Le dernier des vendredi

À partir de quand est-ce qu’on est devenu trop vieux pour la nouvelle musique et les nouvelles vagues ?

Shkyd
11 min readJan 26, 2022
La Grande Vague de Kanagawa, Hokusai (1830)

“Et s’ils tremblent un peu, est-ce de voir vieillir la pendule d’argent qui ronronne au salon, qui dit oui, qui dit non, qui dit : je vous attends ?” — Jacques Brel — Les Vieux

Je n’arrête pas d’entendre parler de la “nouvelle vague”. Je vois à peu près de quoi il s’agit, en termes d’artistes, d’esthéthique musicale, de public ciblé. Mais en vérité, je ne suis pas vraiment sûr. La seule chose dont je suis sûr, c’est qu’après une nouvelle vague, il y a toujours une nouvelle vague. C’est rassurant de le savoir avec 100% de certitude. On peut s’installer devant la mer, même la moins déchaînée, et voir au loin le vent qui fait onduler la surface de l’eau. C’est sans fin : elles vont et viennent sans que ça ait quelque chose à voir avec nous. Elles étaient là avant qu’on existe, et elles seront toujours là quand on sera parti depuis longtemps.

Lorsque la mer est aussi calme que le lac Suwa, le souffle de l’air fait des ondes. Il donne l’impression de voir des rides sur l’eau. Pourtant, c’est pas la mer qui vieillit : c’est les surfeurs. D’abord, ils s’émerveillent devant le miracle que leur présente la nature. Puis, il se sentent appelés par le mystère de la mer. Ils se croient assez forts pour dompter des vagues de plus en plus hautes, excitantes et dangereuses. “Catch a wave, and you’re sitting on the top of the world”¹ ! Un jour, sans le deviner, ils regardent le monde du toit de leur vague, et c’est la dernière fois. C’est fini pour eux. Les années sont passées.

Vue du Mont Fuji sur le lac Suwa, Hokusai (version colorisée, ≈1930)

Une étude menée par Deezer affirme qu’en moyenne en France, on devient, à 27 ans et 3 mois, atteint de “paralysie” musicale². On arrête de découvrir de la nouvelle musique. 65% des 5000 interrogés disent se figer et n’écouter plus que ce qu’ils connaissent déjà (car ils ont un emploi prenant, car ils sont dépassés par la masse de choix disponibles, car ils sont occupés par leurs enfants, …). Donc si à 27 ans, ce qu’on adore c’est le bal musette et l’eurodance, on est coincé avec Jo Privat & Reel 2 Reel³, jusqu’à la mort.

Je refuse d’y croire. Moi, obsolescent, après toutes ces années à écouter des heures de musique et à me forger une culture musicale ? Jamais de la vie !

Google, en recrutant le futurologue américain Ray Kurzweil, s’est donné pour mission transhumaniste d’accompagner ce dernier dans sa prophécie : permettre à l’être humain, grâce aux nanotechnologies, de devenir immortel avant la fin du siècle. Avec l’expansion d’internet, permettant d’avoir un accès illimité à tous les sons du monde et à toutes leurs histoires, je croyais avoir trouvé l’Elixir Vitae. Je croyais qu’on avait déjà trouvé le moyen d’avoir des goûts immortels, d’être incapable de devenir ringard, d’être à jour sans fin. Je croyais que c’était le goût le secret pour avoir 20 ans pour toujours…

Chaque vendredi à minuit, c’est comme une belle après-midi sur la plage d’Hossegor. Tous les 7 jours, un flux massif de nouvelle musique est mis en ligne sur les plateformes de diffusion, avec la rigueur d’une courbe sinusoïdale. Pour le rap en France, 1236 sorties sur la seule année 2021⁴, soit 22 nouveautés par semaine (si l’on en croit les calculs du mathématicien Dr. Brice Bossavie⁵). Et écouter les sorties ne suffit pas, c’est le flux qui est important : faut que ça défile tous les jours, c’est via les différents réseaux sociaux qu’on comprend les nuances, les memes, les trends, les scènes, c’est là qu’on trouve les talents, qu’on suit les fan clubs, qu’on parle un argot spécifique et qu’on achète du merch en édition limitée. Ça fait partie du jeu si on aime le rap : tout périme vite. On est pas simplement auditeur ou auditrice, on est spécialiste, passionné à plein temps. Modes, nouveautés & vagues apparaissent en slow motion. On les devine. On les connait mieux que les autres.

C’est sans prévenir, quand on pense les maitriser, que d’un coup elles s’accélèrent. Tellement de sorties et de contenu qu’il devient presque impossible de tout suivre. On vient à peine de comprendre la différence entre RK, GLK et PLK qu’il faut maintenant savoir reconnaître les nuances entre drill de Londres et drill de Chicago pour ne pas avoir l’air complètement largué. De rafraîchir frénétiquement son accueil Spotify le jeudi à 23:59, on est passé à écouter parfois les nouveautés le vendredi en fin d’après-midi, sans être certain de bien connaître tous les noms, et en comprenant un mot utilisé sur 3.

Certains finissent, dépités, par enfiler un masque, se filmer sur fond noir dans leur salon, et se demander si ils ne sont pas devenus blasés du rap⁶.

“c’est la pluie qui coule sur mon visage
j’veux rien continuer c’est invivable
j’veux jump du haut du complexe
chérie j’veux plus qu’tu m’contactes”
(snorunt – genre jss happy)

C’était quoi pour toi, le dernier des vendredi ?

Moi, ça devait être le matin du 5 avril 2019. Je rentrais à pieds de la Gare de Lyon, et j’écoutais enfin le 4e album de PNL, “Deux Frères”. Comme tout le monde. La veille du jour de la sortie de l’album, je pensais plus qu’à ça. Je suivais avec dévotion le groupe depuis 2015. Je les avais découvert, à une époque qui parait presque pré-historique, sur un mur Facebook. En suivant cette route des forums, de l’algorithme SoundCloud ou des bons comptes Twitter, chaque trouvaille à moins de 10 000 écoutes donnait l’impression de ne jamais arrêter de découvrir l’Amérique.

J’avais eu la chance d’assiter au premier showcase du groupe au Yoyo à l’automne 2015. Aujoud’hui, j’observe de chez moi les vidéos de la tournée Deux Frères, décalée à deux reprises à cause de la pandémie de covid-19. Trois ans déjà ! “Le temps passe sur ton visage, le chrono’ m’fait mal au bide”. En 2015, faire découvrir PNL à mes amis qui ne connaissaient pas, me laissait avec une étrange fierté, celle de celui qui sait, celle de celui qu’il vaut mieux écouter. Après le vendredi de la sortie de “Deux Frères”, je ne sais pas si j’ai arrêté de réellement m’intéresser à l’incandescence du rap, ou si j’avais simplement perdu la sensation d’urgence, le besoin d’être en attente constante, la sensation d’être une des gouttes qui constituent la vague. Comme si j’avais finalement fini mon tour du rap. Au début du XIXe siècle, l’explorateur britannique William Smith découvrit le continent de l’Antarctique, le dernier à être découvert, et celà sonnait la fin de siècles d’histoire humaine de l’exploration. Comme si on avait finalement fait le tour de la Terre.

“s/o tous les gars qui font les bails dans les studios
c’est nous la nouvelle génération, on va le faire, let’s go”
(La Fève — No Hook)

La cascade de Kirifuri sur le Mont Kurokami dans la province de Shimotsuke, Hokusai (≈1833), La cascade de Yoshino, Hokusai (≈1833)

Au bout d’un certain temps, les vagues deviennent vagues. On commence à se poser des questions. Pourquoi ils rappent off-beat sur des rythmes et des cadences qui semblent hors-rythme ? Pourquoi leurs projets sont remplis de titres d’1:30 qui s’enchaînent sans transition ? Pourquoi leurs structures n’ont pas de refrain mais 3 ponts et une moitié de couplet ? Pourquoi la 808 est trop forte et distordue, et détruit l’équilibre du mix ? Pourquoi les voix sont noyées dans des tonnes de couches d’autotune, d’effets et de filtres ? Pourquoi il faut que j’attende un format type le lexique de la street de Konbini pour comprendre de quoi ils parlent? Ça veut dire quoi ligidilit ? Pour comprendre, il faut quelque chose qui ne rescucite pas : la jeunesse. Une forme de virginité. La nouveauté n’est pas uniquement pour les jeunes, mais elle résonne particulièrement avec les esprits neufs. Par exemple, sauf si elle a repris un cursus tardif pour apprendre le droit des affaires à 46 ans, on n’attend pas de sa mère qu’elle traîne dans le salon avec le merch de Khali, en chantant avec sa baby voice “l’école me fait mal… l’école me fait mal…”.

Un jour, qui arrive toujours trop vite par rapport à nos plans, on envoie des liens d’écoute à des amis sans réaliser qu’ils ne cliqueront plus jamais dessus. On donne son avis sur de la musique sans voir qu’il y a bien longtemps que plus personne ne le demande. On va à des concerts sans plus comprendre pourquoi. Dans la fosse, un gamin de 14 ans avec un sweater NAVA s’amuse comme un dingue. Il est venu voir le concert des artistes qu’il écoute en boucle avec ses amis. Il connait tous les sons par coeur. Il se jette sur la scène en hurlant. L’artiste, qui a 2 chiffres et 3 lettres majuscules dans son nom, le balance dans la foule, il surfe sur le public. Souvent un penchant schizo, je suis jaloux de tout ce qu’ils ont.

Le pecheur, Hokusai (XIXe siècle)

On ne sait pas exactement à quoi pensent les pêcheurs du tableau d’Hokusai. C’est le propre de l’art de laisser la place à l’interprétation. Sur “La Grande Vague de Kanagawa”, la tempête est sur le point d’ensevelir trois oshiokuri-bune, des bateaux qui transportaient le poisson des villages de pêcheurs d’Izu et de Bōsō vers les marchés de la baie d’Edo. Peut-être ces pêcheurs ont-ils cru qu’ils pourraient traverser une nouvelle vague comme ils avaient traversé les autres, sans imaginer que celle-ci serait leur tombeau. Dans le domaine de la parfumerie, on étudie pour devenir nez. Dans la musique, l’étroit rapport avec les réseaux sociaux fait qu’on ne devient plus seulement oreille, on devient également pouce. Un pouce qu’on muscle à coups de scrolls : en suivant les threads, en cherchant les playlists de niches, en swipant les reels

Devenir professionnel de la musique, c’est passer beaucoup de temps à dire aux autres qu’on est “sous l’eau”. Pas “sous l’eau” parce qu’il est difficile d’écrire, de manager, de dénicher, de contacter des nouveaux talents et suivre des nouveaux projets. “Sous l’eau” parce qu’il faut savoir qui sont les nouvelles têtes, quels sont leurs réflexes de consommateurs, quelle est la raison derrière la bagarre entre deux twitcheurs, qu’est-ce qu’il se cache derrière le succès d’un YouTuber de 12 ans à la mode, qu’est-ce qu’il se dit sur les groupes Discords secrets, quel est le secret pour atteindre les micro-influenceurs TikTok…

Travailler dans la musique ressemble parfois à un spectacle embarassant où l’on observe des oreilles et des pouces de quasi-quarantenaires bientôt largués, qui regardent au dessus des épaules de quasi-vingtenaires hyper-connectés. C’est là, à la frontière imaginaire du professionnel et du personnel où tout est à la distance d’un message privé, que les jeunes âmes se font absorber par celles qui refusent de vieillir. D’anciens pêcheurs qu’on reconaissait pour leur capacité à capturer les nouveaux talents, qui deviennent ou deviendront de nouveaux pêcheurs, dont on se souviendra pour les transgressions. Ceux qui profitent d’un statut inventé par une fonction dans le “milieu” pour transformer l’activité de suivre l’actualité du rap français en sordide épisode de New York Unité Spéciale⁷, en une triste saison de The Affair⁸.

Vague masculine, Hokusai (≈1845), Vague féminine, Hokusai (≈1845)

“Beaucoup de pratiques courantes dans la communauté des critiques et des fans hardcore de musique sont des pratiques de petits garçons parfois pathétiques : les classements, les comparaisons, les concours de connaissances, la course à l’affirmation la plus définitive sur tel ou tel artiste, genre ou disque”
(Étienne Menu à propos du Le fanzine Ventoline, Musique Journal⁹)

Dans ce spectacle, ceux qui commentent le font sans s’interrompre, comme s’il n’y avait plus de bout de Terre à explorer. Formats, interviews, jeux — toutes les idées semblent avoir été déjà exploitées, de manière organique par de vraies personnes, ou de manière cynique par des médias discrètement mis en place par des marques ou des labels. Au large, des nouvelles expressions artistiques se distinguent par leur mystère et leur caractère excluant. On nourrit son audience en tweets supprimés immédiatement après publication, en merch disponible pendant 24H uniquement, en live insta dans la nuit , en acapella vendues en NFT… Tout ce qui peut essayer de repousser l’ancien monde.

Finalement, l’Antartique n’était pas le dernier des continents découverts par l’Homme. Des géo-scientifiques annoncèrent en 2017 avoir mis la main sur un continent enseveli, au large des côtes australiennes, du nom de Zealandia. Pour certains, un vendredi est déjà devenu le dernier. Pour les autres, l’exploration continue ou commence.

“Je regrette l’époque où j’passais mes journées sur mon vélo
En cas de famine, j’ai de la vengeance au congélo
Elle m’a déjà pris trop de monde, si j’vois la faucheuse, je la fauche
J’essaye d’écouter l’ange de droite, mais j’confonds ma droite & ma gauche”
(H Jeune Crack — Le Sucre)

Regarder l’horizon quand on s’assied devant la mer, ça donne envie d’avoir quelque chose à raconter. Il doit bien y avoir une centaine d’haikus sur le sujet. Des dizaines d’histoires de vieux pêcheur japonais à réciter. Une vieille anecdote de plage un peu marrante de quand on avait 15 ans. Devant la mer, on se pose beaucoup de questions sur l’existence, les distances, pourquoi on se perd dans le temps. Parfois, il faut juste savoir se taire, pas parce qu’on a plus rien à dire, au contraire — parce qu’il faut laisser les autres s’exprimer et créer leurs histoires. Il est tard, le vent commence à se lever. Après une nouvelle vague, il y a toujours une nouvelle vague. C’est rassurant de le savoir avec 100% de certitude.

Tête d’un vieil homme, Hokusai (≈1845)

¹ • Référence à la chanson “Catch A Wave” (The Beach Boys), sorti en 1963 et issu de leur album “Surfer Girl”. Les Beach Boys sont un groupe amércain iconique des années 60, associés au sous-genre du “surf rock”

² • “27 ans et 3 mois : l’âge auquel les français semblent touchés d’une forme de paralysie musicale(Deezer, 2018)

³ • Jo Privat est un grand nom de l’accordéon français, que l’on entendait fréquemment dans les bars dans les années 30. Reel 2 Reel est un groupe de dance music, dont le titre “I Like To Move It” est un incontournable

⁴ • Chiffres recensés par RapMinerz — on est à ce niveau de dévotion

⁵ • Brice Bossavie n’est pas réellement mathématicien. Il est journaliste, et ces chiffres proviennent de son article “Rap français : trop d’albums, peu d’idées” (Abcdrduson, 2022)

⁶ • Je suis blasé du rap”, Le Chroniqueur Sale (2021)

⁷ • “Dans le système judiciaire, les crimes sexuels sont considérés comme particulièrement monstrueux. À New York, les inspecteurs qui enquêtent sur ces crimes sont membres d’une unité d’élite appelée Unité spéciale pour les victimes. Voici leurs histoires”. Ceci est évidemment en référence avec les trop nombreuses affaires liées à ce secteur, dont la plus récente concerne Hype Hagrah.

⁸ • “The Affair” est une série américaine diffusée en 2014. Elle parle d‘une relation adultérine.

⁹ • “Le fanzine Ventoline dit non à la critique musicale phallocrate” (Étienne Menu pour Musique Journal, 2020)

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Shkyd

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