UN MONDE DÉSIRABLE (2/4) : LES BIENS COMMUNS

Une alternative ‘révolutionnaire’ au marché et aux privatisations.

Sébastien Shulz
7 min readDec 9, 2019

Dans un précédent article, j’ai montré que l’accroissement de la logique de marché — et la propriété privée qui est sa corolaire — à toutes les dimensions de la vie nous pollue dans tous les sens du terme. Les solutions ne sont pas simples. Mais il me semble que trois pistes pourraient être fructueuses. Je présente ici la première.

Pour commencer, il faudrait extraire de la logique marchande les biens essentiels à la vie humaine — les biens communs — pour les faire entrer dans une logique de propriété collective et de gestion collaborative et démocratique. Dépasser la propriété privée lucrative, cette invention de la révolution industrielle, est sûrement l’étape la plus importante pour penser le monde de demain, comme nous le propose T. Piketty dans son dernier ouvrage. Pour certains auteurs, les communs sont la révolution du XXIème siècle.

Une gestion collective des ressources naturelles

Vous connaissez peut-être la fameuse tragédie des communs écrite par G. Hardin : laissez une terre sans propriétaire, et les éleveurs, méfiants de leurs concurrents, précipiteront leurs troupeaux respectifs pour maximiser leur rendement, ce qui entraînera la destruction de la terre en question. Morale de l’histoire : la propriété privée est la meilleure solution pour gérer une ressource naturelle. Eh ben voyons. En fait, G. Hardin n’a jamais procédé à des recherches empiriques pour étayer sa fable, qui est aujourd’hui encore enseignée dans le monde entier. D’autres chercheurs plus rigoureux s’en sont chargés. En particulier les époux Oström, dont la femme Elinor recevra en 2009 le Nobel d’économie. Cette dernière, dans son ouvrage classique Governing the commons, contredit l’universalité de la tragédie des communs, preuve à l’appui. Elle montre que, dans certaines conditions, une communauté de producteurs et de consommateurs peut gérer de manière plus durable un système de ressources naturelles (comme une forêt ou une nappe phréatique) qu’une entreprise sur un marché ou un État. Pour gérer une ressource il faut, dit-elle, une surveillance et des sanctions contre les profiteurs, des mécanismes simples de résolution de conflit et des règles de gouvernance claires décidées par la communauté elle-même (principe démocratique). (Pour aller plus loin sur le travail d’E. Ostrom, à écouter cette courte émission France Culture)

Des forêts japonaises et suisses aux systèmes d’irrigation en Espagne et aux Philippines en passant par les nappes phréatiques ou les pêcheries du Canada et du Sri Lanka, ses études mettent en lumière l’esprit coopératif, humain et social qui règne encore dans une grande partie de l’économie mondiale et qui ne répondent pas exclusivement à la logique marchande, la propriété privée et le profit pour gérer une ressource de manière durable. Selon D. Bollier, plus de deux milliards d’individus, principalement en Afrique, en Amérique latine et en Asie, vivent grâce ou autour de communs. C’est une des raisons pour lesquels l’Agence française de développement, et en particulier son ancien chef économiste, préconise d’investir dans des communs locaux pour permettre un développement économique, écologique et humain durable dans ces régions.

Gaël Giraud, ancien Chef économiste de l’AFD

La pensée des communs rencontre dans les années 2000 un large écho dans les luttes altermondialistes contre la privatisation des biens essentiels à la vie humaine. Pour ne prendre qu’un exemple : en 2009, un décret du gouvernement Berlusconi souhaite privatiser la gestion de l’eau. En 2011, un referendum s’y oppose à 95%, et certains juristes italiens de la commission Rodota entament une réflexion pour qualifier l’eau de bien commun. Ils définissent un bien commun comme une « chose qui exprime une utilité fonctionnelle à l’exercice des droits fondamentaux ainsi qu’au libre développement de la personne » (comme les massages, me précise mon amie). Ces biens, d’appartenance collective, doivent être placés en dehors du marché, du profit et de la concurrence. Ils doivent être gérés par un sujet public, mais avec la participation (dans la gouvernance) des citoyens, au niveau de la gestion comme au niveau des propositions et du contrôle. Les biens publics, censés appartenir à tous, sont de plus en plus privatisés par des gouvernements qui pensent en être propriétaires. La notion de « commun », qui transcende la propriété publique et privée, permet de réaffirmer le principe d’inaliénabilité de certains biens et services. Ainsi la mairie de Naples, suite à ces réflexions, a décidé de mettre en place une régie publique, dans laquelle prennent part des associations de citoyens, et de faire de l’eau un bien commun.

L’eau, l’air, les mers, les plages, les montagnes ne devraient appartenir à personne, être gérés et utilisés par tous : en somme, il faut que nous les instituions comme des biens communs.

Une production collective des biens et services pour tous.

Au-delà des communs naturels, d’autres ressources ouvertes sont produites et gérées de manière collaborative sans appartenir à personne. Prenez Linux, le logiciel open source qui fait tourner 90% des serveurs clouds de la planète ou Wikipédia, le 5e site le plus visité d’internet qui offre gratuitement l’accès à la connaissance au monde entier. Ils sont produits par de grandes communautés de producteurs, utilisés par des millions d’usagers, et ne répondent pas à une logique marchande puisque leur licence les rend inappropriables et disponibles à tous. Ce sont de grands succès d’économie générative : la valeur, qui provient de l’agrégation de contributions pair-à-pair est repartagée à la communauté des utilisateurs. Ce modèle est l’inverse de celui, extractiviste, de Facebook. Lui aussi génère sa valeur de l’activité pair-à-pair (imaginez la valeur de Facebook sans nous, les contenus et les interactions qu’on y déploie …), mais il l’extrait à travers la vente de nos données et d’espaces publicitaires sans la reverser à la communauté (pour un exposé très clair sur cette distinction génératif/extractif de l’économie numérique, voir cette présentation de M. Bauwens, l’inventeur du terme peer-to-peer).

Des passerelles existent entre monde numérique et monde physique. Tous les plans pour construire des objets, des voitures ou des outils, peuvent être développés en open source par des communautés de producteurs qui (1) collaborent entre eux sur différentes briques et (2) reversent le fruit de leur travail au reste du monde sur Internet. Mon exemple favori, c’est le « Global Village Construction Set » développé par Open source ecology. Ce sont 50 machines industrielles, réalisables à bas coût, qui permettent de construire une petite civilisation avec un confort moderne : les plans sont élaborés en mode collaboratif et accessibles gratuitement en ligne. La plupart des fab labs sont également basés sur ce principe génératif. Tout comme la voiture Wikispeed : lancée en 2010 elle devient en deux ans l’une des voitures les plus efficientes du monde. Ou encore l’Open source drug discovery lancé en 2008, il rassemble, 6 ans plus tard, 8000 chercheurs qui travaillent sur des maladies tropicales (délaissées par les grands groupes pharmaceutiques car peu rentables) dont aucun laboratoire ne pourra breveter les médicaments.

Bien sûr, la connaissance est un commun, elle est le produit de la collaboration de milliers de scientifiques morts ou vivants, dont les résultats devraient appartenir à tous ! Le sociologue des sciences Merton rappelle en 1942 que « the communism of the scientific ethos is incompatible with the definition of technology as “private property” in a capitalistic economy ».

L’urgence du commun

Pourquoi la pensée, la théorie et les pratiques des communs me semblent dessiner des pistes à approfondir pour les temps qui viennent ? Parce qu’à l’heure où les grandes compagnies privées accaparent les ressources naturelles et privatisent la connaissance avec la complicité des États, il nous faut reprendre possession collectivement des ressources vitales pour notre vie humaine et sociale, et les faire entrer dans un mode d’économie générative. L’historien Y. Thomas rappelle qu’en droit romain, les biens publics étaient institués comme tels pour les soustraire au commerce et les affecter à l’usage des citoyens. Mais les biens publics, qui n’étaient censés appartenir à personne, et donc à tous, ont été privatisés massivement depuis les années 1980. Et de quel droit ?! Les nappes phréatiques, certains médicaments et semences, les barrages (première source d’énergie verte en France), les autoroutes et les aéroports de Paris, sont nécessaires à l’exercice de nos droits fondamentaux et à la lutte contre le réchauffement climatique. Ils devraient impérativement être reconnus comme des biens communs, avec un régime de propriété ouverte et collective (et non public, au risque de se faire privatiser) ainsi que gérée, entre autres, par des collectifs citoyens pour s’assurer que leur exploitation réponde non pas aux intérêts privés, mais à l’intérêt collectif, comme c’est le cas de la gestion de l’eau à Naples.

Ici et maintenant

Il faudrait que l’on ait un débat collectif et citoyen pour savoir ce que l’on institut comme étant des biens communs, qu’on les retire de la logique marchande (même si des interactions peuvent avoir lieu avec le secteur économique) et qu’on mette en place des gouvernances partagées à la lumière des expériences déjà réussies. Ce n’est, en soi, pas bien compliqué d’un point de vue pratique. Mais évidemment, d’un point de vue politique, cela va à l’encontre d’intérêts puissants. Les commoners l’ont bien compris, et c’est la raison pour laquelle ils développent de plus en plus de communs urbains, à leur échelle, comme les jardins partagés, les banques alimentaires, l’autopartage, etc. C’est la raison pour laquelle vous verrez durant les prochaines élections municipales de plus en plus de listes qui se réclament « en commun », comme l’a été de manière précurseur la ville de Barcelone.

Comme le montre la vidéo, de nombreux liens s’établissent entre les communs, en tant qu’espace ne répondant ni à la logique de la maximisation du profit ni à celle de propriété privée, et l’économie sociale et solidaire. C’est de cette dernière que nous parlerons dans le prochain article.

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Sébastien Shulz

Docteur en sociologie // Post-doctorant à l’UTC Compiègne // Membre du bureau Centre Internet & Société // Collectif Société des Communs