Si les chiffres m’étaient comptés (Chapitre 2)
Une brève histoire des chiffres indo-arabes
Pour lire le chapitre précédent (Chapitre 1), c’est ici !
Chapitre II
Lorsque Fibonacci arriva à Bagdad en 1195, le jour de son vingtième anniversaire, tout lui sembla immensément plus grand. Il avait embarqué quelques semaines plus tôt sur un navire marchand sicilien qui transportait de la céramique à destination de Beyrouth. Il avait ensuite rejoint une caravane de pèlerins qui se rendait par chance à Bagdad. La ville mesurait presque deux lieues de diamètre et était protégée par un large fossé et une double fortification. Dans le centre on avait érigé un palais gigantesque qui matérialisait la puissance des califes qui y avaient jadis régnés. De sublimes jardins le bordaient jusqu’aux rives du Tigre et un hôpital jouxtait la partie ouest. Une somptueuse mosquée de marbre surmontée d’un minaret hélicoïdale lui faisait face. Fibonacci n’avait jamais vu pareille architecture. Il se surpris à sourire devant ce spectacle, à la fois soulagé et satisfait de pouvoir encore s’émerveiller des curiosités de ce monde. A vrai dire, il ne s’était jamais imaginé se rendre un jour à Bagdad et cela l’émouvait encore plus.
La Maison de la Sagesse dont avait parlé Al Samawal se situait dans les faubourgs au nord de la ville. Elle avait été fondée en 832 et avait d’abord servi de centre de traduction pour des ouvrages Perses et Araméens. On disait que le calife Al Mamoun créa cet endroit à la demande d’Aristote lui-même qui lui était apparu dans un songe. Au fil des siècles, des traités philosophiques, des livres d’arts et des ouvrages scientifiques y furent interprétés puis reproduits, attirant des savants venus des quatre coins du monde et facilitant l’introduction de la science à la civilisation arabo-musulmane. C’était ici, disait-on, que le papier inventé en Chine avait été introduit au Moyen-Orient.
En arrivant devant l’établissement, Fibonacci ne put qu’étouffer un cri de stupéfaction. La Maison de la Sagesse était un édifice démesuré, de forme hexagonale dont chaque pan de mur était couvert de mosaïques blanches et azurées. A certains endroits, les mélanges multicolores faisaient ressortir des rosaces et des motifs géométriques. Des minarets de base carrée ponctuaient chaque angle du bâtiment et lui donnait un volume considérable. Un somptueux arc à lambrequins surmontait la porte principale qui débouchait sur une cour marbrée étincelant sous les rayons du soleil. Si l’extérieur était impressionnant, l’intérieur ne l’était pas moins. Les arcades qui entouraient la cour étaient soutenues par des piliers cylindriques dans lesquels on avait incrusté des pierres de couleurs différentes. Était-ce des émeraudes, des rubis ? Fibonacci était sans voix. Il traversa la cour et entra dans le bâtiment principal. Là encore, la richesse du lieu était ostentatoire. L’immense coupole nervurée qui se dressait au-dessus de sa tête était une copie conforme de la mosquée de Kairouan, à la différence qu’ici les moulures et les ornements étaient bien plus travaillés. Les voutes de faïence bleue qui surplombaient le sol couvert de carreaux étoilés finirent d’achever son émerveillement. Il ne concevait pas que des califes eurent dépensé tant d’argent et de main d’œuvre dans un endroit qui n’était ni un lieu de culte ni un centre de pouvoir. Certes, la Maison de la Sagesse avait à l’origine un objectif très noble tel qu’imaginé par Al Mamoun, celui de rassembler toutes les connaissances du monde, mais ce n’était au final qu’une institution qui ne générait aucun revenu et qui, à en juger par la magnificence du lieu, demandait un entretien plus que rigoureux et supposait donc un abondement financier perpétuel. Pour Fibonacci c’était la preuve que le savoir était véritablement un bien précieux pour les musulmans. Cet établissement en était le reflet et avait servi sans aucun doute de support pour la diffusion de la connaissance au sein de l’empire. Les multiples salles rectangulaires qui prolongeaient le bâtiment principal abritaient le trésor qui avait fait la célébrité de l’endroit : des dizaines de milliers d’ouvrages de toutes les provinces du monde étaient entreposés dans d’immenses armoires en bois massif et répartis par thème selon les salles qui se reliaient entre elles par des vestibules à la décoration florale stylisée. Fibonacci remerciait silencieusement son défunt maître de l’avoir conduit dans ce qui semblait être le paradis de la science.
Après s’être installé dans une auberge quelques rues plus loin, Fibonacci revint jour après jour se plonger dans les différents manuscrits de la Salle des Calculs. Il commença par les travaux de physiques d’Aristote puis ceux d’astronomie de Ptolémée. Il alla ensuite aux œuvres de trigonométrie de Ménélaos avant de revenir aux éléments de géométrie d’Ibn Qurra. Puis il commença par concevoir et mettre sur papier de nouvelles notions, les fractions d’abord puis les racines carrées et la géométrie Euclidienne revisitée, avant de s’intéresser à la comptabilité et au calcul du profit et des intérêts.
Alors qu’il parcourait l’étagère où étaient rangés les manuscrits de logique, il tomba sur un traité dont l’auteur lui était familier. Sur la couverture poussiéreuse du journal était inscrit en persan le titre Traité du système de numération des Indiens par Al Kwarizmi. Fibonacci se remémorait avoir étudié scrupuleusement son Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison lorsqu’il était à Tunis. Il n’était surpris qu’à moitié de retrouver ici le nom du mathématicien, sachant qu’il était mort à Bagdad trois siècles plus tôt. Ce qui l’étonna davantage était ce nouvel ouvrage qui portait sur un système de numération inconnu. Intrigué par ce titre, il feuilleta le carnet lorsqu’un raclement de gorge derrière lui le fit sursauter.
« Que fais-tu avec ce livre ? », demanda un homme en tunique blanche qui se tenait en retrait, visiblement troublé par la présence de Fibonacci.
« Je viens de le trouver. Je cherchais des livres sur les abaques et les systèmes proportionnels et je suis tombé dessus. »
L’homme parut soulagé. Bien qu’il ne semblât pas vieux, son visage était marqué par le soleil et il soutenait son corps trapu sur une cane en bois d’orme.
« Je me nomme Ocreatus, j’ai voyagé pendant plusieurs années au Moyen Orient puis en Inde et au Cachemire. J’étais un disciple de l’Ordre de Saint Benoit en Angleterre. Et toi, qui es-tu et que fais-tu ici ? »
Fibonacci se présenta et raconta rapidement comment il quitta Pise pour Bejaia, Bejaia pour Tunis et Tunis pour Bagdad. Il aborda brièvement les raisons de sa présence dans la Maison de la Sagesse puis d’un ton hasardeux demanda ce que représentait le système de numération des Indiens.
« Ce livre est la raison pour laquelle j’ai tant voyagé, répondit Ocreatus. J’étais interprète de l’évêque du Yorkshire, chargé de traduire des centaines d’ouvrages de mathématiques et d’astronomie de l’arabe à l’anglais. Un jour, je suis tombé sur le traité d’Al Kwarizmi et son contenu me fit quitter l’Angleterre pour le Caucase, puis le Moyen-Orient pour la Vallée de l’Indus, jusqu’au Gange. »
Fibonacci écoutait, attentif. Qu’est-ce qui pouvait pousser un homme à quitter sa terre natale, ses devoirs religieux et ses proches pour un livre aussi énigmatique soit-il ? Ocreatus poursuivit son récit, stimulé par l’expression interrogative de Fibonacci.
« Les récents envahissements islamiques dans le nord de l’Inde nous ont permis de découvrir une nouvelle religion ainsi qu’une nouvelle culture. Dans cette région qui est devenue depuis peu le Sultanat de Dehli, les peuples vivent et commercent à l’aide d’un système numérique établi sur dix figures, totalement différent de celui utilisé en Occident.
— Le système de numération des Indiens, murmura Fibonacci en portant son regard sur la couverture du manuscrit.
— Les travaux d’Al Kwarizmi ne sont qu’un prologue à ce système de numération. Si cela t’intéresse, retrouvons-nous ici la semaine prochaine. » Sans laisser le temps à Fibonacci d’acquiescer, Ocreatus tourna les talons et sorti de la salle.
Fibonacci éplucha le traité durant la semaine qui suivit cette rencontre. Lorsqu’ils se retrouvèrent, Ocreatus fit part de ses découvertes sur la méthode de calcul dite « indienne ». Il s’agissait surtout d’un système de notation positionnelle plutôt qu’additif. Cette méthode intégrait des symboles particuliers qui, en les combinant, simplifiait considérablement leur lecture et les opérations arithmétiques. Chaque signe avait une valeur absolue et une valeur de position. La signification des symboles illustrés provenait donc de la place qu’ils occupaient dans le nombre, remettant ainsi en cause les principaux procédés d’écriture numérique utilisés autour du bassin méditerranéen. Ocreatus partagea les carnets traduits du sanskrit qu’il avait en sa possession. Il présenta à Fibonacci l’écriture en base 10 qui, par la répétition de mêmes motifs, donnait une suite périodique permettant le développement illimité d’un nombre, chose alors impensable jusqu’alors car on considérait que les ensembles numériques étaient finis. A l’inverse de cette notion d’infini qui venait de s’ouvrir à lui, Fibonacci y découvrit le terme sanskrit « sunya » qu’Ocreatus avait traduit en « vide » et qui servait à remplacer un chiffre absent ou à séparer deux chiffres. Fibonacci remarqua également que la bulle qui représentait le « vide » était utilisée pour exprimer une quantité nulle ou absente.
Parmi les documents désordonnés qu’Ocreatus déballait, Fibonacci reconnut les opérations algébriques de base comme l’addition et la soustraction à l’aide des symboles indiens. Il s’aperçut que ces mathématiciens du bout du monde avaient également mis à jour des logarithmes, des équations linéaires et des équations quadratiques.
Fibonacci était bouleversé. Cette découverte était une révélation. Pourquoi n’apprenait-il l’existence de ce système que maintenant ? Pourquoi Ocreatus n’avait-il pas tenté de faire connaitre cet usage ? Peut-être n’était-il pas convaincu lui-même.
Fibonacci voulu s’assurer de l’utilité de cette numération de position. Pendant les mois qui suivirent il reprit une grande majorité des problèmes qu’il avait formulé et énoncé dans ses cahiers et y appliqua la méthode de calcul indienne. Il s’étonna non seulement de la fiabilité de ce système mais surtout de la rapidité avec lesquels il résolu ses problèmes, notamment ceux traitant des opérations de change, de pesage et de calcul des bénéfices. Il ne comprenait cependant pas pourquoi les musulmans n’avaient pas encore adopté cette méthode. Le coran regorgeait d’instructions exigeant des calculs mathématiques mais on continuait de compter avec les doigts ou à l’aide de règles à calcul. Par exemple, l’héritage était reconnu pour les femmes : « il y a une part pour les hommes et une part pour les femmes. La part de chacun dépend des autres parents et de leurs relations avec le défunt. », déclarait le Coran. Ce dogme nécessitait l’usage des fractions mais était difficilement applicable en l’espèce, faute d’un système numérique adapté. Avec les figures indiennes, ce type de calcul était beaucoup plus facile à résoudre, notamment grâce à l’introduction d’un marqueur décimal, une virgule ou un bâton, qui délimitait les entiers de leur quotient.
Pour aller au chapitre suivant, c’est par ici !