UN MONDE DÉSIRABLE (1/4)

Un constat et trois pistes pour sortir par le haut de l’économie de marché

Sébastien Shulz
13 min readNov 30, 2019

Introduction générale

L’idée de cette série d’articles est partie d’une volonté de résoudre certains paradoxes a priori insolubles. Par exemple, dans notre société, l’obsolescence programmée est tout a fait rationnelle économiquement et a permis à Apple de devenir l’entreprise la plus riche du monde. Mais elle est un non sens d’un point de vue environnemental. La flexibilité du travail Ubérisé est très rationnelle économiquement aussi et a permis à plusieurs licornes de naître (entreprises valorisées à plus d’un milliard de dollars). Mais elle précarise la vie de néo-prolétaires, privés des filets de sécurité (chômage, retraite, etc.) nécessaires à l’épanouissement humain. Les évolutions technologiques et managériales ont permis des gains de productivité hallucinants et l’humanité n’a jamais été aussi riche qu’aujourd’hui. Mais au lieu d’en profiter, nous travaillons toujours autant qu’il y a 50 ans, notre vie ne semble pas plus heureuse qu’alors, sans parler du fait que la richesse est de plus en plus mal répartie.

Et plus j’y réfléchissais, plus j’en arrivais à la conclusion que ce qui conduit à ces paradoxes, la structure sous-jacente qui les rend possible, c’est la logique marchande, celle du profit et de la propriété privée. (D’autres parleraient de capitalisme, je le tiendrai ici pour synonyme de cette triade). Tenez : le droit de se loger est un droit fondamental. Mais la grande majorité des logements sont privés, et mis en location pour en tirer profit. Résultat, ceux qui n’ont pas de quoi acquérir une propriété privée dilapident la plus grande part de leurs revenus pour enrichir ceux qui le sont déjà. Propriété privée, marché, profit. Alors quoi ? Alors peut-être faudrait-il exclure les logements et leurs répartitions de la logique marchande. Alors peut-être faudrait-il trouver d’autres modes d’organisations moins prédateurs pour l’homme et la nature. Alors peut-être que, après 3 siècles de bons et loyaux services, faudrait-il penser à dépasser la logique marchande, à trouver de nouvelles modalités de propriétés partagées et à inventer une manière de calculer le profit des entreprises humaines pour qu’elles prennent enfin en compte les externalités sociales et environnementales.

Soit. Mais on fait quoi à la place ? C’est à cette question que vont essayer de répondre ces 4 articles. J’essaierai de montrer qu’on peut s’organiser autrement, et de manière tout à fait réaliste, pour gérer la production et la répartition des richesses autrement que par la logique marchande, de la propriété privée et du profit. Les trois pistes que nous allons suivre sont celles des communs, de l’économie sociale et solidaire, et de la reconquête du temps libéré.

I. Pour commencer, un petit détour historique et théorique m’a semblé nécessaire pour comprendre (et critiquer) l’économie de marché. Pour ceux qui veulent directement passer aux solutions, rendez-vous à l’épisode 2.
II. Dans le deuxième article, j’évoquerai la piste des “communs”. Ce sont des ressources et services, dont on va décider collectivement qu’ils sont nécessaires au développement de la vie humaine, et donc produire et diffuser à travers des règles de gouvernance démocratiques et d’usage partagée.
III. Dans le troisième article, j’essaierai de présenter une autre forme d’économie, notre deuxième piste : l’économie sociale, solidaire et écologique. Car sortir de l’économie marchande ne veut pas dire sortir de l’économie tout court, ni retourner au communisme d’État. Je parlerai mutuelles, coopératives et comptabilité en triple capital. On va bien se marrer.
IV. Dans le dernier article, j’essaierai de voir l’impact de ces solutions macro à l’échelle individuelle, et tenter de dessiner les grandes lignes de notre dernière piste, celle d’une “société du temps libéré”.

Ps : ce travail est issu d’une réflexion en cours, surement maladroite et fausse par endroits, vos commentaires et critiques sont plus que bienvenus.

UN MONDE DÉSIRABLE (1/4) : LA CRÉATION DE L’ÉCONOMIE DE MARCHÉ ET LA PRIVATISATION DU MONDE

L’économie de marché telle qu’on la connait, dont un des mobiles n’est pas de subvenir aux besoins humains mais l’enrichissement personnel à travers le profit et la propriété privée, est une construction très tardive de notre histoire. Il lui préexistait d’autres formes d’organisations collectives où l’économie était encastrée à la vie sociale, c’est-à-dire où la production et l’échange des choses étaient moins importants en tant que tel que les relations aux autres et à la nature qu’ils impliquaient. Après les avoirs décrites, nous expliciterons ce que nous entendons par : la privatisation du monde par la logique marchande.

I — Les économies du don, centrale et domestique.

Dans son fameux Essai sur le don, Marcel Mauss décrit les tribus nord-américaines, australiennes ou encore mélanésiennes, qui vivent dans une économie du don. Dans cette économie, les échanges sous forme de don n’ont pas une fonction matérielle et utilitariste, mais une fonction sociale. Par exemple, aux îles Trobriand, un individu cultive, non pas pour sa famille, mais pour assurer les besoins de la famille de sa sœur ; en retour il est lui-même nourri par le frère de son épouse : une chaine de solidarité alimentaire se crée ce qui renforce les liens de la tribu. Mais l’économie du don n’est pas une économie du troc, où l’on échange des choses à valeur équivalente. En Mélanésie, on donne très généreusement et sans compter aux invités afin, lorsqu’ils nous recevront, de créer une relation de redevance qui tisse un lien social dans le temps, parfois sur des dizaines d’années. D’ailleurs, ces dons ne sont généralement pas faits par des individus mais par des groupes sociaux, et lors de cérémonies pour sceller des alliances de réciprocité et de dépendance. A l’inverse, le troc et l’échange marchant, sont basés sur un contrat qui, une fois rempli, ne laisse (presque) aucun lien entre les contractants.

Deux autres systèmes économiques présents dans les sociétés prémodernes, sont décrits par l’économiste K. Polany dans son ouvrage La grande transformation. L’économie centrale d’une part : l’ensemble de la production est remis à une autorité centrale pour qu’il la répartisse. L’auteur prend l’exemple de peuples de chasseurs qui remettent leur gibier au chef (headman) afin qu’il le redistribue entre tous et aux différents moments de l’année. Ce type d’économie correspond également aux grands empires Incas, Égyptiens ou encore Babyloniens qui récoltaient puis redistribuaient à l’aide de bureaucraties complexes les biens issus de la nature et de la division du travail entre différentes régions (tissus, poteries, marbre etc.). Et l’économie domestique d’autre part : de nature autarcique, elle implique une gestion familiale de la production et elle vise principalement l’autosuffisance du groupe.

Nous ne voulons pas dire que ces trois systèmes économiques sont meilleurs, plus égalitaires ou moins autoritaires (ce serait évidemment faux). Mais ce qu’il importe de noter dans un premier temps, c’est que dans aucune de ces trois organisations sociales la maximisation d’un capital privé n’est le mobile premier de l’activité de production et d’échange. Certes, chacun y trouve un intérêt individuel. Mais ce dernier n’est pas que matériel, il est également et surtout symbolique (l’honneur, la position sociale dans le groupe, la relation aux forces naturelles etc.) et cette structuration des comportements individuels permet in fine le maintien du groupe. C’est dans cette réalité anthropologique qu’ont vécu de tout temps les humains avant l’âge moderne.

« On peut affirmer, en gros, que tous les systèmes économiques qui nous sont connus jusqu’à la fin de la féodalité en Europe occidentale étaient organisés selon les principes soit de la réciprocité, soit de la redistribution, soit de l’administration domestique, soit une combinaison des trois. (…) Dans ce cadre, la production et la distribution ordonnée des biens étaient assurés grâce à toutes sortes de mobiles individuels disciplinés par des principes généraux de comportement. Parmi ces mobiles, le gain n’occupait pas la première place. » (K. Polany).

L’émergence de l’économie de marché

Le commerce a bien sûr toujours existé, mais comme on l’a vu, il était marginal. Pierre Bourdieu, analysant l’économie Kabyle précapitaliste, admet que l’idée de calcul n’était jamais loin. Mais elle était refoulée, euphémisée, pour laisser sur le devant de la scène le plus important : tisser des liens sociaux durables. L’homme d’honneur ne pouvait pas dire : « tu me rendras tant, à telle date » : il se refusait à la logique de l’économie du calcul rationnel et de la maximisation du profit.

« Ce n’est que très progressivement que la logique du marché s’est autonomisée en s’arrachant en quelques sortes à tout ce réseau de relations sociales de dépendance (…) L’émergence du champ économique marque l’apparition d’un univers dans lequel les agents peuvent non seulement faire des affaires, mais s’avouer qu’ils sont là pour le faire, c’est-à-dire pour se conduire de manière intéressée, calculer, faire du profit, accumuler, exploiter. » (P. Bourdieu).

Tout change donc avec l’émergence de la société de marché. Le but de la production et de l’échange n’est plus de stabiliser des relations sociales ou avec la nature. Le but est aujourd’hui d’enrichir matériellement, souvent individuellement (les actionnaires/propriétaires d’une entreprise), à travers le mécanisme de la propriété privée, en se faisant une marge à la fois sur les travailleurs qui ont produit un bien et sur les acheteurs qui en payent plus que le coût de production, le tout sans prendre en compte les externalités négatives (pollutions en tout genre, problèmes de santés liés à la mal-bouffe etc.).

Voilà où nous en sommes : nous exploitons les autres et la nature pour jouir individuellement.

(« Mais c’est pas toujours vrai Seb, me dis-je à moi-même, plein de bonne foi. Regarde cet été, je suis parti avec des amis à la montagne, je n’ai rien exploité du tout ! Ah bon ? Et les matières premières pour faire les rails et les wagons du train que tu as pris, elles viennent d’où, elles ont été prélevées par qui et dans quelles conditions de travail ? Et le pétrole utilisé pour les allers-retours en voiture ? Et les tomates qui ont servi au bloody mary, elles n’ont pas été ramassées par des migrants exploités ? Et la côte de bœuf qui a nécessité (en plus de l’exploitation du bœuf en question) 15.000 litres d’eau pour être produite par un agriculteur à bout de souffle, sous-payé comme la caissière du Carrefour où j’ai fait mes courses ? Surtout en ville, on exploite tout et tous, et sans même plus s’en rendre compte.)

II — Économie de marché = économie de l’exploitation

Depuis trois siècles, toutes les parcelles de nos vies et de la nature sont ainsi exploitées peu à peu par la logique marchande du calcul et de l’accroissement du profit individuel.

Exploiter la force de travail

D’abord, ce sont nos corps qui sont devenus des objets d’échange monétaire. Le travail s’est transformé en une marchandise. Avant, il n’existait pas de «marché du travail» : on travaillait au sein d’une organisation et d’institutions sociales (famille, guilde, corporation, église). Le travail (notre force de travail) n’était donc pas à vendre, et encore moins sur un marché. Mais en séparant le travail des autres activités de la vie, on a, selon K. Polany « anéanti toutes les formes organiques de l’existence » pour les remplacer par « un type d’organisation différent, atomisé et individuel ». Et cette atomisation est historiquement contemporaine à une métamorphose radicale du travail lui-même : l’homme doit désormais s’adapter aux rouages des machines de la révolution industriel. Très majoritairement paysan (80% de la population au moment de la Révolution française), devant s’adapter aux contraintes du climat, travaillant beaucoup en été et peu en hiver quand la nuit tombe tôt, on le force (en privatisant les terres, nous y reviendrons) à devenir ouvrier, puis employé. Il vit en ville sans un petit lopin de terre de subsistance, doit maintenant s’adapter aux contraintes dictées par les machines et par le détenteur des machines (seul à même de lui donner de quoi vivre avant la création de l’état-providence dans la première moitié du XXe siècle). Et, petit bonus, il peut maintenant travailler 12 heures par jour tout au long de l’année grâce à la fée électricité. Cette métamorphose du travail s’est faite violemment et à conduit à une pauvreté extrême, exacerbée par la destruction des liens de solidarité de la campagne, que relate magistralement l’historien E.P. Thompson. Il y eu de nombreuses révoltes de paysans cassant les machines sur lesquelles on voulait les faire travailler à coup de sabots (l’expression «sabotage» vient de là). Aux États-Unis, l’idéal de l’homme libre et propriétaire de sa terre a rendu les débuts de l’industrie laborieux et tardifs (vers le milieu du XIXe). Comme l’explique l’historien P. Rosanvallon, les hommes ne voulaient pas travailler en usine sous les ordres d’un patron, et le terme de salariat était assimilé à celui d’esclavage. Les capitalistes et les hommes politiques soucieux de « développer » le pays ont dû recourir à la main d’œuvre des femmes et des enfants pour enclencher le processus d’industrialisation. (Pour un récit très complet sur ce processus historique, voir A. Gorz, La métamorphose du travail). Pour ceux qui pensent que c’est un temps révolu, allez faire un tour en Inde ou en Chine où l’on fabrique nos vêtements et nos téléphones. Encore aujourd’hui, le corps-marchandise est une réalité sociale qui a des conséquences violentes dans la vie d’une grande partie de l’humanité, même ici. En France, l’espérance de vie d’un ouvrier en bonne santé est de 10 années inférieure à celle d’un cadre… et il y a plus de 600.000 accidents et 500 morts au poste de travail par an, avec une prédominance pour les métiers physiques (bâtiment, manutention, etc.). Bref, le corps de l’ouvrier (et du coursier Deliveroo qu’on fait pédaler pour que notre pizza soit livrée chaude) est encore un rouage de l’économie de marché : nous l’exploitons.

Exploiter les désirs

Puis, au tournant du XXème siècle, ce sont nos désirs qui sont devenus des marchés à conquérir avec l’avènement de la société de consommation. Le documentaire The Century of the Self montre la manière dont la théorie psychanalytique a été mobilisée par les entreprises et les groupes publicitaires pour faire miroiter que leurs produits permettaient d’assouvir nos desirs d’appartenance et d’accomplissement. En 1929, le neveu de Freud, Edward Bernays, contacté par l’industrie du tabac, va « ouvrir » (ou devrait-on dire exploiter) le marché féminin avec un fameux coup de com’ : lors de la parade de Pâques à New York, il souffle aux suffragettes de sortir devant les journalistes leur cigarette et de les porter fièrement comme autant de torches de la liberté, signe de leur indépendance et de leur émancipation. C’est un énorme succès et la femme « indépendante » se met à fumer. Un siècle plus tard, Catherine Deneuve, clope au bec, revendique à la Une de Libération : « je suis une femme libre et je le resterai ».

Une de Libé du 15 janvier 2018

Bien sûr, fumer, c’est son désir à elle, c’est sa liberté… comme c’est notre liberté de choisir nos Stan Smith, notre sac Eastpack et notre voyage en Nouvelle-Zélande. Est-ce si étonnant que Nike débourse autant pour fabriquer une chaussure que pour en faire sa publicité ? Non puisqu’il fabrique de la consommation en exploitant nos désirs.

Exploiter les émotions

Enfin, comme l’analyse Eva Illouz, ce sont nos émotions qui sont devenues de nouveaux espaces à conquérir pour l’économie libérale. L’amour est devenu un marché lucratif : sites de rencontre, films, standardisation des offres de mariage (fêtes, robes, bagues, voyages de noces) dont l’industrie dépasse les 5 milliards d’€. Le développement personnel est devenue une machine à cash : conférences, vidéos, coachs. Le bonheur est devenu une industrie : stages de bien-être, livres, Instagram (où l’on affiche son bonheur), tourisme de masse, pilules (les psychotropes représentent le deuxième poste de dépense de la sécurité sociale avec 20 milliards d’€). Et les relations sociales ont maintenant un prix : La poste nous permet de «veiller sur nos parents à partir de 19,90 € TTC par mois » et on peut louer des amis pour une cinquantaine d’euros l’après-midi.

Exploiter la nature

Tout devient marché ou marchandise. Et à ce compte, il ne faut pas oublier la nature, évidemment. Intéressons-nous à la terre : avant le XVIème siècle en Angleterre, certaines terres communales — champs en friches, pâturages — appartenaient certes aux seigneurs, mais les paysans y avaient des droits anciens d’usage coutumiers qui permettaient leur subsistance. Avec l’émergence de l’industrie du textile, les nouveaux riches de la bourgeoisie naissante ont commencé à vouloir enclore ces communaux pour y faire paître leurs moutons et en tirer de la laine, parfois même en opposition frontale avec les nobles et la couronne des Tudors qui défendaient les lois coutumières et s’alarmaient des risques d’un tel changement de société pour leurs sujets. Et à raison. La population rurale s’est largement appauvrie n’ayant plus les moyens de survivre, chassée vers la ville en même temps que naissait le capitalisme et l’industrie moderne. Le même phénomène, analysé par E. P. Thompson, s’est passé dans les forêts. Suite au Black Act de 1723, les habitants se sont vus interdire de chasser quelques lapins et de ramasser du bois mort pour se chauffer l’hiver. Ces phénomènes d’enclosure ont bien sûr donné lieu à des révoltes — à l’instar du groupe des Blacks mené par un type de robin des bois — mais la lutte était perdue d’avance. La terre, toute la terre, est devenue une propriété privée, un capital et une marchandise. Et donc il faut en maximiser les bénéfices : voilà pourquoi aujourd’hui la forêt amazonienne brûle : elle est exploitée en tant que capital, et n’est considérée que dans un rapport utilitaire.

Conclusion

Retenez de tout ceci que la logique marchande est extractive : elle extrait de la valeur des ressources qu’elle exploite. En école de commerce, on nous apprend qu’il faut ouvrir de nouveaux marchés. Ca me paraissait une évidence. Je pense aujourd’hui au contraire que l’accroissement de la logique de marché — et la propriété privée qui est sa corolaire — à toutes les dimensions de la vie nous pollue dans tous les sens du terme.

Les solutions ne sont pas simples. Mais il me semble que trois pistes pourraient être fructueuses. Elles s’inscrivent toutes les trois dans la volonté de réduire la sphère marchande et rejeter sa logique d’exploitation à la marge de nos vies. Les trois pistes que nous allons suivre dans les prochains articles sont celles des communs, de l’économie sociale et solidaire, et de la reconquête du temps libéré.

--

--

Sébastien Shulz

Docteur en sociologie // Post-doctorant à l’UTC Compiègne // Membre du bureau Centre Internet & Société // Collectif Société des Communs