Cher Stéphane,

Samuel Laurent
9 min readNov 4, 2014

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Stéphane Soumier n’est pas un “journaliste en culottes courtes” ni un “morveux” : Il est rédacteur en chef de BFM Business, ancien grand reporter à Europe 1. Tous les matins, il interviewe des patrons, des créateurs d’entreprise. Il vit avec son temps, également : il tient un blog, EcoVibes, et est actif sur Twitter, où il sait être drôle et incisif.

Stéphane Soumier aime l’innovation. Mais pas partout. Par exemple, Stéphane Soumier n’aime pas le fact-checking. Ni les Décodeurs. Il le dit, souvent. Sur son blog, sur Twitter, et même à la télévision.

J’ai commis l’erreur d’accepter un débat avec Stéphane Soumier, à Medias le Mag sur France 5. Pas sur le fact-checking, mais sur le fait de vérifier les propos des journalistes. Du moins était-ce le prétexte. En réalité, on a eu droit au procès en règle du fact-checking.

Je ne suis pas un grand familier des plateaux télévisés, contrairement à lui. Je ne sais pas réagir en direct comme il le faudrait. J’ai donc dû, un peu interloqué, supporter de me faire traiter de “fossoyeur du journalisme”. Je suis resté poli, souriant, j’ai essayé d’expliquer.

Depuis longtemps, nous laissons M. Soumier mener sa croisade contre nous, sans réagir. Vieille règle de l’internet : ne nourrissons pas le troll. Cette fois encore, j’ai laissé faire. Après tout, la meilleure preuve de ce qu’on fait, elle est dans nos articles. Et on ne peut pas plaire à tout le monde.

Mais tout de même, ce “fossoyeur du journalisme”, je l’ai gardé en travers de la gorge. Et puis, lundi matin, de retour de vacances, voilà que Stéphane Soumier en remet une couche. Une de plus. Cette fois c’est une interview. Et cette fois, on confine au ridicule. Alors on va faire une exception. Et répondre.

Cher Stéphane,

Après la télévision, après le blog, après les tweets, voilà que tu continues à nous attaquer, cette fois dans une interview.

Ne me fais pas dire ce que je ne ne m’apprête pas à écrire : nous critiquer est ton droit, bien entendu. Nous n’avons jamais prétendu être irréprochables, ni représenter la forme définitive et ultime du journalisme. Nous insulter, par contre, j’apprécie moins.

Alors je vais finalement prendre la peine d’expliquer, une fois pour toutes. Stéphane, cher confrère, je vais me permettre de te fact-checker un peu, puisqu’on ne sait faire que cela, nous autres les fossoyeurs en culottes courtes.

1. Le “data-checking”, ça n’existe pas

Première phrase, premier “facepalm”, comme disent les jeunes de l’internet qui enterrent le métier. Tu dis :

“Il faut bien faire la différence entre ce que l’on va appeler fact checking et data checking. Je n’ai aucun problème avec le fact checking, c’est-à-dire savoir si Nicolas Sarkozy était bien devant le mur de Berlin quand il est tombé. Là, évidement le journaliste peut apporter une réponse claire en enquêtant. Alors que le data checking pose souci. La remise en cause systématique de l’ensemble des chiffres ou des données statistiques qui sont apportés dans le débat public est compliquée”.

Le “data checking” ? Voilà une innovation majeure. Personnellement, je connais le fact-checking, vérification des faits, et son histoire : dans la presse américaine des lointaines années 60, on demandait à une tierce personne de vérifier les affirmations et citations recueillies par un journaliste pour son article. A la faveur des campagnes présidentielles américaines, dès Reagan, mais surtout à partir des années 2000, la logique a été étendue aux propos des candidats, puis des politiques.

Je te conseille cette étude qui relate assez bien l’histoire de cette pratique.

Le fact-checking est arrivé en France avec la rubrique Désintox de Libération en 2007. Depuis, il s’est assez largement répandu, notamment chez nous, aux Décodeurs, depuis 2009, avec comme premier moment de gloire le fameux coup du Mur de Berlin de Sarkozy. Même toi, tu accueilles — pas de gaité de coeur, je suppose—un chroniqueur, Jean-Charles Simon, qui fait du fact-checking.

Le datajournalisme aussi, je connais. Il s’agit d’utiliser des données et leur représentation graphique au service de l’investigation, du journalisme. Par exemple ici, ou .

Mais le “data checking”, ça j’avoue que je découvre. En cherchant sur Google (j’en suis désolé, Stéphane, je me sers de cet outil, je sais que j’aurais sans doute dû aller interroger des gens dans un bar, sur le terrain, à l’ancienne), je trouve une méthode de validation de données ou un outil de psychologie du travail.

En clair, tu viens d’inventer une pratique journalistique qui n’existe pas, pour mieux estimer qu’elle est scandaleuse. Personnellement je ne fais pas de “data checking”. Et personne d’autre, à ma connaissance. D’ailleurs, j’estime faire du journalisme. Mon employeur aussi.

Si je traduis ta pensée, on peut vérifier un fait, mais pas un chiffre. En gros, on a le droit de dire que Nicolas Sarkozy n’était pas à Berlin le jour de la chute du Mur, mais si Marine Le Pen affirme que 40% des étrangers sont au chômage en France, alors que c’est tout aussi faux, on ne dit rien ?

2. Journalistes en culotte courte ?

On continue la lecture de l’interview.

“Cette mode du fact et data checking amène les journalistes à se poser en juge de paix. C’est d’une arrogance inouïe ! Quand vous lisez la charte des décodeurs du monde, c’est ahurissant de penser qu’avec Google, trois bases de données statistiques, un ordinateur et quelques jeunes journalistes en culottes courtes, on va aller contester les chiffres qui sont apportés par tel ou tel responsable politique”.

Passons sur les “journalistes en culotte courte”. Stéphane, cher confrère, j’ai 34 ans, je vais sur mes dix ans de carrière et voilà bien longtemps que je ne mets plus de “culottes courtes”. Tu sais, depuis que je fais ce job, j’ai eu droit à “pakistanais de l’info”, “geek blafard”, etc. Et au procès en jeunisme, inévitablement aussi. Je sais que l’âge passe souvent pour une qualité intrinsèque dans ce pays, mais cette accroche, franchement…

On ne se pose pas en “juge de paix”, cher Stéphane, lorsque le premier ministre affirme que le barrage de Sivens va fournir de l’eau à la ville de Montauban, alors que c’est faux, et qu’on l’écrit. On fait simplement notre job. On tente de distinguer le vrai du faux, et de relever les intox. Avec évidemment des imperfections, avec évidemment des biais inévitables. C’est précisément ce qu’on dit dans notre charte, au point 1, dont je sais qu’il te fait souci : “Nos articles sont construits avant tout autour de faits les plus objectifs possible”. Les plus objectifs possibles.

3. Contester ce que disent les politiques, c’est “ahurissant” ?

Je poursuis sur le gros morceau :

“Ahurissant de penser qu’avec Google, trois bases de données (…) on va aller contester les chiffres qui sont apportés par tel ou tel responsable politique”.

“Ahurissant”, le mot est juste. On devrait donc laisser Nicolas Sarkozy expliquer que “5% des délinquants font 50% de la délinquance” sur la foi d’une étude datant de 15 ans, portant sur des mineurs, et ne disant pas vraiment cela ?

On ne devrait surtout pas contester les fantaisies du patron du Medef qui assure que supprimer deux jours fériés permettrait de créer un point de croissance, quand rien ne permet de le dire ?

On devrait laisser Ségolène Royal affirmer tranquilement qu’Ecomouv, société qui devait piloter la collecte de l’écotaxe, en “détournait 40%” à destination de l’Italie, quand c’est triplement faux ? Ou qu’on va “taxer les camions étrangers” alors que les règles européennes l’interdisent ?

Et au-delà, quelle vision du journalisme as-tu donc, Stéphane, pour nous dire sans ciller que notre rôle n’est pas de “contester les chiffres” apportés par les politiques ? Vérifier l’information, l’expliquer, ne pas prendre une déclaration politique pour argent comptant, c’est le coeur de notre boulot. En tous cas du mien.

4. Expliquer que les choses sont plus compliquées qu’un slogan, c’est “d’une arrogance inouïe” ?

Je poursuis sur ton exemple sur les créations d’emploi :

“si on voulait bien regarder les choses, on verrait que la France est en création nette d’emplois mais personne ne dit cela.”

Tu devrais lire un peu plus Le Monde, Stéphane, et d’autres confrères. Tu y apprendrais des choses. Par exemple que les créations nettes d’emploi sont très faibles, concernent surtout des postes en intérim, et que l’industrie, par exemple, continue d’en détruire. C’est sans doute pour cela que “personne ne le dit”.

Comme tu le dis par ailleurs, la vérité n’est pas dans le chiffre. La vérité, c’est que ces créations ne sont ni massives ni durables, et ne traduisent pas de reprise. C’est toutes ces nuances qui sont intéressantes, pas de produire une statistique pour en contrecarrer une autre.

C’est un peu comme cette fois où nous avions vérifié une phrase d’Hervé Mariton, qui disait “La France est le pays qui travaille le moins, par semaine, par an, et tout au long de la vie”. On a passé deux jours à reprendre les diverses études comparatives sur le temps de travail pour expliquer que c’est compliqué à compter, le temps de travail, mais qu’aucune étude ne disait cela.

Tu étais très fier, pourtant, d’aller dénicher, au gré d’un (énième) clash sur Twitter, une stat qui pouvait laisser dire le contraire, celle du rapport entre heures travaillées et population totale. Oubliant au passage que rapporter le temps de travail à la population totale, dont les enfants en couches et les personnes âgées dépendantes, ça ne veut pas dire grand chose. Et que c’est sans doute pour cela que personne ne prend cette stat en référence.

C’est aussi ce qui s’est passé quand tu t’es attaqué à nos confrères de Libé Désintox sur cette histoire de Jean-Pierre Elkabbach et de suppressions d’emploi. Je ne rentre pas dans les détails, Arrêt sur Images a assez bien expliqué qu’en voulant prouver que Libé se plantait, tu t’étais toi aussi pas mal planté : 20% d’un échantillon local de chômeurs, ça ne fait pas 30% de tous les chômeurs.

C’est un peu cela que j’ai essayé de t’expliquer, à la télévision. Que la vérification des faits, c’est généralement expliquer que les choses sont un peu plus compliquées, plus nuancées, que ce que dit le politique. Que quand François Fillon évoque le fait que le budget continue d’augmenter en valeur absolue, il a raison si on s’en tient au chiffre et rien qu’au chiffre, mais qu’il utilise une méthode de comptage un peu malhonnête, et que si on compte comme il le fait, le budget augmente en valeur absolue tous les ans depuis 50 ans.

Et surtout que notre boulot à nous, c’est de ne pas laisser les politiques balancer des simplifications extrêmes, mais justement d’essayer d’entrer dans les détails, dans la complexité, et de rendre tout cela accessible au plus grand nombre.

Vois-y “une arrogance inouïe”, si tu veux. J’y vois une tentative de nous réconcilier avec un public — tes “clients” — lassés par des décennies de complaisance avec le politique, de désinformation et de morgue journalistique.

5. La paille et la poutre

C’est un peu comme dans ta phrase suivante sur nous — pas celle où tu traites les étudiants du CFJ de “morveux”, la suivante — celle où tu dis :

“ Les Décodeurs » ont par exemple attaqué Michel Onfray sur le thème : « Il fait de la psy de comptoir » suite à son twit « On apprend plus à lire et à écrire”.

Là aussi, tu t’es arrêté au titre.

Ce qu’Onfray disait c’est “ Et si, à l’école, au lieu de la théorie du genre et de la programmation informatique, on apprenait à lire, écrire,compter, penser ?”.

Ce qu’on contestait, c’était justement une phrase d’un simplisme caricatural, qui laisse penser qu’à l’école on a remplacé l’apprentissage de la lecture par la “théorie du genre” et la programmation informatique. Ce qu’on a essayé de dire, c’est que les apprentissages fondamentaux ont été plutôt renforcés ces dernières années, que les études de genre ne sont pas enseignées à l’école et que la programmation informatique non plus. Bref, que la réalité était un peu plus nuancée que dans la saillie de Michel Onfray.

J’ai aussi essayé de te dire ça : aux Décodeurs, le fact checking représente moins du tiers de notre production. On fait bien d’autres choses, notamment un gros boulot d’explication, en essayant de rentrer dans les sujets compliqués et de les rendre accessibles.

Et on est une rubrique au sein d’un journal, qui s’appelle Le Monde, et qui publie des enquêtes, des reportages, des interviews, des tribunes… Tout cela c’est du journalisme. Ce sont des formes diverses de journalisme. Et mon journal les pratique toutes. Y compris du datajournalisme, y compris du fact-checking ; pas encore de data-checking, je te l’accorde.

Ce que je trouve le plus ironique, dans tout cela, c’est que tes critiques seraient plus justifiées si tu ne passais pas ton temps à faire ce que tu nous reproches.

De la simplification en chiffres ? Tu la revendiques sur ton blog.

De la prise de partie ? Il suffit de te lire sur Twitter.

Et c’est ton droit. Et il ne me viendrait pas à l’idée de venir te donner des leçons de journalisme ou de déontologie. C’est ta vision du métier, elle plaît à ton public, tant mieux : il y a de la place pour tout et pour tout le monde.

Ce que je trouve un peu triste dans ta croisade depuis deux ans, Stéphane, c’est finalement ce qu’elle révèle de plus profond : tu n’as de cesse de vanter l’innovation, de glorifier les capitaines d’entreprise et les créateurs qui font avancer le pays et le monde. Mais tu as beaucoup de mal à accepter que le journalisme puisse évoluer, lui aussi. Et c’est dommage.

Accepte tout de même mes salutations, cher Stéphane. Confraternelles, même.

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Samuel Laurent

Journaliste et aimant à trolls @lemondefr. Responsable (et coupable) des @decodeurs : vérifications, contexte, données