Ici, bien plus qu’ailleurs, les activités marchandes constituent la source principale du dynamisme de la ville. On y achète majoritairement du tissu, du lin, du coton, des céréales et des étoffes. On fait importer des pays francs des métaux qui permettent de forger des armes, et des mondes slaves du bois qui fait défaut dans cet univers dépourvu de grandes forêts. On y vend en contrepartie de la laine, des produits d’élevage pour répondre à la demande croissante du cuir en Europe mais aussi et surtout de la cire pour alimenter les châteaux et les maisons des populations européennes. Ce n’est pas un hasard si Bejaia en français se dit Bougie ! D’autres ressources sont également présentes sur les étals des bazars comme l’huile d’olive, des figues sèches, de la poterie ainsi que de nouveaux produits que les pays de l’Islam ont rapportés de leurs conquêtes en Inde et en Chine telles que la canne à sucre ou de luxueuses soieries. Le port et les marchés sont ainsi les lieux privilégiés d’un afflux de denrées qui transitent par les réseaux maritimes du nord et par les routes sahariennes du sud.

Le château de Bejaia

Au milieu de ces activités tumultueuses et au cœur des vas-et-viens incessants des embarcations commerciales, le jeune Leonardo grandit, occupé à aider son père à la douane ou à tenir compagnie à sa mère dans leur confortable résidence, un ancien couvent réhabilité proche de la médina et du mausolée. Chaque jour, Leonardo observe les débarquements de marchandises et son père de contrôler les manœuvres et inspecter les inventaires. Il avait déjà vu pareille agitation dans sa ville natale de Pise. Après les laudes, traditionnelles prières du matin, Guglielmo appréciait emmener son fils découvrir les métiers du commerce, de l’artisanat ou de la navigation. Il l’avait emmené à plusieurs reprises à l’Hôtel de la Monnaie et aux ateliers d’orfèvrerie pour y voir les frappeurs de pièces et les fondeurs s’exténuant sous la chaleur des alliages. Pourtant, jamais ne fût-il autant ébloui qu’au port de Bejaia, vadrouillant dans cet espace complexe fortifié qui représentait des décennies d’ingénierie, entre ses pontons, ses infrastructures d’accotements, ses dédales de hangars, de chais en bois, sa flottille de gabarres et son chantier de réparation navale. Tant d’hommes s’affairaient à la maintenance du port ! Il y avait les appareilleurs chargés d’apporter le bois pour la fortification des pontons, les maçons et les maitres-bâtisseurs échafaudant de nouvelles structures et les débardeurs employés au chargement et au déchargement des navires. Il y avait aussi les peseurs qui décortiquaient frénétiquement les marchandises entreposées sur les quais avant de les trier puis de les stocker dans les entrepôts dédiés. Les peseurs avaient la lourde responsabilité de contrôler les denrées, de les mesurer et de les inscrire au registre de la douane que Guglielmo vérifiait et archivait précieusement. Toutes les marchandises faisaient ainsi l’objet d’analyses de qualité, puis étaient calibrées et préservées par type de conservation. Les épices et les condiments étaient stockés dans des hangars secs, loin de l’humidité du rivage. Le lin, la laine et les autres matières textiles étaient contenues près des routes commerciales terrestres qui desservaient le sud de la région. Quant au cuir il était directement chargé sur les bateaux qui partaient pour l’Europe, et l’alun déposé en grande quantité sur les quais. C’était ensuite au souk que s’échangeaient les produits entre marchands, intermédiaires, notables, artisans ou représentants de guildes. Le souk était comparable aux grandes foires marchandes qui avaient lieu sur le Vieux Continent, à Reims, à Londres ou à Genève, à la différence que ceux-ci étaient ouverts toute l’année.

En conséquence de ce tumulte cosmopolite, le nombre de monnaies en circulation était toujours très élevé — plus d’une centaine — ce qui ne facilitait pas la tâche des négociants qui devaient en plus faire face à des problèmes de mesure selon la ressource dont il s’agissait. Une livre de lin ne valait certainement pas une livre de cire, et encore moins une livre de cuir. Il fallait donc composer avec ces problèmes de change lors des transactions, notamment dans les cas de trocs. Les marchands utilisaient régulièrement des abaques mais c’était la responsabilité de Guglielmo de fournir une référence officielle à tous ceux qui tenaient une activité commerciale à Bejaia. Ainsi, chaque cargaison qui passait par le port était convertie au système de poids et de mesure local, travail méticuleux qui nécessitait un esprit logique mais aussi une bonne connaissance de la valeur des denrées dans les autres havres du bassin méditerranéen.

C’est au treizième anniversaire de Leonardo que son père exigea qu’il rentre à Pise pour y recevoir une éducation religieuse appropriée. La coutume voulait que les enfants de bonnes familles s’initient à l’écriture, au latin et à la poésie en rejoignant des écoles épiscopales, sous la tutelle d’un évêque ou d’un écolâtre.

Mais Leonardo ne l’entendait pas de cette oreille. Il se sentait bien à Bejaia, il était toujours occupé ; il aidait son père à tenir le registre du port, à contrôler les chargements et à corriger les erreurs de conversions. Et quand il n’était pas près de son père, il retrouvait ses amis pour jouer aux dés près du bazar, puis se rendait à la bibliothèque, endroit qu’il affectionnait particulièrement. Parfois, il sillonnait le marché à la recherche de bonnes affaires ou discutait avec les négociants qui avaient pris en affection ce petit homme curieux.

« Père, quelle est cette raison qui vous pousse à me renvoyer à Pise ? », demanda Leonardo qui savait que ce départ ne réjouissait pas non plus son père.

« Tu es encore jeune et je ne souhaite pas que tu tombes dans la débauche et le brigandage. Par ailleurs, tu as beaucoup à apprendre là-bas.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que je veuille passer mes prochaines années à étudier la grammaire, la rhétorique ou la musique ? Je n’y porte aucun intérêt, pas plus qu’aux saintes écritures, à la théologie ou à la dialectique. Ce qui me passionne c’est la logique, le calcul, j’aime compter ! De plus, j’apprends déjà énormément ici et je vous suis utile ! Et s’il s’agit d’éducation, pourquoi ne pas m’envoyer à la Zitouna ?

— A Tunis ? Mais mon fils, tu es baptisé et ta place est à Pise ! Par ailleurs, j’ai déjà notifié l’évêque de ton arrivée prochaine. »

Surpris par cette nouvelle, Leonardo ne baissa pas les bras. Il savait qu’il pouvait lui faire entendre raison. Après tout, son père était un homme compréhensif et ouvert d’esprit.

« Père, j’ai vu l’érudition et la tolérance dont font preuve les Arabes. Je n’ai jamais eu de problèmes pour m’acheter à manger, accéder à la bibliothèque ou circuler dans les jardins. J’ai d’ailleurs rencontré une personne forte intéressante là-bas qui enseigne l’algèbre à la Zitouna. Il s’est dit prêt à me prendre avec lui lorsqu’il y retournera le mois prochain. »

La discussion s’éternisa et Guglielmo dû reconnaitre que la curiosité dont faisait preuve Leonardo et son appétence pour les chiffres, l’abaque et de manière générale le négoce, pouvaient éventuellement le servir à l’avenir lorsqu’il vieillira et qu’il faudra assurer sa succession au sein de l’Ordre. Il se rappelait une scène à laquelle il avait assisté récemment qui le fit prendre conscience de l’intellect de son fils, inhabituel pour un garçon de son âge. Alors qu’ils arpentaient le bazar, Leonardo se trouva en pleine discussion avec un tanneur :

« Si cent peaux de chèvres valent quarante-deux besants, combien valent vingt et une peaux de chèvres ? », demandait le marchand qui n’avait visiblement pas d’abaque sous la main et qui était sur le point de conclure une belle vente.

Guglielmo avait vu Leonardo gribouiller quelque chose au sol avant de se relever et de souffler sa réponse à l’oreille du marchand qui sembla satisfait.

En fin de compte, Guglielmo savait que la Zitouna était un établissement très reconnu en matière d’enseignement, notamment depuis que Tunis était devenu la nouvelle capitale de l’empire Almohade. La Zitouna était d’abord une mosquée, un lieu de culte musulman construit sur les ruines d’une basilique chrétienne. On y avait érigé dans la foulée une madrasa — une université théologique du monde Arabe — dans laquelle on dispensait un enseignement religieux, littéraire et scientifique. Une bibliothèque était ensuite venue s’annexer, remarquablement approvisionnée en journaux, atlas, cartes topographiques, grimoires de physique et d’astronomie, encyclopédies naturalistes et manuscrits de mathématiques. Les savants étaient très nombreux à Tunis et la Zitouna entretenait sa réputation de lieu d’apprentissage incontournable. De célèbres sociologues et scientifiques musulmans avaient notamment fait leur classe dans cet établissement.

Dès son arrivée à Tunis, Leonardo fut à son aise. Il apprit les fondamentaux du comput digital et les calculs avancés à l’aide d’abaques. Les professeurs emmenaient régulièrement les élèves au centre de traduction d’ouvrages situé en plein centre de la médina. Là, on y traduisait des écrits de cosmologie, de mathématiques, de philosophie et d’histoire conçus par des auteurs Grecs, Perses, Normands et bien sûr Arabes. Il y en avait dans toutes les langues, certains vieux de plusieurs siècles, d’autres totalisant des milliers de pages. Leonardo se plongeait avec cœur dans les travaux d’Al Jawhari, linguiste du XIè siècle, ou d’Al Kindi surnommé le « philosophe des arabes ». Mais c’était Al Kwarizmi qui retenait le plus son attention. Mathématicien du IXè siècle, Al Kwarizmi était considéré comme le père de l’algèbre depuis son traité Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison et le premier à avoir classifié les algorithmes de son époque, expliquant ainsi son nom latinisé — Al Goritmi — et donc l’origine du mot algorithme.

Cette curiosité et cette passion à l’égard de ces livres différenciait Leonardo des autres étudiants qu’il surclassait lors des joutes verbales qui se tenaient dans le patio, sous l’admiration et le respect de ses professeurs.

« Si cinq toises de draps valent trois livres de Londres et quarante pouces de coton valent deux livres, combien a-t-on de pouces de coton pour trente toises de draps ? ». Pour Leonardo, cela relevait d’une simple formalité. Il faisait couramment usage de règles de proportionnalités pour calculer une distance, un dosage ou un prix. Il passait certaines de ses soirées à la bibliothèque à étudier les travaux de Thalès sur les rapports de longueur ou ceux d’Euclide sur les géométries de plans. La présence de Leonardo dans cet environnement islamique était légitime tant il était un modèle d’implication et de dévouement pour ses camarades. Ministres et notables de la médina s’étaient également pris d’admiration pour ce Pisan polyglotte, cultivé et attentif.

Les années d’apprentissage de Leonardo étaient ponctuées de retours réguliers à Bejaia pour aider son père avec les complications auxquelles il faisait face. Les problèmes de conversion de poids et de mesures, les taux de change, la gestion des marchandises et la tenue du registre de la douane accablaient de plus en plus Guglielmo. Il se perdait entre les volumes de céréales, les longueurs de tissus, les poids des minerais et les temps de remplissage des tonneaux qui étaient autant de mesures qui portaient à confusion, même pour un comptable expérimenté comme Guglielmo. Le soutien de Leonardo était à ce titre très précieux. Il se rendait aussi régulièrement au souk pour vendre ses services à des marchands qui appréciaient sa compagnie et ses prédispositions aux mathématiques, notamment concernant les opérations de change qui devenaient de plus en plus délicates avec l’augmentation du nombre de monnaies en circulation. A travers la cité, il était connu comme le fils du notaire officiel du port Guglielmo Bonacci, et allait ainsi par son surnom, Fibonacci. En réalité, ses passages à Bejaia lui permettaient d’appliquer les théorèmes étudiés à la Zitouna et les pratiques algébriques que lui enseignaient les cheikhs. Il alla même jusqu’à révolutionner le transport de marchandises en démontrant l’importance de la répartition de charges. Un bâtiment était beaucoup plus rapide lorsque les ressources les plus lourdes telles que l’alun étaient contenues à fond de cale pendant que les ressources plus légères comme le coton ou les peaux pouvaient être maintenues sur le pont.

Cette vigueur lui venait d’Al Samawal, cet homme qui l’accompagna pour la première fois à Tunis alors que son père voulait l’envoyer à Pise. Il l’avait rencontré dans les jardins de Bejaia, et plusieurs fois avaient échangé sur sa conversion à l’Islam et ses voyages. Leonardo, bien que jeune à ce moment-là s’était émerveillé devant un manuscrit que lui avait présenté Al Samawal. Il s’agissait d’un traité sur l’algèbre et les polynômes, dans lequel figurait la formule de somme des carrés des premiers entiers. Leonardo se souvenait de l’incroyable excitation qu’avait suscité en lui cet objet. Ce vieil homme d’apparence modeste, aux rides marquées par les voyages, était capable d’expliquer de manière rationnelle et construite l’articulation de certains éléments entre eux. Il avait compris que l’on pouvait représenter logiquement l’existence de principes inexpliqués jusqu’à présent. Ce déclic avait animé chaque parcelle de son esprit et il s’était juré ce jour-là de consacrer toute son énergie à la rédaction d’un ouvrage mathématique.

Fibonacci avait développé une affection particulière envers son maître à la Zitouna. Au-delà des cours d’arithmétique et de géométrie, Al Samawal lui enseignait également les sciences du négoce, le droit commercial et la logistique. Pour lui, l’un n’allait pas sans l’autre. Fibonacci, reconnaissant, s’attardait à son chevet depuis qu’il était tombé gravement malade. Avant de mourir, le vieillard avait conseillé à son élève de se rendre à Bagdad pour poursuivre son enseignement. Fibonacci avait été pour le moins surpris car il savait que Bagdad était une ville en déclin qui n’était plus que l’ombre de sa grandeur passée. Elle restait certes le centre culturel et religieux de l’Islam mais elle n’était plus la richissime cité d’un million d’habitants que chaque empereur, monarque ou sultan désirait conquérir. Al Samawal avait consacré ses dernières paroles à lui expliquer que la nouvelle dynastie en place avait initié un grand programme de construction d’écoles, de bibliothèques et de refuges pour les pauvres. Il lui avait expliqué que malgré les tentatives d’invasions récentes, elle restait l’épicentre d’un riche commerce et le lieu de résidence de nombreux scientifiques. Mais il lui avait surtout fait part d’une information qui avait finalement convaincu Fibonacci. Il y avait à Bagdad un édifice qu’on appelait Bayt-al-Hakma, la Maison de la Sagesse, qui avait été construit dans l’unique but de rassembler tous les savoirs du monde. C’était là-bas que devait se poursuivre l’enseignement de Fibonacci. C’était là-bas qu’il trouverait réponse à ses questions.

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Romain Tormen

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