De la violence en bande désorganisée

Pour se faire une idée contrastée d’un mouvement, mieux vaut adopter différents points de vue. Voici quelques réflexions sur ma propre expérience de manifestation, d’abord pour le Climat (8 déc. 2018) et avec les Gilets Jaunes — Acte V (15 déc. 2018). Côté bisounours qui contraste avec mes réactions à la vue de la vidéo « immersive » d’un youtubeur d’ordinaire adepte d’Urbex : AdcaZz, ça, c’est pour le côté apocalyptique.

Ronan de la Croix
6 min readDec 22, 2018

La poudrière

La différence formelle entre une manif normale et une marche de Gilets Jaunes, ce sont les pancartes. Leur point commun, c’est qu’à la fin il n’y a rien à faire, pas de CTA (Call-To-Action), pas de CRM (Customer Relationship Management)… Bref, il serait temps de revoir l’UX (User Expérience) des manifs (quelques pistes en fin d’article).

Avec les amis d’Alternatiba et de Greenpeace, on se retrouve entre Yuccies et altermondialistes pour inventer des slogans tordants et cyniques et danser sur un air de batucada. On descend les rues en batifolant, puis on se retrouve sur une place, puis la foule se dissipe pour aller dîner au chaud. Pas de trace de notre passage, pas d’action commune. Impact décevant. Pshhhit.

Les eurotrashs en manif

Avec les Gilets Jaunes, c’est le silence avant l’explosion. J’ai pu constater l’agenda suivant: le matin, quelques ultras-déterminés sonnent le réveil, on s’installe, on papote avec des gens qu’on ne reverra pas, on fomente des itinéraires qu’on ne respectera pas. Puis, de 11h à 16h, c’est familial, bon enfant et sympathique, on a le temps de discuter, de rire avec des gens inattendus et formidables, on a le temps de prendre les petites rues pas encore bloquées par les CRS ou les gendarmes. Après 17h on est entre chiens et loups, la foule se masculinise beaucoup, moins de gilets jaunes et plus de survêtements noirs, sneakers et casquettes américaines. En tête de cortège, de vieux anarcho-syndicalistes roublards excitent de jeunes adolescents en manque d’exutoire, et le reste les suit sans trop savoir. Un groupe veut rejoindre l’avenue des Champs-Elysées, un cordon de CRS les en empêche. De part et d’autre, les gens scandent, insultent, lèvent les bras, tentent leur chance. Des pétards explosent comme pour faire prendre la poudrière. Mouvement de foule qui se recule de 5 mètres en courant, puis se ravise. Le sang froid entre en ébullition.

Des insultes éructées visent particulièrement les mères et les anus des policiers « enculés de fils de pute »

Dans la vidéo d’AdcaZz tournée le 8 décembre, la foule est clairement en tension. Elle se dirige, gorgée d’adrénaline, où la voix de meneurs anonymes leur dit d’aller, des insultes éructées visent particulièrement les mères et les anus des policiers « enculés de fils de pute ». Les cris bestiaux de « Aouh Aouh » contrastent avec la Marseillaise scandée à nombreuses reprises, lui faisant nettement reprendre son sens militaire (« égorger », « sang impur » et tout le joyeux folklore révolutionnaire). Le drapeau est tantôt bouclier tantôt étendard.

Marianne fait gris mine ©AdcaZz

Les pompiers sont tour à tour encensés et insultés (10:12), le même arbitraire schizophrène s’abat sur les voitures et leurs propriétaires (cf : une cinquantenaire en pleurs à qui on fait un passage pour s’échapper des flammes à 12:40), ou l’épicier du coin épargné face aux devantures de banques. On brûle et l’on sauve, on casse et l’on aide, comme au stade anal du petit Ernst (petit-fils de Freud) qui fait apparaître et disparaître une bobine au bout d’un fil. On est enfin en contrôle de quelque chose, et plus les pantins désarticulés du monde qui nous domine.

On est enfin en contrôle de quelque chose, et plus les pantins désarticulés du monde qui nous domine.

Esthétique du plein et du vide

Il y a une certaine esthétique de la manifestation qui peut séduire, je le concède. Je me suis baladé dans les rues sans voitures et admiré les façades tranquilles du 8e arrondissement. J’ai vu des Alsaciens distribuer des roses jaunes aux policiers pour apaiser les tensions et aux manifestants pour embellir leur cortège. J’ai aussi vu les grenades comme des feux d’artifice (connus en Chine pour chasser les mauvais esprits), les fumigènes qui s’en échappent font en tombant comme des traînées de flèches enflammées. Dans la vidéo d’AdcaZz, scène romantique d’un homme seul portant le drapeau. Entre lui et la rangée indistincte et clairsemée de CRS, une nuée lente progresse en silence au-dessus des pavés déchaussés, comme émanant des entrailles mêmes d’une société en ruines.

La rue Saint-Honoré s’est parée de bois © Ronan de la Croix

La vacuité qui règne dans ce mouvement de casseurs est nihiliste et destructrice à la fois, c’est un cri strident qui n’a rien à dire d’autre que la violence intérieure. Comment avoir emmagasiné autant de violence ? Famille ? Conditions sociales ? Fragilité mentale ? Haine de soi ? Ennui ? Idéologie ? Les casseurs ont leurs motivations, plus ou moins conscientes, mais c’est clairement avec une haine désespérée qu’ils s’en prennent à tout ce qui les entoure. Ma grand-mère me demande depuis des semaines : « Pourquoi diable les casseurs détruisent-ils les voitures plutôt que de les voler ? » Je luis réponds « c’est plus facile ». Mais ça marque aussi plus les esprits. Cette violence intérieure, je comprends d’où elle vient, je la ressens moi-même souvent, je l’exprime autrement, d’autres Gilets Jaunes aussi, et réprimandent les casseurs (comme à 7:50). Mais tout ne se vaut pas, les casseurs et les Gilets Jaunes ne sont sans doute pas les mêmes personnes, mais chacun est utile à l’autre. Sans parler de collusion, il existe un accord tacite dont acte le maque de cordon de sécurité autour des cortèges.

« Pourquoi diable les casseurs détruisent-ils les voitures plutôt que de les voler ? » (ma grand-mère)

Non, tout ne se vaut pas. Mais si la comparaison ne vaut rien, l’analogie, elle, vaut un peu plus. Mon professeur d’histoire moderne à la Sorbonne, Olivier Chaline, avait développé cette analogie pour nous faire comprendre la Révolution Française : le ressort. Qui se tend jusqu’à un point de rupture où il reprend sa forme initiale en faisant beaucoup de remous au passage.

Comment manifester en 2019 ?

Pas sûr que la réponse à cette question tienne dans un tuto. Alors que faire avec toute la force du ressort Français ? Sûrement mieux que de brûler des voitures ou détruire le patrimoine.

💡 Les mouvements Extinction Rebellion et Action Non Violente COP21 forment les citoyens à la désobéissance civile et action non-violente pour organiser des événements comme une campagne anti-produits toxiques pour Noël, une campagne de plantation d’arbres ou encore un sitting en face de la Société Générale.

💡 J’avais aussi pensé aux actions suivantes : envoyer nos photos de vacances à des emails de lobbyistes anti-climat (pro énergie fossile, plastique, etc…) pour flooder leurs serveurs ; ou bien distribuer des craies pour que les messages des manifestations soient un peu moins éphémères ; ou encore faire du buycott de Noël pour aller dans les magasins d’artisans plutôt que les enseignes qui exploitent leurs personnels…

Où sont les artistes ?

🎨 Où sont les artistes ? Les déclamateurs de poèmes, troubadours et circassiens ? Les chanteurs et musiciens ? Les peintres et dessinateurs ? les affichistes de mai 68 de l’Ecole des Beaux-Arts ? Cela m’a beaucoup manqué de ne pas avoir, tout au long du cortège, des artistes qui adoucissent les cœurs, transcendent les maux par les mots, rythment la marche et laissent une trace mémorable.

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Ronan de la Croix

General manager at qqf.fr / Founder of Musei.on / Artistic director at Château Jouvente. History geek, media explorer, wine amateur, royalist. Opinions are mine