Si les chiffres m’étaient comptés (Chapitre 4)

Une brève histoire des chiffres indo-arabes

Romain Tormen
7 min readJun 30, 2020

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Chapitre IV

En se rendant à Palerme à l’hiver 1206 dans le sublime palais des Hohenstaufen, Fibonacci découvrit un garçon impatient mais bien élevé. Son visage clair et anguleux contrastait avec la souplesse de ses boucles noires. Son nez fort soulignait des yeux vifs qui semblaient percer chacune des pensées de son interlocuteur. Pourvu qu’il ne soit pas aussi malicieux qu’il n’en a l’air s’était dit Fibonacci. Le soir venu, le cuisinier avait préparé un porc cuit à la broche et ouvert une barrique de vin de la région. Aucun mot n’avait été échangé entre les deux protagonistes qui s’étaient dévisagés avec méfiance, craignant une mauvaise tournure de leur relation qui aurait déçu à coup sûr le puissant Saint-Siège.

Le temps passait et Frédéric était plein d’énergie et de bonnes volontés. Malgré la situation préoccupante à laquelle il devait faire face — trésor vide, intrigues entre princes et régents, fomentation musulmane — Frédéric était déterminé, comme conscient de la tâche démesurée qui l’attendait. Il connaissait déjà beaucoup de choses pour son âge, bien plus que certains adultes de son entourage avec qui Fibonacci avait parfois l’occasion d’échanger. Et tout comme son précepteur, Frédéric était passionné par les rudiments du négoce et des mathématiques. Tout comme lui, il passait des journées entières assis près des étagères de la bibliothèque ou dans la chapelle à feuilleter les différents ouvrages qu’il lui partageait, oubliant parfois de manger ou lisant en cachette à la lueur d’une chandelle en plein milieu de la nuit. Tout comme lui, il était ouvert d’esprit mais en garçon bien né qu’il était, avait parfois des sautes d’humeur et montrait des signes d’impatience quand il ne comprenait pas un énoncé ou n’arrivait pas à résoudre un problème. « La connaissance conduit à l’unité comme l’ignorance mène au conflit », avait-il dit un jour sagement à Fibonacci. Mais la connaissance était aussi dans l’action. En moins de deux ans, il avait déjoué la majorité des complots qui se montaient contre lui et avait formé une cour à faire pâlir les meilleures universités. Il s’était entouré d’astrologues, d’anatomistes, de philosophes et de poètes avec qui il conversait sur des sujets aussi épineux que surprenant : l’éternité de l’univers, les attributs de l’Être, l’immortalité de l’âme. Le jeune homme grandissait vite. A quatorze ans, il se maria à Constance d’Aragon, puis devint roi de Germanie trois ans plus tard. Il se déplaçait régulièrement pour administrer son royaume, se rendant à des assemblées de souverains à Nuremberg ou à Augsbourg pour veiller sur les affaires générales et trouver des solutions aux différends qui menaçaient la stabilité de son territoire. Et puis, en 1214, un évènement précipita tous ses plans. Othon IV, grand rival de la famille de Frédéric et actuel empereur, vient de subir une cuisante défaite contre Philippe Auguste à Bouvines. Frédéric ne perdit pas une seconde. Il se rendit auprès des princes de la Souabe et de la Haute Rhénanie avec qui il négocia leur soutien. Fort de ce coup diplomatique bien amené, il récupéra les insignes impériaux à Othon IV, convoqua l’archevêque de Mayence et se fit couronner à Aix-la-Chapelle. Voilà donc Frédéric de Hohenstaufen, devenu Frédéric II en cet an de grâce 1215, roi de Sicile et de Germanie et Empereur du Saint Empire qui, à 21 ans, se place au sommet de la hiérarchie des princes d’Occident.

Fibonacci, en précepteur fidèle et impliqué, avait suivi cette ascension. Il n’y était d’ailleurs pas pour rien. Cela fait près de dix ans qu’il transmet à son jeune élève son savoir et son expérience. Mais il en est conscient, rien de tout cela n’aurait été possible sans l’intelligence et l’avant-gardisme de Frédéric. Son ouverture d’esprit, façonnée par des années d’études, impressionne. Féru de poésie, de mathématiques et de sciences naturelles, sa cour est très représentative de sa personnalité éclectique et curieuse. Ses conseillers ne sont pas des génies militaires ou des hommes influents et redoutés, mais des savants renommés dont les travaux constituent des progrès techniques révolutionnaires pour l’époque, comme ceux de l’astronome écossais Michel Scot qui fut suffisamment séduit par le bagage intellectuel de la cour de Frédéric pour le rejoindre. Fin lettré, le jeune empereur parle le latin, le grec, le sicilien, le normand et grâce à Fibonacci, l’arabe. Cette culture arabe justement, l’anime particulièrement. Il se rend régulièrement en Egypte pour y rencontrer les sultans Ayyoubides et signer des accords de recherche et de négoce. Il s’entretient sur la lutte spirituelle et militaire musulmane, le djihad, et étudie les mœurs des peuples Arabes. Ces observations et son talent diplomatique lui permettent notamment lors de la sixième croisade dans les Etats Latins d’Orient de récupérer la ville de Jérusalem sans une effusion de sang ni combat, et de s’y proclamer roi.

A chaque étape de sa vie Fibonacci avait été présent, profitant des voyages et des visites administratives pour enrichir, lui aussi, son savoir. Quel terrain de jeu formidable pour lui. Frédéric était devenu davantage un ami plutôt qu’un suzerain. Il lui donnait accès aux travaux d’autres scientifiques, achetait des ouvrages méconnus de contrées lointaines, et s’était fait bâtir une immense bibliothèque où il y accueillait toutes sortes de chercheurs.

Cet engouement intellectuel autour de Fibonacci l’avait transcendé. Depuis plusieurs années il se consacrait à un nouvel ouvrage visant à parachever les travaux du Liber Abaci, s’appuyant toujours sur les figures indo-arabes mais davantage tourné vers la géométrie et la trigonométrie. En 1220, alors que Frédéric est appelé à Rome par le pape pour être consacré officiellement empereur, Fibonacci finalise sa deuxième œuvre. Il l’intitule Practica Geometriae et la divise en sept sections dans lesquelles il aborde des problèmes de géométrie plane et de géométrie dans l’espace. Comme dans le Liber Abaci, il y expose des problèmes pratiques, compréhensibles de tous mais solubles par une poignée seulement. Ces problèmes font appel à des équations de second degré, des calculs d’aires et de volumes et des théorèmes grecs, inspirés notamment des Eléments d’Euclide, œuvre incontournable pour les scientifiques de son temps.

Le Practica Geometriae de Fibonacci

Toute la cour de l’empereur est séduite. Fibonacci est couvert d’éloges par les nobles et les prélats de Frédéric, le pape lui-même a fait parvenir un émissaire reconnaissant du travail accompli et de la contribution inestimable de Fibonacci aux mathématiques. Mais l’empereur est réservé. Certes ces travaux mettent en lumière de nouvelles théories et abordent des concepts innovants comme les racines cubiques, mais ils finissent seulement d’approuver la méthode de calcul indienne. L’exigence de Frédéric est frustrante. Il avait fallu tellement de temps à Fibonacci pour coucher sur papier ses idées qu’il ne comprenait pas ces remarques cinglantes. Pourtant, elles n’étaient pas totalement infondées. Il avait repris certains de ses théorèmes et avait répondu à des problèmes récréatifs qu’il avait lui-même formulés. Il avait de nouveau affirmer l’utilité des chiffres indo-arabes mais les avait cette fois-ci appliqués à des calculs géométriques. Ce n’était sans doute pas suffisant, s’accorda Fibonacci.

Déçu mais pas abattu, il se mit à l’œuvre pour rédiger un nouvel ouvrage et réduire au silence les critiques qui résonnaient dans son esprit. Il rentra d’abord à Pise, souhaitant s’éloigner des artifices de la cour et de toute distraction. Il avait besoin de toute la concentration possible pour rédiger ce qui serait l’aboutissement d’une vie et il avait besoin de calme pour expier la profonde déception qu’avait suscité la réaction de l’empereur.

Mais de quoi son nouvel ouvrage allait-il traiter cette fois ? Même si les sujets ne manquaient pas, il était à court d’inspiration. En relisant ses cahiers, il se rappela l’intervention de Jean de Palerme, un fils de comte un peu fringant, lors d’un dîner à Foggia, qui lui avait exposé publiquement la question suivante : « Etes-vous capable de trouver un nombre carré qui, augmenté ou diminué de cinq, fait toujours naitre un nombre carré ? » Fibonacci avait longuement réfléchi mais n’avait pas brillé cette fois-ci. Il avait noté la question sur un morceau de papier pendant que son interlocuteur s’était orgueilleusement rassis, satisfait de ce silence embarrassant.

Il scrutait le bout de papier qu’il avait retrouvé. La question était tout de même bien pensée. Elle impliquait la résolution d’équation à plusieurs inconnues, branche des mathématiques qui relevait de l’arithmétique et de l’analyse indéterminée. L’expression du problème était simple mais les méthodes de résolution pouvaient devenir complexes. C’était ce qui passionnait Fibonacci : la simplicité des énoncés contrastait avec la difficulté des preuves. L’intérêt de la résolution de questions de cette nature résidait rarement dans l’établissement d’un théorème mais plutôt dans le développement d’outils mathématiques dont l’usage dépasse le cadre arithmétique. Les racines carrées et les équations du second degré sont à cet égard très représentatives. Bien que leur interprétation ne fût pas popularisée, elles permettent de s’affranchir des abaques, des bouliers, des règles proportionnelles et des outils d’approximation pour calculer une vitesse, un coût, une distance ou un poids. L’algèbre et la pensée scientifique avaient remplacé les moyens physiques de résolution de problèmes concrets. Fibonacci avait eu l’occasion de se rendre compte de l’impact de ses travaux sur l’économie marchande dans laquelle il baignait depuis son enfance. Il l’avait d’abord appréhendé avec son regard de fils de notaire, puis avec l’ardeur de l’apprenti, la sagesse du voyageur et la logique du scientifique. Ses publications sur le système de notation positionnelle avaient jeté les bases d’un nouvel élan mathématique sur les ruines du système numérique romain. La théorie des nombres, le calcul décimal et la géométrie euclidienne s’étaient considérablement enrichies ces dernières décennies grâce ses travaux. Aujourd’hui, il approchait de la cinquantaine mais avait conservé sa vivacité intellectuelle.

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Romain Tormen

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