Si les chiffres m’étaient comptés (Chapitre 3)

Une brève histoire des chiffres indo-arabes

Romain Tormen
6 min readJun 23, 2020

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Chapitre III

Fibonacci n’avait pas remis les pieds à Pise depuis son départ à l’âge de sept ans. Quand il y débarqua en l’an de grâce 1200 c’était avec un objectif bien précis en tête : faire découvrir à ses contemporains européens le système de numération indienne. Le commerce de ce côté de la méditerranée était encore bien trop attaché aux abaques, aux bouliers et aux chiffres romains. La majorité des négociants s’épuisaient avec les règles de proportionnalité et les graduations analogiques. Ils n’hésitaient pas à faire appel à un notaire ou à engager un trésorier pour les transactions complexes qui impliquaient plusieurs variables qui jouaient sur les prix. Ces complications rallongeaient alors le temps d’exécution de la transaction, augmentant ainsi les risques de rétractation de l’une ou l’autre partie.

Depuis son voyage à Bagdad, Fibonacci était convaincu d’avoir la solution à ces problèmes. Il revenait à Pise empli d’un optimisme à toute épreuve. Cependant, il était conscient que ses idées seraient vu d’un mauvais œil par l’Eglise qui était toujours très conservatrice face aux nouvelles initiatives, et de manière générale, face à la science. Fibonacci avait donc prévu d’entamer la rédaction d’un ouvrage pratique dans lequel il exposerait d’abord les dix figures indiennes puis leur application dans les opérations de la vie courante. Son objectif était simple, il voulait démocratiser l’usage de ce système en facilitant la vie des marchands et des comptables. Si les acteurs du commerce occidental l’assimilaient pour optimiser leur trésorerie, l’Eglise ne pourrait leur en tenir rigueur et donc s’y opposer. L’Eglise était en effet très dépendante des bénéfices des guildes de marchands et des changeurs de monnaie, si bien qu’elle devrait passer outre ce nouveau système de calcul pour conserver ses revenus réguliers. Fibonacci fit preuve de clairvoyance : retourner à Pise l’aiderait à faire d’une pierre deux coups. Pise était un carrefour commercial incontournable et les habitants y étaient très chrétiens. Cela lui permettait donc d’atteindre à la fois les négociants et l’Eglise. De plus, son père était un membre haut placé de l’Ordre des Marchands, et il n’aurait aucun mal à y introduire ses idées.

C’est en 1202, après plusieurs mois d’écriture qu’il acheva son premier ouvrage qu’il intitula « Liber Abaci », en francais « Libérez l’abaque ». Autrement dit, il présente son œuvre comme étant l’outil qui va permettre d’abandonner le système de calcul actuel. Il y consacra comme prévu une grande partie aux dix figures indiennes qu’il décrit comme des chiffres indo-arabes. Ses premières diffusions à Pise créent un bouleversement majeur. Liber Abaci révolutionne la manière de calculer et fait découvrir au monde occidental les fractions. Mieux, en exposant la simple question : « combien vaut aujourd’hui une somme de cent florins reçus dans un an ? » Fibonacci y introduit également pour la première fois la notion de valeur actuelle, outil décisif dans le contexte militaire et économique tendu qui anime l’Italie. A force de présentations à Pise, en Lombardie et à Florence, son ouvrage rencontre un franc succès. Il faut dire que Fibonacci est un fin pédagogue et que de nombreux copistes, débordés par les commandes, reproduisent en grande quantité le Liber Abaci.

Le Liber Abaci de Fibonacci

Il n’en fallait pas moins pour que l’Eglise intervienne. Mais contrairement à ce que pressentait Fibonacci, c’est en ami que se présente un jour de printemps 1203 un émissaire du puissant archevêque de Pise. L’homme pieux a des projets ambitieux pour lui : il veut en faire un écolâtre afin de donner des cours magistraux et former les futurs clercs et des laïcs de haut lignage. C’est vrai que Rome met depuis peu un point d’honneur sur la formation cléricale. Malheureusement cette rencontre ne survient pas au meilleur moment. Fibonacci avait prévu de se rendre à Cordoue, en Andalousie, un autre joyau du monde musulman. Sa bibliothèque, qui rassemblait plus de quatre cent mille volumes était annexée à une université qui avait lancé un mécénat scientifique, et il était bien décidé à y participer. Mais les mathématiciens se faisaient rares en Italie, et il jugea préférable de rester servir sa cité. De plus, les rigides Almohades qui viennent de prendre le contrôle de l’Andalousie font pleuvoir les persécutions sur les juifs et les chrétiens. C’était peut-être un signe de Dieu, ironisa intérieurement Fibonacci.

Pendant les premières années de ses services à la cour de l’archevêque, il redouble de prouesse intellectuelle en résolvant de multiples problèmes d’arithmétique et de géométrie. Un jour c’est un marchand qui spécule sur le cours de l’or et de l’argent qui souhaite connaitre les formules de conversion. Un autre jour c’est un notable qui lutte avec les notions d’aire et de volume du château qu’il fait construire. Avec le temps, il devient un conseiller privilégié des guildes de marchands qui financent les croisades. Pour assurer leur pérennité financière, Fibonacci leur facilite les opérations monétaires — notamment de change — et optimise leurs activités de prêts et de placement. Alors que la quatrième croisade appareille de Venise pour récupérer les terres « insoumises » entre Zadar et Constantinople, Fibonacci se rapproche de puissants prêteurs de la Ligue Lombarde. Dans un contexte de guerre omniprésent, ceux qui détiennent l’argent, c’est-à-dire les créditeurs, doivent sélectionner avec discernement les débiteurs qu’ils vont appuyer dans leurs conquêtes. Miser sur un seigneur qui n’avait aucune chance de victoire ou peu d’ambition était synonyme de faillite financière. Les travaux de Fibonacci permettent alors de distinguer les retombées économiques d’un choix militaire risqué. Le capitalisme naissant auquel contribue Fibonacci est en émoi. Les guildes de marchands commencent alors à s’organiser en institutions fictives, autrement dit en société, leur permettant ainsi de pratiquer le prêt avec intérêt, chose pourtant totalement réprimandée par l’Eglise sous peine d’être traduit en usurier et d’être envoyé au bûcher. Fibonacci est appelé en renfort car les bénéfices deviennent colossaux et le nombre de personnes impliquées dans ces sociétés rendent les redistributions difficiles. Sans abaque et avec l’aide des dix figures indo-arabes, Fibonacci apporte ce qui manquait au système financier occidental pour progresser. Ses contemporains s’en rendent bien compte. Liber Abaci est dans ce contexte bien plus qu’un traité de mathématiques. Il est le reflet d’un monde en pleine phase de décloisonnement, non seulement intellectuel, mais aussi humain et surtout économique. Cette ouverture à une économie-monde balbutiante met en contact des espaces aux cultures différentes que l’on ne cherche jamais à unifier mais auxquels les marchands doivent s’adapter.

En 1206, motivé par tant d’engouement autour de ses travaux, Fibonacci décide d’approfondir ses recherches sur la théorie des nombres entiers. Alors qu’il prépare un nouveau voyage pour la Provence à la recherche des avancées mathématiques de Gerbert d’Aurillac, moine français devenu pape qui, disait-on, avait déjà introduit la notation positionnelle des chiffres au royaume de France cent ans plus tôt, Fibonacci reçoit une surprenante missive. Un agent diplomatique du pape Innocent III l’informe qu’Henri VI du Saint Empire vient de mourir. Son fils unique âgé de douze ans, Frédéric de Hohenstaufen, vient d’être confié à la papauté. Sur le coup, Fibonacci ne saisit pas le lien entre ses travaux et la mort d’un suzerain aussi puissant ou le fait que sa progéniture fut sous tutelle du pape. En quoi cela le concernait-il, lui qui était si détaché vis-à-vis des religions et des affaires d’état ? Certes, il venait de passer ses dernières années à enseigner les mathématiques à des clercs et avait indirectement contribué à l’enrichissement de corporations dont les desseins étaient discutables mais son dévouement avait toujours été envers la science et le progrès. Les mathématiques sa religion, l’économie son aspiration, s’était-il un jour avoué. Les mœurs des hommes, les conspirations, les guerres et le pouvoir l’avaient toujours désintéressé. Poursuivant la lecture de la missive, il comprit. Le Saint Siège, entité morale qui assure la diplomatie pontificale, a reçu la régence du Royaume de Sicile après la mort d’Henri VI, qui a donc laissé derrière lui la partie méridionale de l’Italie et un fils promis à un futur titre d’empereur. Le souverain pontife avait pris la mission très au sérieux et avait décidé qu’en attendant que l’enfant atteigne la majorité et réclame ses droits de souverain, l’Eglise assurerait son éducation et sa formation. Rome souhaitait secrètement se désigner un allié érudit et pieux, qui reconnusse le clergé à sa juste valeur. Le jeune Frédéric de Hohenstaufen avait donc besoin d’un mentor et on en appelait aux qualités pédagogiques de Fibonacci pour enseigner la science à cet adolescent. Voilà une mission de la plus haute importance qui le fit frémir. Il aimait les défis et, par-dessus tout, il avait là une opportunité insoupçonnée de promouvoir ses méthodes et ses théories à un empereur en devenir.

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Romain Tormen

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