“Dans un musée, on peut aborder les débats difficiles par la focale de l’art, et c’est plus sûr”

Ronan de la Croix
of Museion and Men
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7 min readSep 30, 2019

🎙Entretien avec Miriam Newcomer, ‎Directrice de la communication, Musée de Young, San Francisco, USA. (traduit de la version originale en anglais, indulgence🙏)

Cette interview fait partie d’une série d’entretiens avec de multiples parties-prenantes des musées qui parlent avec leur propre voix, sans représenter officiellement leurs institutions. Les mêmes questions sont posées et ont pour but de dessiner une palette d’opinions sur le rôle et l’impact social des musées en France et dans le monde. Si vous souhaitez proposer un intervenant ou enrichir ce corpus, envoyez un petit message !

MUSEI.ON : À quoi sert un musée ?

Miriam Newcomer : Leur rôle est en train de changer. Ce qui fonctionnait depuis deux cents ans ne fonctionne plus. Nous ne pouvons plus nous permettre de ne faire que parler aux visiteurs et pas avec eux.
Aux États-Unis, les musées souffrent d’une perception négative, vus comme élitistes, pour les riches et ayant perdu de vue pourquoi ils avaient été créés à l’origine, permettre à n’importe qui des voir des chefs d’œuvres visibles nulle part ailleurs.

Miriam Newcomer, directrice de la Communication, sur la terrasse du Musée de Young

La mission première d’un musée est de protéger et de rassembler les œuvres afin de les transmettre aux générations à venir. Mais pourquoi j’aime tant l’art ? Car il me fait comprenons la culture, c’est ce qui est là quand le reste a disparu. Nous comprenons les Grecs et les Romains grâce à la littérature ou à la sculpture qu’ils ont laissées derrière eux.
Je pense que les musées américains sont conscients de la nécessité d’apporter un changement fondamental, non seulement dans leurs collections, mais également dans leur programmation, leurs espaces et leurs missions. Mais je pense que tout le monde teste et essaie de faire cela et que personne n’a encore trouvé la bonne formule.

Pour moi, les musées sont des lieux de rencontre pour les personnes et les cultures différentes. Ce sont des lieux où l’on peut parler de choses complexes ou équivoques dans un environnement sûr. Particulièrement aujourd’hui, dans une société aussi divisée qu’aux États-Unis… ou partout ailleurs. Dans un musée, on peut aborder les débats difficiles par la focale de l’art, c’est plus sûr. Les citoyens recherchent désespérément des espaces publics où débattre.

“Les citoyens recherchent désespérément des espaces publics où débattre.”

Musée de Young après sa fondation pour l’Exposition Universelle de 1894

Notre musée, le de Young, a été fondé lors de la Midwinter Fair of California (Sorte d’exposition universelle de 1894, ndlr). Il a été construit non seulement grâce à de riches donateurs, mais également grâce à de nombreuses contributions plus modestes d’habitants de San Francisco.
Nous avons toujours été le musée des beaux-arts de la ville de San Francisco, alors techniquement, ces œuvres ne nous appartiennent pas à nous, mais à tous les habitants de la région. Et la Ville paie une partie de notre budget de fonctionnement et fait partie de notre comité exécutif. Idem pour le Musée Asiatique. Tout le reste, c’est privé.
Nous nous efforçons de représenter tous les membres de notre communauté dans nos collections, expositions, programmes, etc. Dans certains domaines, nous nous débrouillons très bien et dans d’autres, nous avons encore du travail.

Quelle est votre définition de “communauté” ?

Nous utilisons le terme “communauté” pour désigner généralement “les habitants de San Francisco”, mais en réalité, il n’y a pas une communauté mais des communautés. C’est un terme que chacun s’approprie, vous pourriez penser que j’appartiens à telle ou telle communauté, je peux me considérer comme faisant partie de communautés totalement différentes, en fonction de mes intérêts, de ma situation familiale, de mon revenu… N’importe quel signe qui vous fait penser que vous êtes qui vous êtes.

Photo d’écran d’une étude des publics disponible sur tablette

Comment mesurez-vous l’efficacité de vos politiques d’ouverture à ces “communautés” ?

C’est la question à un million de dollars. Les enquêtes et études font partie de la solution. Je pense qu’il y a différentes façons de mesurer avec différents indicateurs. Chiffres de fréquentation, codes postaux, ethnicité, religion, niveau de revenu, âge… Mais la première étape consiste à comprendre qui est votre visiteur pour voir en creux qui ne vient pas. Si nous n’avons pas d’enfants de 2 ans, c’est peut-être à cause de notre politique “poussettes” trop restrictive.

Ensuite, nous essayons de nous assurer que nous avons des espaces, des programmes ou des collections susceptibles d’intéresser différents publics. Nous sommes un musée encyclopédique, donc théoriquement, il y en a pour tous les goûts. Mais nous n’avons pas besoin que les visiteurs aiment tout, si vous aimez tout, vous n’avez probablement pas été assez attentif. Il faut se faire une opinion.

“Si vous avez tout aimé, vous n’avez probablement pas été assez attentif”

Vous disiez que les musées étaient des lieux sûrs, pourquoi ?

Nous avons cet endroit physique où nous représentons différentes opinions via les œuvres et la programmation, nous montrons côte à côte différents artistes pour qu’ils conversent. Nous avons récemment lancé une série d’expositions où l’on invite des artistes contemporains à improviser sur des œuvres classiques. Au Musée de la Légion d’Honneur, notre entité sœur, c’était un dialogue avec Rodin. Urs Fisher a créé des sculptures de cire grandeur nature qui ont fondaient dans la galerie. Les œuvres de Sarah Lucas, considérées comme très vulgaires, représentent très clairement les parties inférieures du corps… La moitié des visiteurs a aimé et l’autre détesté : “comment osez-vous profaner les galeries de Rodin.” Mais du temps de Rodin, ses œuvres étaient aussi scandaleuses, les gens ont tendance à l’oublier une fois que les œuvres, cent ans après, sont admises et admirées. Nous avons fait cela dans l’intention de choquer nos visiteurs pour qu’ils ressentent ce qu’ils auraient pu ressentir devant les Rodin de l’époque.

Dans les collections d’Art des Amériques

Quelle est l’importance du bénévolat au Musée de Young ?

Nous comptons énormément sur nos volontaires qui représente près de 300 personnes. Pour être honnête, notre musée ne fonctionnerait pas aussi bien s’ils n’étaient pas là. La plupart de nos volontaires sont des “docents” (des guides, ndlr), mais dans les faits, vous en trouvez dans tous les départements et à tous les niveaux. Nous avons beaucoup de chance qu’ils soient si engagés et déterminés. Nous avons une personne en interne pour les manager mais ils s’auto-organisent en comités.

Qui sont-ils ?

Beaucoup d’entre eux sont à la retraite ou en semi-retraite, certains ont eu un enfant et ne veulent pas retravailler à temps plein, ou il peut s’agir de personnes ayant des problèmes de visas temporaires. Ils donnent tous de leur temps et de leur énergie pour nous.

Comment ça marche ?

Tout au long de l’année, par exemple, notre “Comité Fleurs” dispose des fleurs fraîches à différents endroits du musée, comme les toilettes par exemple.
Une fois par an, Bouquets to Art, l’un de nos événements de levée de fonds, est entièrement géré par un comité de bénévoles. Lors de la dernière édition, 125 designers floraux ont créé dans les salles des bouquets de fleurs inspirés des œuvres exposées. 40 000 visiteurs en 1 semaine, c’est l’un des événements les plus appréciés de la ville.

Pourquoi ces volontaires sont-ils si engagés ? Qu’est-ce qui les fait venir ?

Chaque individu à ses raisons. En tous les cas nous essayons de donner à chacun ce qu’il cherche. Mais je dirais premièrement le besoin de se rendre utile. Beaucoup de gens aiment aussi passer la journée dans un endroit comme celui-ici. Ils ont également un accès privilégié aux galeries.
Lorsque nos docents font des visites privées pendant l’expo Monet par exemple, imaginez trois personnes entourées de 50 chefs-d’œuvre de Monet… Quel prix donner à cela ?

Vue depuis une salle d’exposition / conférence sur le Musée de l’Académie des Sciences situé juste en face

Quel autre musée vous inspire ?

L’un de mes musées préférés est le Hammer Museum à Los Angeles. C’est un musée d’art, mais ils ont aussi environ 300 programmes publics par an, trois soirées sur cinq par semaine. Ils ont des cycles de conférences, des projections de films ou des événements pour les enfants et restent pertinents sur tous les problèmes du monde actuel. C’est une priorité pour eux, ils gèrent quasiment tout en interne, ils ont investi dans un auditorium, ils ont une équipe audiovisuelle… Le directeur voulait ce lieu de rassemblement et faire que les gens pensent par réflexe « C’est jeudi soir, je veux sortir, il y a toujours quelque chose se passe au Musée Hammer ».

Quels sont les projets pour ouvrir votre gouvernance ?

Nous sommes en train de travailler à de nombreux comités.
L’une concerne la technologie -on est à deux pas de la Silicon Valley : nous avons une exposition qui arrive sur l’IA et nous aimerions qu’ils réfléchissent au rôle ambigu de la technologie dans notre société.
Nous réfléchissons aussi à un Conseil de jeunes de moins de 30 ans.
Nos conseils d’administration ont tendance à être composés principalement de personnes âgées… assez riches pour siéger dans un conseil d’administration ! Mais nos visiteurs sont bien plus divers. Par exemple, nous avons un groupe consultatif d’adolescents qui crée des programmes pour les jeunes tout au long de l’année, ainsi que des événements spéciaux (soirées dansantes, visites guidées spécifiques, groupes scolaires…), et nous les payons pour le faire, comme un job étudiant. Mais nous pourrions aller plus loin. Nous reconnaissons allègrement que nous ne savons pas ce qui les intéresse. Si le musée est vraiment un endroit pour tout le monde, alors les personnes en position de pouvoir et de leadership doivent représenter tous ces groupes.

Exposition Ed Hardy, entrée moitié prix pour les membres tatoués, gratuite pour les tatouages intégraux

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Ronan de la Croix
of Museion and Men

General manager at qqf.fr / Founder of Musei.on / Artistic director at Château Jouvente. History geek, media explorer, wine amateur, royalist. Opinions are mine