L’entrepôt de Calais — un modèle de gestion à répliquer

Roxane Julien
11 min readFeb 15, 2019

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Je reviens de 10jours à Calais, à la « Warehouse », où 8 associations (6 anglaises, 2 françaises) ont décidé de partager un entrepôt mais aussi, leurs compétences, leurs ressources et leurs bénévoles pour ensemble apporter une réponse, ou un bout de réponse, à la crise humanitaire des réfugiés qui a lieu là-bas.

L’organisation du lieu, qui, depuis sa création, a vu passer plus de 20’000 bénévoles de quelques heures à plusieurs mois a beaucoup à nous apprendre, et beaucoup de ces enseignements sont réplicables dans d’autres organisations. J’ai noté ces quelques jours ce que j’ai pu. Je le partage ici.

L’accueil des Bénévoles

Chaque matin, à l’ouverture de l’entrepôt, a lieu le brief du matin. Tous les bénévoles se placent en cercle et quelqu’un du Bureau Blanc, bureau qui s’occupe de l’accueil des arrivants (bénévoles, donateurs, etc), se charge de l’animer. Cela se passe en 5parties :

1. Un petit exercice d’étirement pour faire face au froid pour commencer

2. Un mot aux nouveaux pour leur dire de se présenter ensuite au Bureau Blanc pour signer les papiers de l’assurance et avoir un tour du propriétaire

3. Un point sur les nouvelles (évictions de la police, problemes avec un réfugiés, décision prises par les associations, etc)

4. un rappel des règles internes du lieu : la tolérance et le respect sont les maîtres mots. Aucun racisme, sexisme, intolérance aux LGBT, etc ne sont acceptés. Le fait de le rappeler rend ces messages plus fort et plus présents. C’est très marquant. On rappelle aussi que si quelqu’un se sent mal à l’aise pour l’une de ces raisons, il peut réagir seul ou en parler à quelqu’un du Bureau Blanc ou du Bureau Jaune (le bureau qui s’occupe de la vie des bénévoles)

5. La présentation des tâches du jour : Peut importe par quelle association s’est inscrit un bénévole, une fois qu’il entre dans l’entrepôt, il fait partie du tout et peut aider à n’importe quelle tâche. Un responsable prend donc la parole pour expliquer rapidement ce qui les attend aujourd’hui et combien de personnes ils ont besoin.

Après la reunion, tout le monde se disperse et va dans un des pôles où a lieu le briefing plus précis. Ce qui est remarquable c’est qu’aucune des tâches ne nécessite une expertise. La “Warehouse” accueille tout le monde, sans qualification et sans minimum de temps (sauf pour les associations Women Center et Refugee Youth Service). On apprend assez vite et au bout de 2 ou 3 mois on peut devenir responsable pour à son tour encadrer les bénévoles dans ce pôle là. La répartition des bénévoles court terme (quelques jours), moyen terme (quelques semaines) et long terme (quelques mois) se fait naturellement bien. Beaucoup arrivent pour quelques jours et se retrouvent à rester des mois.

Voici la liste des pôles :

La cuisine

La cuisine est une cuisine industrielle, soumise à des règles d’hygiène et de sécurité. Elle prépare en moyenne 1200 repas par jour et 2000 le jeudi (distribution supplémentaire).

Ils ont besoin en moyenne de 10 à 15 bénévoles en plus des responsables. On peut couper des légumes, nettoyer les plats, préparer le thé chaud, etc. Les bénévoles responsables s’occupent eux des recettes et de la préparation sur le feu. Presque rien ne cuit au four. Les plats se ressemblent tous les jours. C’est souvent un curry avec du riz, car il faut pouvoir cuisiner rapidement, autant de repas, qui se servent facilement en distribution et qui plaisent à plus de 28 nationalités différentes. Le défi est donc de taille.

La cuisine est nettoyée tous les soirs et de fond en comble (sols et murs) 2 fois par semaine.

Les ingrédients sont principalement achetés en gros avec le budget de l’association.

La tâche principale consiste donc à couper les légumes. Oignons, ail, salade, croutons de pain, pommes, etc. Malgré le volume, les recettes sont sophistiqués.

panorama de la cuisine
cuisson du riz
taille des cuillères pour remuer — 1m50 de haut !

La préparation de la distribution

2 associations font des distributions. Chacune est responsable d’un certains nombre de points de distribution. Chacune va donc toujours aux mêmes endroits. RCK distribue plusieurs centaines de repas en même temps. Elle ne distribue donc que les repas. Utopia 56 est en charge de points plus petits et distribue donc en même temps des vêtements, des produits d’hygiène et de l’électricité (groupe électrogène pour charger les téléphones et connecter une box wifi).

Utopia 56 a donc une liste de tous les éléments dont elle a besoin. Chaque matin, on compte ce qu’il reste de la veille et on complète pour avoir tous les soirs les mêmes éléments. Sauf certains produits d’hygiène qui ne sont réapprovisionnés qu’une seule fois par semaine.

Sont aussi préparés des Kit de Nouveaux Arrivants qui comprennent une tente, un sac de couchage, une couverture de survie et un matelas, qui sont distribués à tous ceux qui arrivent à Calais pour la première fois. Une quarantaine sont préparés par jour.

Préparation cuisine et hygiène
Préparation Vêtements (en fonction des disponibilités et de la température)

La distribution

Côté vêtements il faut distinguer 3 cas : ceux dont on dispose en grande quantité qui sont distribués facilement, ceux qui ne sont disponible qu’en moyenne quantité qu’on distribue au cas par cas selon des critères; et ceux dont les quantités sont trop faibles qu’on ne distribue pas pour éviter un sentiment d’injustice ou de favoritisme à ceux qui ne pourraient en avoir.

Les chaussures par exemple sont “rares”. Une voiture vient donc une 1ère fois à midi pour prendre les commandes. Elle vérifie que leschaussures sont cassées. Les chaussures mouillées ne sont pas remplacées car il n’y en a pas assez. On prend la commande, on passe à l’entrepôt en chercher puis on revient les apporter. Les vieilles chaussures sont récupérées pour être sûrs d’éviter des trafics.

Avant la distribution du soir, un brief est fait pour rappeler les règles de sécurité et le contexte actuel (problèmes, relation avec la police, individus à surveiller, etc.). Il existe plusieurs règles de sécurité entre les bénévoles :

  • le feu tricolore permet d’exprimer si ça va ou s’il y a un problème. Rouge on d écolle, orange, on fait attention. Vert ok.
  • Avez vous vu Gary? Gary est synonyme de problème. Si on voit quelqu’un en difficulté on peut lui poser la question. S’il répond oui, alors on peut s’esquiver discrètement discuter du problème. S’il répond non, il peut à son tour poser la question, pour savoir si ce n’est pas lui qui a un problème.
  • « Je ne me sens pas bien, je veux rentrer ». Signifie qu’on a vu quelque chose qui mérite de partir. Les volontaires ont toujours la priorité sur la distribution. Si ça ne va pas, on décolle. Le van est toujours en position de départ facile. Peu importe le matériel.

Pendant la distribution, on évite les attroupements. On évite aussi surtout les comportements trop proches, les questions personnelles aux réfugiés et les comportements qui pourrait faire penser à du favoritisme.

Une équipe de coordinateur conduit entre les 2 points de distribution et peut, par exemple, à tout moment aller chercher un kit de nouveaux arrivants si quelqu’un de nouveau se présente. Ils ont aussi les contacts des autres associations de l’entrepôt si quelqu’un demande des infos sur la demande d’asile par exemple (The Legal shelter) ou si la personne est mineure (Refugee Youth Service).

Après la distribution, on fait un débrief où on parle de ce qui est allé, de ce qui est moins allé et de ce que nous ont raconté les réfugiés. Un groupe whatapp existe pour peremttre à chacun de faire un suivi de jours en jours.

Le tri des dons

Les dons arrivent souvent dans des sacs. On les dépose dans l’entrepôt ou un pré tri va être fait : vêtements homme, femme, enfant, chaussures homme, femme, enfant et literie (tentes, sacs de couchage, couvertures etc).

Ensuite, on trie :
une première personne vérifie que le vêtement ,n’est pas sale, sinon il sera lavé ; n’est pas troué, sinon il sera recousu ou n’est pas trop abimé, sinon il sera mis de côté pour le recyclage de tissus (externalisé).

Tri — étape 1

un 2eme tri est fait pour vérifier qu’il ne fait pas partie de la liste des vêtements non désirables. Les réfugiés ont froid, ils sont poursuivis par la police et beaucoup veulent passer en Angleterre avec des passeurs. Ils cherchent donc des vêtements chauds, légers, sombres, qui sèche rapidement. On évite donc les couleurs criardes, les messages texte qui évoquent le sexe, la drogue, des pays (qui pourraient être pris comme preuve en tribunal), les vêtements trop long ou trop lourd qui sèchent mal (cuir brut, velours etc).

Tri — Etape 2

un 3eme tri est fait pour mesurer la taille et être réparti dans le bon bac. On ne se fit pas au taille inscrite sur les vêtements. Nous avons notre propre échelle de S,M,L en fonction de la largeur que nous mesurons. POur les Tshirts, pulls et vestes, on mesure sous les aisselles

planche de mesure

On place ensuite ca dans des bacs qui une fois plein, sont comptés et vidés dans des contenants encore plus grand ou les associations se servent pour effectuer la préparation des distributions.

Petits bacs par taille
grands bacs par taille
Comptage manuel avant d’être informatisé pour une vraie gestion des stocks

Les vêtements refusés au 2nd tri sont soit donnés à d’autres associations soit parfois repris par des bénévoles en angleterre qui les vendent au kg à des grossistes. Un « charity shop » existe aussi sur place pour les bénévoles puissent acheter de ces affaires.

Parfois quand on récupère des trucs très chers (Gucci, sac de couchage à 400€, etc) on les revend sur eBay, et on achète d’autres matériel avec.

Ce système de tri de vêtements existe aussi pour les chaussures (on trie par taille) et les affaires de literie (couvertures fines, epaisses, tentes, sac de couchage, etc)

literie à trier
Literie triée
Sacs de couchage et matelas
Chaussures à trier
Tri des chaussures avant de les placer dans les box derrière

Retour des affaires

Nous trions des affaires déjà portés par des réfugiés dans 2 cas :

  • Les réfugiés ont réussi à passer en Angleterre et on nous ramène leurs affaires
  • Ils se sont fait gazés par la police et les affaires, pleines de gaz qui piquent les yeux sont inutilisables.

Dans ces 2 cas, on récupère les affaires, on les enferme dans des sacs plastique 72h pour tuer les microbes de la gale puis on les lave et ils repartent en tri.

La scierie

En hiver du bois est distribué pour que les migrants puissent se réchauffer le soir quand les températures sont négatives. Des palettes, récupérées grâce à des partenariats locaux, sont découpées en parcelles de 30 cm.

Le bois est distribué dans des grands sacs de malt, sucre ou autre qu’ils récupèrent à chaque distribution : on ne laisse que le bois. Une équipe désassemble des palettes, un autre aplatit les clous, ensuite on fait des tas de bois qui sont sciés en bouts de 30cm de long approx. Du bois plus long à brûler est souvent acheté pour compléter sinon le feu ne dureraient pas longtemps. Des sacs, à composition variable entre bois de palette et bois dur est préparé en fonction de la météo ou du bois dispo et distribué tous les jours.

désassemblage de palettes

Les ateliers de formation

En prévision des séjours long terme des bénévoles, des cours ont lieu régulièrement pour faire de la formation continue. Un planning affiché à l’entrée offre le programme.

Celui sur la « distribution terrain » a lieu 2 fois par semaine et est obligatoire pour qui veut distribuer. On y voit les choses à faire et à ne pas faire, les risques majeurs auxquels on est confrontés, comment les minimiser d’un côté et les reporter d’un autre.

A faire / A ne pas faire
Les risques

Mais aussi d’autres ateliers où je ne suis pas allée : premiers secours, description des corps de police français, droit des bénévoles, formation légale sur le droit d’asile en France, que faire pour les réfugiés après, etc.

Le bien être des bénévoles

Le bien être des bénévoles est central dans le fonctionnement. Il existe donc plusieurs canaux d’aide :

  • Debrief après les distributions
  • le Bureau Orange est disponible toute la journée pour venir parler de ses ressentis
  • une cellule Psy pour les bénévoles a lieu tous les vendredis. Recommandé pour les bénévoles au delà de 2mois. Des psy viennent 3h sur rdv à l’entrepôt
  • Le Solidarity Support Network : des psychologues sont disponibles pour le “trauma du retour” par mail, Whatsapp et Skype
cellule bien être
Solidarity and Support Network

Le coin bénévoles de l’entrepôt

Il s’agit d’un evier, d’un coin café et thé et des toilettes mais les murs sont bombardés d’informations. On y trouve :

  • de l’information sur les migrations
  • des petites annonces
  • des infos sur les asso
  • la présentation d’autres initiatives
Présentation des associations présentes
Information sur les violences policières
Information sur les pays d’origine des réfugiés
Information sur les rapports d’incidents
Relai d’initiative partenaire
Relai d’initiative partenaire
Message d’un ancien bénévole invitant les bénévoles à faire une pause à Londres

Et le reste

A noter aussi :

  • Une fois par semaine les coordinateurs de chaque associations de Calais et Dunkerque se voient pour discuter. Ne sont pas acceptés les assos en lien avec l’Etat
  • La caravane des médias fait de la matière pour les réseaux sociaux. Plaidoyer, fundraising etc
  • L’été il y a beaucoup (trop) de bénévoles mais quand un quota a été installé, les dons d’argent, de matériel et la présence de bénévoles dans les périodes creuses a énormément diminué. Ils l’ont donc enlevé.
  • Les bénévoles dorment là ou ils peuvent. Les associations louent des bungalows à l’année dans un camping à 15min de voiture. Le matin et le soir des trajets en commun sont organisés avec les véhicules disponibles. Des citoyens hébergent aussi certain bénévoles. remarquable

Conclusion :

De nombreuses techniques d’organisation sont a réutiliser. POur de la gestion de réfugiés mais pas que. La façon dont les associations se sont mises en commun, se répartissent le travail et s’organise sur un seul et même lieu est remarquable. Au plaisir d’en discuter.

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