Je suis sensé répondre aux blagues psychophobes ?

Dandelion
7 min readSep 29, 2018

Quand : septembre 2018
Lieu : une réunion de labo à l’université
Qui : toutes les profs du labo théâtre, je suis le seul doctorant présent
Sujet : grosse réunion de rentrée. Genre, 4 heures de réunion

Avant que ça ne commence vraiment, ça discute à base de “qu’avez-vous fait cet été ?”. Je m’assois avec une nouvelle et j’étais de socialiser un peu (c’est une étudiante de master en formation continue). Une prof vient et s’assoit à côté de moi. On papote. Je tilte qu’elle passe du tu au vous d’une phrase à l’autre. Ça me perturbe un brin, d’autant qu’après trois ans, on me considère enfin comme partie intégrante de l’équipe, tout le monde a fini par adopter le tu pour me parler. Du coup, je lui fais gentiment remarquer en plaisanter (j’ai appris à faire plutôt que m’écrier “bordel mais dis moi si tu préfères tu ou vous !!!” ce qui serait plus efficace, mais les neurotypiques n’aiment pas vraiment les mots efficaces).

“Hey, tu as remarqué que quand tu me parles tu utilises le tu ou le vous dans une même phrase ? *sourire*
_Oh oui ! T’inquiète, j’ai tendance à faire ça quand je vois pas les gens pendant trop lontemps… Ça m’arrive tout le temps, je sais, c’est mon petit côté schizophrène ! * graaaaaaand sourire + rire*”

Comme un coup de poing dans l’estomac, ma respiration est coupée, mon esprit vire au blanc. Qu’est-ce qui vient de se passer ? D’où ça venait ça ? J’étais incapable de répondre. Et la voix dans ma tête de se mettre à hurler “souris connasse ! Ils veulent que tu souris, alors tu souris saleté !”, et j’ai souri. [on notera l’usage spécifique du féminin dans mon cerveau, mais c’est une autre longue histoire]J’ai souri et changé de sujet. Je suis extrêmement doué pour ça. Un peu comme si les humains étaient des chiens, et que je leur jetais une balle de mots, les regardais courir après pendant que je pars me planquer d’eux.

Ironie : le schizophrène de l’histoire ne passe pas constamment du tu au vous parce qu’il a besoin de points fixes dans l’univers et que tu et vous ont un sens et qu’il ne les utilise donc pas aléatoirement.
Ironie² : ceci prouve, une fois de plus, à quel point les gens ne savent pas ce qu’est la schizophrènie.

C’est une de mes difficultés : je suis complètement incapable de signaler aux gens qu’ils sont psychophobes quand leur psychophobie vise la schizophrénie. Je peux le faire quand ça touche l’austime, les troubles bordeline ou bipolaire, le SSPT, l’OCD… mais la schizophrénie ? Rien à faire. Pourquoi cette différence ? Plusieurs raisons j’imagine…

1/ Iels sauront
C’est une raison touchant à la paranoïa. Mais il y a cette voix qui hurle “si tu signales leurs mésusage de la schizophrénie, alors iels sauront que tu es schizophrène”. Je sais que c’est ridicule. Quand je les reprends sur le trouble bipolaire, iels ne supposent pas automatiquement que je suis bipolaire. Mais je suis convaincu que si je le fais pour la schizophrénie, IELS SAURONT. Et si iels savent, c’est dangereux parce que…

2/ Rien n’est plus sérieux qu’une blague
… parce que leurs blagues montrent à quel point iels savent peu et ce qu’iels en pensent vraiment. Et encore, la blague présentée en intro est minime par rapport à ce que j’ai appris à considérer comme habituel. Le dernier été où j’ai travaillé à Lidl, le magasin avait été aggrandi. Du coup on devait porter des casques avec micro pour communiquer à travers tout le magasin. C’était pas évident à gérer (surtout pour moi, avec ma sensibilité aux sons et le fait d’entendre des voix). C’était une grande cause de stress pour tout le monde. Un jour, je m’occupais de clients difficiles (comprendre : des putains d’emmerdeureuses) et je pouvais entendre une collègue plaisanter dans mon oreille “et bah on va tous virer schizo et tuer tout le monde ! *rire de tous les collègues*”. Pour mes collègues, les gens comme moi sont des tueurs fous. Alors que le port de ce casque était effectivement très difficile pour moi, il m’était impossible de leur demander de l’aide ou d’en être simplement dispensé. Je leur avais dit que j’étais schizophrène, il y a de fortes changes qu’iels m’auraient considéré comme un tueur. Vous pouvez me dire tout ce comme iels me connaissaient depuis des années, découvrir cette part de moi ne changerait pas leur opinion sur moi. Vous auriez tort. Ça ARRIVE. Le mot “schizophrénie” change la façon dont beaucoup de gens me voient parce que dans leur tête c’est un synonyme de tuer fou.

Et qu’en est-il de ma prof ? Apparemment, pour elle schizophrène est un synonyme pour “incohérent”, “instable”, quel impact ça pourrait avoir sur son opinion sur mon travail universitaire si elle l’apprend ?

C’est pour ça que j’ai peur de signaler aux gens que leurs blagues sont mauvaises. Je sais que ces blagues font partie du problème, je sais qu’elles sont toxiques. Mais si je dis quelque chose et qu’iels en déduisent que je suis schizophrène, qu’est-ce qui se passera pour moi ? Dire aux gens qu’on est schizophrène n’est pas sans conséquence…

3/ Ça fait putain de mal
Vraiment. La blague de ma prof, la blague de mes collègues, ça fait mal. Comme un coup de poing dans le bide. C’est pas une image, c’est exactement la même. Ces blagues ont un impact physique sur moi. Je suis physiquement incapable de répondre. Je sais me battre, me défendre, avec les poings ou le smots. Mais l’effet de surprise n’est pas négligeable. Je ne suis pas sensé me prendre un uppercut en réunion. Ce n’est pas sensé arriver. Je ne suis pas préparé à ça. Je ne suis pas prêt à me défendre. Alors j’ai juste mal. Après tout, c’est une prof sympa, et j’aimais beaucoup mes collègues de Lidl. Alors quoi ? Si je dis quelque chose, je serai encore le rabat-joie de service. Alors que si iels m’avaient frappé dans le ventre, tout le monde aurait été choqué et se serait écrié “MAIS BORDEL QU’EST-CE TU FOUS ?”. Mais là ? Soit iels ont ri, soit iels n’y voyaient aucun problème. Quand ta souffrance devient une blague et que personne ne voit le problème, ça ajoute encore une couche de douleur.

4/ Ne laisse personne voir que t’as mal
Le harcèlement scolaire m’a appris beaucoup de choses niveau comportement en société. Ça m’a notamment appris de ne jamais montrer aux gens qu’iels t’ont blessé, ou iels en rajouteront. Alors j’ai appris à cacher la douleur. “Les éléphants se cachent pour mourir”. J’ai appris à serrer les dents, assécher mes yeux et mordre ma langue. Quand ce genre de chose arrive, si je ne peux pas répondre, j’attends simplement le moment où je pourrai me traîner dans un coin, caché du monde, et vomir ma douleur. J’ai peur que si je dis “cette blague me blesse”, les gens en remettront une couche juste pour “m’embêter”.

Parce que oui, j’ai déjà essayé. Et c’est arrivé. Ma douleur rend la blague encore plus drôle.

“Un simple sourire peut effrayer tellement de gens” (au passage, j’ai appris à sourire comme ça à Lidl justement)

Alors les voix sont rôdées maintenant.
Les laisse pas voir
Ta gueule
Et souris
Souris pour le spectacle
Parce que c’est un spectacle
Alors souris connasse

Je ne suis pas capable de répondre aux blagues sur la schizophrénie à cause de tout ça : j’ai peur qu’iels comprennent ce que ça veut dire pour moi, que ça change dangereusement leur opinion de moi, et qu’iels s’en servent pour me blesser encore plus. Parce que ça m’oblige à voir en face, encore une fois, la vision que les gens ont des gens comme moi, et rien que ça m’empêche de dormir… Je me sens coupable de pas y arriver, je me sens minable. Je devrais être capable de répondre, de renvoyer la balle. Mais je n’y arrive pas.

Je suis blessé.
J’ai mal.
Et je ne peux pas répondre.

J’essaie de me dire que c’est ok. Je ne m’en voudrais pas si c’était vraiment une attaque physique (qu’est-ce que je raconte ? Bien sûr que si je m’en voudrais ! Il y a toujours un moyen de s’en vouloir, mais ça aussi c’est une autre histoire).

Mais peut-être que je peux te le dire : c’est ok si tu ne peux pas répondre, si tu es blessé et que tout ce que tu peux faire c’est lécher tes blessures. C’est complètement ok. Quelle que soit l’oppression que tu affrontes (parce que ça marche pour toutes), c’est ok de ne pas être capable de répondre du tac au tac. Trouve des allié·es qui comprennent la douleur et qui pourront t’aider à guérir et soigner tes blessures. Tu ne peux pas mener toutes les batailles. Trouve des gens qui peuvent se battre pour toi, ou qui au moins te protégeront quand tu es au sol. Des gens qui seront en colère pour toi quand tu ne peux pas l’être, et qui pourront te faire un câlin (virtuel) pour soulager la douleur.

Si tu es un allié·e, comprends à quel point ces blagues et mésutilisations sont banales et pourquoi on ne peut pas toujours répondre, et que ça ne veut pas dire que c’est ok pour autant. On a besoin que tu donnes de la voix quand la nôtre est coupé parce qu’un coup dans l’estomac nous a coupé la respiration.

Si tu fais ce genre de blagues et “pense que c’est ok parce que personne ne t’a dit que ça les blessait”, il y a des chances que les gens que tu as blessé considère qu’on ne peut pas te faire confiance. (je te laisse méditer là-dessus)

Chère âme blessé qui choisit de se cacher avec les éléphants, c’est okay d’avoir mal à cause de ça. Ça fait putain de mal, je sais… Soigne tes blessures, on t’attendra.

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Dandelion

Non-binary French writer, theatre PhD student, metalhead and rain lover. Here, I write about living with schizophrenia. I'm owned by a cat.