“La nature reprend ses droits”: Le coronavirus est-il vraiment la vengeance de Gaïa?

Sebastien Dutreuil
21 min readJun 4, 2020

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La pollution de l’air liée au trafic routier diminue, les canaux de Venise sont redevenus limpides, les rorquals se rapprochent des côtes à Marseille, les oiseaux chantent à Paris, les loups sont entrés en Normandie, et j’ai aperçu deux chevreuils et un mulot au coin d’un champ. Autant de signes qui ne trompent pas et qui mènent à une conclusion inévitable : grâce au virus, la Nature reprend ses droits. Dans le même temps, « les humains » dont les activités sont censément à l’origine même de l’épidémie, ont dû mettre à l’arrêt une part considérable de celles-ci, et cela est vu comme un juste effet boomerang : en conséquence de leur hubris passée et des dégâts qu’ « ils » ont infligé à la Nature, « ils » meurent sous l’effet du virus. « Ils » payent le tribut permettant à la Nature de reprendre ses droits : c’est Gaïa qui se venge. On a ainsi vu fleurir dans divers journaux et media l’idée que les humains seraient le virus de la planète et l’épidémie le vaccin. Quel sens donner à ces interprétations de l’épidémie et à la manière dont est conçu le lien entre épidémie et questions environnementales ?

Une interprétation littérale, mais trop superficielle, de ces discours, consisterait à se focaliser sur la personnification de la Nature — s’il y a vengeance, il y a intentions ; et d’ailleurs Gaïa ne renvoie-telle pas à une déesse ? — et à progresser dans un espace de discussion dont les coordonnées sont données par les anthropologues et les historiens de la philosophie : notre conception moderne et occidentale de la Nature, héritée d’une tradition philosophique remontant à Bacon et Descartes, empêche de considérer des entités non humaines comme des personnes, comme le font par exemple les cosmologies animistes. Je voudrais montrer ici que les enjeux scientifiques, philosophiques et politiques importants soulevés par les discours de la « vengeance de la nature » se trouvent en fait ailleurs : l’idée que la « Nature se venge » repose sur une conception normative de la « Nature » et de la place des humains ; pointe l’existence d’un problème pathologique dans ce rapport ; véhicule une idée bien particulière des responsables de ce problème et présuppose qu’une solution « naturelle » viendra le régler.

Définition du cadre du débat : vengeance de la nature et Gaïa

(i) Catastrophe naturelle ou vengeance de la nature ? Une responsabilité humaine

Si certains évènements sont volontiers interprétés comme des « vengeances de la nature » (le changement climatique, l’épidémie de coronavirus), et non comme de simples « catastrophes naturelles » (comme des tremblements de terre dévastateurs, des tsunamis ou des éruptions volcaniques dramatiques), c’est parce que dans ces cas-là, et non dans ceux-ci, on peut déceler une responsabilité humaine comme étant en partie à l’origine de l’évènement.

Bien sûr, il se trouvera toujours des cas plus difficiles à interpréter : la sismicité induite par la fracturation hydraulique des pétroliers, la modulation de l’intensité des évènements météorologiques extrêmes sous l’effet du changement climatique, etc. Et même lorsqu’aucune responsabilité humaine ne peut être mise en cause comme étant à l’origine d’une catastrophe naturelle, les dommages causés ne dépendent jamais uniquement de propriétés qui seraient purement « naturelles », mais toujours aussi d’arrangements proprement humains et d’associations complexes entre les humains et le monde naturel (la disposition géographique de l’habitat, les propriétés antisismiques des bâtis, les mesures prises avant et pendant l’évènement, les stocks de masques et la structure du système de soin, etc.).

Dire que Gaïa (ou la Nature) se venge, c’est donc pointer l’existence d’une responsabilité, ici humaine, à l’origine du mal qui nous accable. Contrairement à ce que cette métaphore semble dire littéralement, l’enjeu principal ne réside donc pas dans la question de savoir si la Nature a bien une volonté mais dans les volitions (et donc les responsabilités) proprement humaines à l’origine de cette réaction de la nature.

(ii) La vengeance de Gaïa quand l’équilibre est perturbé ; la colère divine quand une loi de la nature est violée.

Telle qu’on la voit formulée dans des expressions d’opinion, l’idée que la Nature se venge hérite d’une longue tradition de pensée, théologique, concevant la Nature comme étant en équilibre.

La formulation la plus célèbre de l’idée d’un « équilibre de la nature » se trouve chez le naturaliste Linné. Dans l’économie linnéenne de la nature de la fin du XVIIIe siècle, l’ensemble des êtres naturels, créés par Dieu, ont une fonction qui leur est assigné. La diversité des rôles remplis par les êtres vivants permet ainsi de maintenir constante la proportion entre les espèces du « globe terraqué », et d’éviter toute prolifération chaotique: les insectes ont été créés pour limiter la prolifération des plantes ; « Les chauve-souris, les tamanoirs et les pangolins détruisent les insectes qui s’y trouvent en grand nombre »[1] ; et « L’ homme, en tant qu’ultime et suprême serviteur, qui peut faire servir presque tout à ses besoins et à ses intérêts, conserve aussi la proportion instituée par la nature ; même les plus grands cétacés dans les mers peuvent difficilement fuir sa puissance ». Au sommet de la création, l’Homme domine donc jusqu’aux rorquals méditerranéens.

Comme le fait remarquer si justement Lorraine Daston[2], l’idée d’une « vengeance de la nature » ne doit pas être historiquement comprise comme une sécularisation de l’idée théologique d’une « colère divine », puisqu’elle a été initialement élaborée par la théologie elle-même : l’équilibre linnéen de la nature a initialement été créé par Dieu, et se maintient du fait même de sa constitution initiale. L’idée d’une vengeance de la nature est donc bien, comme la colère divine, une idée théologique.

Mais sans doute faudrait-il encore distinguer entre le schème théologique qui nous intéresse ici — la vengeance de la nature — et celui de la colère divine. Les chaînes causales qui lient un acte « contre nature » ou violant une loi de la Nature au châtiment manifestant la « colère divine » sont souvent mystérieuses ; et pour expliquer le châtiment il faut, aux causalités naturelles, ajouter des interprétations sur la volonté divine — la destruction de Sodome et Gomorrhe en est sans doute l’exemple le plus emblématique.

Par contraste, les chaînes causales qui lient une vengeance de la nature et une violation de l’équilibre initial sont purement mécaniques et naturelles. « L’Homme est soumis aux mêmes lois de la nature » et il faut envisager « une force de la nature et une loi » qui le répriment nous dit Linné: « Il est certain que les Maladies contagieuses font la plupart du temps plus de ravages dans les lieux plus populeux et peut-être, les guerres naissent-elles d’une loi naturelle là où la population des hommes est trop grande»[3]. La régulation des populations est ici considérée comme nécessaire au maintien d’un équilibre plus large ; et c’est la perturbation même de cet équilibre (une population trop importante) qui mènera en retour à une réaction de l’ensemble permettant de contrer cette perturbation.

Ce détour ne visait pas à disqualifier l’idée générale d’une « vengeance de la nature » en tant qu’elle serait une idée théologique, mais bien plutôt à préciser l’origine historique de cette idée et sa définition, afin de pouvoir, ultérieurement, évaluer sa pertinence dans le cas de l’épidémie. Pour qu’il y ait vengeance de la nature, il faut donc que des humains soient responsables d’un mal initial, c’est-à-dire d’une perturbation d’un équilibre préexistant ; il faut ensuite que cette perturbation entraîne, par des effets de rétroactions, une correction qui permette le retour à l’équilibre précédent et qui limite ce qui a causé la perturbation.

(iii) La Nature, Gaïa et l’anthropocène

Le prolongement contemporain le plus célèbre de l’idée d’un équilibre de la nature est la formulation de l’hypothèse Gaïa par le chimiste et ingénieur anglais James Lovelock en collaboration avec la microbiologiste américaine Lynn Margulis.

Dans les années 1970 ils ont souligné l’extraordinaire influence que les vivants ont sur leur environnement à une échelle globale : le climat, la composition chimique de l’atmosphère, des sols et des océans sont profondément influencés par l’activité des vivants, à un point qui n’avait jusque-là pas été suffisamment reconnu. Cela les a menés à proposer l’hypothèse suivant laquelle les vivants pourraient « réguler » l’environnement global face à des perturbations, afin de le maintenir dans des conditions optimales pour eux : si la Terre est restée habitable depuis l’origine de la vie, en dépit de perturbations externes (comme l’augmentation de la luminosité du soleil), ce n’est pas le fruit du seul hasard, mais cela peut être expliqué par l’action des vivants sur leur milieu. Cela les a conduits à reconnaître l’existence d’une nouvelle entité, Gaïa, constituée de l’ensemble des vivants et de l’environnement avec lequel ils interagissent à une échelle globale.

L’importance accordée à l’idée d’une régulation de l’environnement a ensuite conduit Lovelock à comparer Gaïa tantôt à un thermostat, tantôt à un organisme — le thermostat et les organismes étant les deux meilleurs exemples de phénomènes de régulation (régulant leurs variables internes comme la température, la salinité, etc.). Les chaînes d’interdépendance de l’équilibre linnéen se sont ainsi élargies au-delà des chaînes trophiques allant des végétaux aux carnivores, pour inclure ce qui était jusque-là considéré comme le théâtre de ces opérations : le climat, la composition des sols, des airs et des eaux sont eux aussi construits et maintenus par l’activité des vivants.

Suscitant des débats scientifiques intenses, l’idée proposée par Lovelock et Margulis a largement influencé aussi bien les sciences contemporaines de la Terre et de l’environnement que diverses tendances de l’écologie politique. La conception de la Terre « comme un système » a sous-tendu l’élaboration du concept d’anthropocène, suivant lequel nous entrerions dans une nouvelle époque géologique, marquée par le fait que l’ « humanité » est devenue une force géologique majeure. C’est cette même conception de la Terre comme système complexe qui a nourri celle de « point de bascule » ou de « transition abrupte » au centre des sciences du climat, mais aussi des récits catastrophistes contemporains.

Ici encore l’enjeu ne réside donc pas dans l’attribution d’une « volonté » à Gaïa ou dans des discussions sans fin sur l’anthropomorphisation de la nature (questions qui ont en partie hanté les débats scientifiques sur Gaïa mais qui sont toujours passées à côté des enjeux essentiels), mais dans la définition du cadre de référence dans lequel les actions humaines sont inscrites : non plus une nature extérieure et indépendante, mais un vaste système d’entités interdépendantes. Les humains ne sont plus « l’ultime et le suprême serviteur » comme chez Linné, ils font désormais partie, à part égale avec les bactéries, les écosystèmes forestiers et la composition de l’atmosphère, de ce vaste système complexe. De Gaïa à l’anthropocène, les variations portent sur l’importance accordée aux activités humaines: tandis que Lovelock a pu un temps considérer comme tout à fait secondaires les pollutions chimiques contemporaines relativement aux nombreuses crises qui ont ponctué l’histoire longue de la Terre et des bactéries, les tenants de la notion d’anthropocène soulignent, eux, au contraire, l’immensité de la domination des actions humaines sur la biodiversité et les flux de matière et d’énergie à la surface du globe.

Une critique du cadre et de l’idée de vengeance de la nature

(i) Qui reprend ses droits ? La santé de Gaïa, les normes de la Nature

Outre une responsabilité humaine, l’idée d’une vengeance de la nature implique l’existence de normes et donc d’un ordre qui aurait été perturbé ; de même l’idée que la Nature reprend ses droits implique que des limites ont été franchies par ceux qui sont aujourd’hui contraints de rétrocéder des territoires. S’il fallait faire un détour par Gaïa, ce n’est pas seulement parce que le terme est utilisé alternativement avec celui de Nature dans l’actualité, mais parce que l’idée de Gaïa est plus intéressante que celle de Nature, justement parce qu’elle semble poser plus directement la question des normes : qui, exactement, reprend ses droits au nom de quoi, et, par quels mécanismes ?

Dans son ouvrage le plus vendu, La revanche de Gaïa, Lovelock considère que l’humanité est une infection (2009 :232) (d’autres diront un cancer, un virus) de la planète vivante[4]. Lovelock — ça ne s’invente pas — avait fait ses premiers travaux sur la transmission aérienne des virus et la recherche de désinfectants appropriés dans les années 1940 et 1950. La métaphore d’une « planète malade » (c’est le titre d’un autre ouvrage de Lovelock, Medicine for an ailing planet) pointe exactement la même question que celle d’une vengeance de la planète : celle des normes. Et les réflexions des philosophes ayant porté sur les normes médicales valent a fortiori pour Gaïa : si faire le partage du normal et du pathologique dans le domaine médical ne peut relever d’une science objective des normes, comme le soutient Canguilhem, mais renvoie toujours à une expérience vitale singulière, comment espérer définir ce qui serait une santé de la planète ?

Comme nous l’avons dit, la littérature sur l’hypothèse Gaïa est le lieu privilégié de réflexions sur une telle question : l’hypothèse suggérait que les vivants régulent l’environnement global pour le maintenir dans un état optimum. Mais optimum pour qui ? Dans le cadre du débat sur Gaïa, un géomorphologue faisait ainsi remarquer que la planète n’est de toute évidence pas optimale pour les manchots, qui préféreraient sans doute un climat global plus froid. Après des décennies de travaux sur le sujet, la littérature scientifique sur Gaïa a mis au jour des mécanismes intéressants par lesquels les vivants pourraient contribuer au maintien d’une Terre habitable (au sens où « de la vie » pourrait s’y maintenir) mais ont échoué à définir une norme commune aux vivants qui soit plus fine que ce passage du tout au rien.

L’idée d’une « santé de la planète » n’est pas une question purement théorique ou spéculative, puisqu’elle sert parfois d’appui pour venir légitimer des propositions d’action très concrètes : c’est au nom d’un maintien de la « santé de la planète » qu’il faudrait, pour Lovelock, déployer des solutions de géoingénierie — des techniques visant à modifier intentionnellement le climat global — comme la mise en place de tuyaux géants en béton dans les océans visant à les mélanger artificiellement pour augmenter la productivité du plancton[5]. Ou, dans le cas de l’épidémie, c’est au nom d’une « santé de la planète » qu’il faudrait laisser indistinctement mourir une partie de la population mondiale.

L’impossibilité d’une définition d’une « santé de la planète » n’annule en rien l’émotion que nous pouvons ressentir lorsque des animaux sauvages qui avaient été tenus à l’écart par nos modes de vie font une incursion ou lorsque des brumes de pollution se dissipent ; pas plus qu’elle n’annule la possibilité d’exprimer le fait que nous voudrions vivre dans un monde au sein duquel les relations au vivant seraient entièrement repensées. Mais elle sape la possibilité de fonder des discours normatifs dont les normes seraient imposées toutes entières de l’extérieur, ici d’une planète « naturelle » qui serait, par on ne sait quelle onction, forcément meilleure lorsque débarrassée des humains.

(ii) Qui sont les responsables et quelles sont les solutions ?

Les discours d’une « vengeance de la nature » emportent avec eux une désignation non pas seulement du problème — un équilibre de la nature a été altéré — mais aussi des responsables et de la solution qui va avec : les responsables ce sont les humains ; le problème est qu’ils sont trop nombreux ; la solution viendra d’une réduction de la population.

L’idée que « les humains » en général seraient responsables d’une perturbation de certains équilibres situe les enjeux au niveau de l’humanité comme espèce biologique. Comme cela a été particulièrement mis en lumière dans le cadre des débats sur l’Anthropocène — anthropocène qui fait de « l’humanité » la responsable de la nouvelle ère géologique dans laquelle nous nous trouvons — cette manière de poser le problème est très largement insuffisante sur le plan descriptif, et problématique sur le plan politique. Sur le plan descriptif, tout se passe comme si les effets puissants sur l’histoire des sciences que Gaïa avait eu en incitant les sciences de la vie et de la Terre à traquer l’immense diversité des liens et des interactions entre les différentes parties de la Terre s’étaient arrêtés en arrivant aux humains. L’idée que « l’humanité » en général serait responsable empêche de rentrer dans les détails des liens et des mécanismes intéressants : quelles activités sociales, quels groupes sociaux, quelles manières de produire, de se nourrir, de se déplacer, d’habiter l’espace sont précisément responsables de l’augmentation des gaz à effet de serre, de la diminution de la biodiversité, de telle ou telle zoonose, des pollutions à l’oxyde d’azote, des perturbations des cycles du soufre, etc. ? Sur le plan politique, elle empêche corrélativement de voir l’inégale répartition des responsabilités dans chacune des perturbations : par exemple, dans le cas du CO2, le fait que les pays du Nord sont bien davantage responsables que ceux du Sud ; l’Angleterre et les États-Unis davantage que n’importe quel autre pays[6]. De là les alternatives à l’anthropocène mettant en avant un certain mode de production économique (avec l’idée de capitalocène) ou l’importance des rapports coloniaux à la nature (e.g. le plantationocène).

Si « les humains » sont considérés comme responsables par les tenants des discours sur « la vengeance de la nature », beaucoup considèrent alors comme normal que Gaïa, par une réaction immunitaire (le changement climatique, le coronavirus), tente de s’en débarrasser : « Personnellement, je crois qu’il serait sage d’opter pour une population stabilisée d’environ un demi-milliard d’individus ; nous aurions alors la liberté d’adopter des modes de vie très différents sans nuire à Gaïa. […] D’autres contrôles volontaires pourraient s’en inspirer, sans qu’il faille tomber pour autant dans l’odieux travers de l’eugénisme. En fin de compte, c’est Gaïa, comme toujours, qui opérera la réduction de la population et éliminera ceux qui enfreignent ses règles. »[7] [Lovelock, 2007 : 197]. Gaïa se venge, mais reconnaîtra les siens. Les discours sur la « surpopulation » sont souvent très allusifs sur la manière « d’opérer la réduction de la population », mais ne manquent alors pas d’opérer des distinctions au sein de l’espèce humaine : ceux qui sont de trop, ce sont souvent les autres.

L’épidémie est-elle une vengeance de la nature ? repenser les rapports entre épidémie et questions environnementales

Le discours d’une « vengeance de la nature » pose donc problème parce qu’il présuppose un cadre normatif (une forme de santé de la planète) et désigne des responsables et des solutions qui ne vont pas de soi. Voyons plus précisément ce qu’il en est pour l’épidémie actuelle

(i) L’épidémie est-elle bien une « vengeance de la nature » ?

Lorsqu’interprétée comme une « vengeance de la Nature », l’épidémie est souvent prise comme une réaction aux dégradations générales et abstraites de l’environnement causées par « les humains » : bien fait, il ne fallait pas détraquer le climat et détruire la biodiversité. Cette interprétation abandonne ce qui fait le propre de l’idée d’une « vengeance de la nature », à savoir l’existence d’un lien causal suffisamment précis entre les responsabilités humaines, les maux qui viennent en retour et le rétablissement d’un éventuel équilibre : une responsabilité humaine est-elle bien engagée dans le déclenchement de l’épidémie ? Et un quelconque équilibre pourra-t-il être rétabli ? Les responsables sont-ils convenablement châtiés ?

La complexité des relations écologiques entre la chauve-souris, le pangolin et les habitants de la région de Wuhan — si c’est cette piste qui est retenue comme origine de l’épidémie — a pour conséquence qu’il est difficile de dire que l’ « humanité » est en partie responsable du déclenchement de cette épidémie en particulier. Comme cela a été très bien montré, on peut en revanche sans hésitation dire que de nombreuses conséquences des actions humaines — la déforestation, la réduction de la biodiversité, l’élevage intensif et l’élevage tout court, la densité démographique, etc. — rendent plus probable l’émergence d’une épidémie telle que celle-ci et des zoonoses plus généralement[8] — de là les nombreux articles, alimentant par ailleurs les théories complotistes, sur le fait que de telles épidémies étaient prévisibles et avaient été « prévues ».

Si l’on veut répondre au schéma d’une vengeance de la nature, encore faut-il que l’épidémie, en retour, conduise à réduire les causes qui la provoquent. Or, n’en déplaise à ceux qui pensent qu’une bonne réduction de la population (peu importe le moyen : guerres, épidémies, stérilisations forcées, etc.) « règlera la question écologique », absolument rien n’indique que les orientations prises au sortir de l’épidémie conduiront à une amélioration sur tous ces fronts (climat, biodiversité, etc.). En dépit de la mise à l’arrêt de l’économie mondiale, les émissions de gaz à effet de serre se poursuivent d’ailleurs (malgré leur baisse constatée) et le climat continue à se réchauffer. Et dès la sortie du confinement, les canaux de Venise se troubleront à nouveau, les sangliers s’en retourneront dans les forêts et l’on n’entendra plus les oiseaux à Paris.

En outre, on n’a pas vu que l’épidémie affectait uniquement ou prioritairement ceux qui sont à l’origine des bouleversements que l’on connait, permettant par là de rétablir l’équilibre. Les inégalités dans la responsabilité des maux planétaires — des épidémies aux changements écologiques — sont ainsi souvent redoublées par des inégalités dans la répartition géographique et sociale de celles et ceux qui sont affectés par ces maux[9].

Comme vengeance, on a donc vu plus précis et plus efficace. Si la « responsabilité humaine » qui serait à l’origine même de l’épidémie semble relativement claire — quoiqu’elle soit moins directe et immédiate que ce qui concerne le changement climatique et les émissions de gaz à effet de serre — rien ne dit, et c’est là le point important, que la « réaction de la nature » vienne à corriger mécaniquement un éventuel déséquilibre initial et à châtier les responsables. Autrement dit, l’avenir n’est pas dans les seules mains du virus, elle est dans nos décisions politiques et leurs arrangements avec le monde matériel.

(ii) Des rapports entre connaissance et action

L’épidémie n’est pas une vengeance de la nature. Mais comment alors envisager les liens entre l’épidémie et nos problèmes environnementaux, une fois évacuée l’idée que la première serait le remède aux seconds ? Lorsqu’elle n’a pas été interprétée comme une vengeance abstraite et générale de la nature, l’épidémie a été reliée à la crise environnementale sous l’angle de la répétition générale : nous voici face au brouillon des bouleversements qui nous attendent avec les changements globaux de l’environnement en cours.

S’il y a bien un parallèle qui échoue entre l’épidémie et le changement climatique, c’est bien celui portant sur les rapports entre connaissance et action[10]. Le changement climatique est sans doute le cas d’école le plus exemplaire montrant l’échec de la vieille maxime positiviste suivant laquelle la science permettrait des prédictions, desquelles découlerait l’action : pour le climat, on sait depuis des décennies, et on ne fait rien. Pour une large part, la réaction à l’épidémie illustre le phénomène exactement inverse : des connaissances accumulées en quelques semaines dans la fébrilité d’une situation nouvelle[11] ont conduit à l’arrêt de l’économie mondiale, jusque-là impensable. Certes, comme cela a été dit, « il y a eu du retard dans les mesures de confinement » ; certes des sénateurs américains ont préféré profiter des connaissances qu’ils ont eu en amont pour perpétrer un délit d’initié et vendre leurs actions avant que la bourse ne plonge, plutôt que de s’affairer à protéger les citoyennes et citoyens américains ; certes du bruit vient constamment brouiller le tissu de connaissances accumulées, comme les marchands de doute sont venus brouiller les connaissances acquises sur le climat. Mais à mesure que la prise de conscience que ce virus n’était pas une simple grippe s’est généralisée, les mesures ont bien mis l’économie à l’arrêt. Et dans l’ensemble, on ne peut qu’être frappé, lorsque l’on s’intéresse aux relations entre connaissance et action, de la dissymétrie qui existe entre l’épidémie et d’autres sujets environnementaux classiques (le climat, l’usage des pesticides, la pollution de l’air causant, chacun, bien davantage de morts chaque année que n’en a causé l’épidémie jusque-là).

Il y a quelque chose de troublant à penser qu’une épidémie viendra régler nos problèmes écologiques, mais de plus troublant encore dans le fait que certains semblent préférer s’en remettre à une épidémie aveugle pour s’occuper de cela, alors que les causes et les responsables des dérèglement écologiques sont identifiés et connus, depuis plus longtemps et d’une manière plus assurée que l’origine et la nature de l’épidémie — après six mois les médecins ignorent encore le mécanisme exact par lequel le virus tue.

(iii) Les institutions politiques permettant de repenser le travail et ce qui a valeur

L’épidémie n’est pas un remède à nos problèmes écologiques et n’est vraisemblablement pas non plus un exercice préparatoire. S’il y a bien un lien entre l’épidémie et les questions environnementales, alors la question de la décision au travail et du choix politique des activités reconnues comme ayant valeur en est certainement un des nœuds.[12]

Car si l’épidémie a certes mis en lumière la turbidité importante causée par les rames des gondoles de Venise et l’existence d’oiseaux jusqu’au centre de la capitale, elle a surtout braqué un projecteur puissant sur de nombreux aspects de la vie sociale, et ainsi agit comme révélateur de nombreuses tendances dont l’étendue et l’emprise de l’État policier et les inégalités de genre, de race et de classe dans tous les domaines de la vie sociale (l’habitat, le travail, le rapport à la police, etc.). Et sans doute les effets de révélation les plus forts ont-ils eu lieu sur le monde du travail et sur l’utilité sociale des activités et la fragilité des chaînes complexes qui conditionnent nos existences — on a vu les éditorialistes s’apercevoir avec étonnement que nettoyer un hôpital, fabriquer des pâtes et soigner étaient, tout compte fait, des activités peut-être aussi utiles socialement que le marketing digital. De la même manière que l’épidémie nous incite à cet effort de réflexion, les changements environnementaux (climatiques et écologiques), devraient nous forcer à mener cette réflexion, à toutes les échelles possibles — de l’échelle locale à une échelle internationale, et pas seulement à privilégier une concentration au seul niveau de la nation, comme cela est le cas dans la crise en cours.

Redéfinir les activités qui valent suppose de se doter d’institutions politiques devant avoir deux propriétés. Premièrement la possibilité de répondre sereinement à ces questions : sereinement, c’est-à-dire sans qu’un chantage à l’emploi ne puisse entacher la réflexion. Cette crise a ainsi rendu particulièrement saillantes les disparités du statut des travailleuses et des travailleurs : le salaire à la qualification des fonctionnaires et des retraités permet que ceux-ci continuent d’être payés normalement, quand les autres statuts sont invités à se débrouiller au mieux avec du chômage partiel, au pire avec une poignée de main amicale, ou l’obligation de continuer à livrer des burgers à vélo à 23h. Les institutions politiques à créer doivent deuxièmement nous donner le pouvoir politique pour rendre effectives cette redéfinition des activités qui ont valeur — sans dépendre, en permanence, de la bonne charité des actionnaires pour produire du gel hydroalcoolique, ou des prises de décision de l’État « stratège » pour stocker des masques, maintenir la production de bouteilles d’oxygène en France ou initier les transitions nécessaires pour limiter l’ampleur du changement climatique.

Les pistes pour le « monde d’après » se multiplient aussi vite que le virus se répand, et reposeront nécessairement sur des foyers multiples. Si ce n’est pas le rôle de ce texte d’analyse que de les suggérer, et que cela sort de mon champ d’expertise et de compétence, je suis personnellement frappé par l’actualité et la force des propositions des partisans d’un salaire à vie associé à une propriété d’usage des moyens de production (tel que proposé par Réseau Salariat et Bernard Friot, s’opposant au revenu universel actuellement en vogue) qui permettraient à la fois de supprimer définitivement le chantage à l’emploi et de nous redonner un pouvoir collectif sur les définitions des activités que nous souhaiterions poursuivre.

Si les discours d’une « vengeance de la nature » posent problème, ce n’est pas tellement parce qu’ils attribuent des intentions à la nature ou pèchent par anthropomorphisme, c’est parce qu’ils reposent en partie sur une intuition qui ne va pas de soi — l’idée qu’il y aurait quelque chose comme une santé de la planète — et charrient avec eux un discours politique qui, lui non plus ne va pas de soi : celui-ci désigne « l’humanité » en général comme étant responsable, rendant ainsi invisible l’inégale répartition des responsabilités ; et présuppose qu’une réduction « naturelle » de la population, opérée par le virus (ou tout autre dispositif de vengeance), viendra magiquement régler tous les problèmes environnementaux. Non seulement le cadre général d’une « vengeance de la nature » pose problème en tant que tel, mais, on a en plus tort d’interpréter cette épidémie comme la restauration mécanique d’un ordre initial que nous aurions perturbé : les conséquences de l’épidémie sur le monde d’après ne sont pas entre les mains du virus, mais dans celles des choix politiques qui seront opérés. Gaïa ne se venge pas, laissons-là tranquille ; pour la laisser tranquille, occupons-nous collectivement de la redéfinition de ce qui a valeur et de la mise en œuvre des institutions politiques permettant de rendre effectives ces définitions.

[1] Linné, C. 1972 ( 1744 ) L’équilibre de la Nature, tr. Bernard Jasmin, introduction et annotation par Camille Loges, Vrin, Paris, p.116

[2] Lors d’une conférence https://www.youtube.com/watch?v=qHRyflVKiTw&t=1532s )

[3] Linné, 1744, p.116–117

[4] On voit que Lovelock semble avoir souvent changé d’avis sur l’importance à accorder à l’agentivité humaine sur Terre. Sur l’histoire de l’élaboration de Gaïa par Lovelock, les liens entre cette histoire et les prises de position politiques de Lovelock sur des questions environnementales, et sur ses changements d’avis apparents et réels, je renvoie à l’un de mes textes pour les détails : https://www.cairn.info/revue-zilsel-2017-2-page-19.htm

[5] Lovelock, J. et Rapley, C. 2007 “Ocean pipes could help the Earth to cure itself”, Nature, 449, 7161, p. 403.

[6] Bonneuil, C. et Fressoz , J.-B. 2013, L’évènement anthropocène, Seuil, Paris.

[7] Lovelock, J. 2007 La revanche de Gaïa : préserver la planète avant qu’elle ne nous détruise, Tr. Thierry Piélat, Flammarion, Paris, p. 197.

[8] Voir les textes suivants : https://www.mediapart.fr/journal/international/220320/le-coronavirus-un-boomerang-qui-nous-revient-dans-la-figure ; https://aoc.media/analyse/2020/05/21/pourquoi-lepidemie/

[9] C’est ce que disait déjà le texte qui soutenait un argument similaire à celui défendu ici https://perspectives-printanieres.info/index.php/2020/03/30/le-virus-nest-pas-une-vengeance/ ; voir également https://lundi.am/Qu-est-ce-qu-il-nous-arrive-par-Jerome-Baschet ; et https://www.contretemps.eu/lecture-anticapitaliste-pandemie-covid19/ ).

[10] Pour une critique du parallèle en ce qui concerne le rôle de l’État et la définition de « l’ennemi » dans les deux situations, voir https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/25/la-crise-sanitaire-incite-a-se-preparer-a-la-mutation-climatique_6034312_3232.html .

[11] Voir le texte de Lorraine Daston sur ce point https://critinq.wordpress.com/2020/04/10/ground-zero-empiricism/) ainsi que le billet de Mathias Girel https://mathiasgirel.com/2020/05/23/faire-face-a-ce-que-lon-ne-sait-pas-sur-le-covid-19/

[12] L’anthropologue Bruno Latour, qui a pourtant consacré une partie importante de la dernière décennie à Gaïa, laisse celle-ci de côté pendant la crise et nous soumet un questionnaire nous invitant à réfléchir aux activités que nous voudrions voir maintenues, arrêtées ou développées après cette crise, c’est-à-dire, à réfléchir aux activités auxquelles nous accordons de la valeur https://aoc.media/opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise/.

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