Lettre ouverte d’un athée à la République

Jean-Charles Simon
8 min readFeb 13, 2016

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Très chère République,

Depuis quelque temps, j’ai l’impression désagréable que tes préoccupations tournent exclusivement autour de ceux qui se revendiquent d’une religion. Il semble n’être plus question que de leurs droits et de leurs protections. A tel point que je perçois une forme de relégation de ma condition d’athée au sein d’une hiérarchie implicite de la communauté nationale qui serait en train de s’établir.

Pendant de nombreuses années, il m’a semblé facile de ne pas prêter trop attention à toutes ces questions, ou plus exactement de ressentir une agréable insouciance à ce propos. Les croyants de différentes religions et les non-croyants que je côtoyais me paraissaient également empreints d’une discrète sérénité quant à leur place dans la vie publique. Par-delà nos différences, les mœurs républicaines et laïques me paraissaient organiser paisiblement l’espace commun.

Mais depuis les années 90, des revendications plus aiguës m’ont paru se faire jour. Par touches successives, certains religieux ont souhaité affirmer leur identité dans des lieux publics. Des responsables religieux ont exprimé la volonté de faire entendre leurs visions sur des questions sociales ou politiques en disposant, de par leur nature, d’une présomption de respectabilité et de légitimité. Dans les populations les plus jeunes, notamment, le port de signes distinctifs s’est accru, les tenues vestimentaires se sont pliées à des exigences confessionnelles.

Peu à peu, c’est comme si la République avait été testée, éprouvée dans sa tolérance à faire droit à ces revendications. Le souvenir de jeunes filles apparemment décidées à susciter une réaction de l’école publique en portant le voile a été marquant. Comme si on cherchait à provoquer la laïcité pour pouvoir se plaindre de sa réaction. La loi de 2004 est ainsi devenue inévitable face à ces provocations, traitant au demeurant avec mesure de tous les signes confessionnels à l’école publique. Mais elle a été utilisée par les prêcheurs de haine pour stigmatiser un racisme supposé de la France. Un comble de la part de ceux qui émettaient ces propos, champions de l’intolérance. Et une absurdité quant au traitement équitable de toutes les religions à travers cette loi (voile, kippa, croix ostensibles…), autant que par l’oubli de la générosité hors norme de la France au profit de l’enseignement privé confessionnel — une échappatoire évidente à la loi de 2004 pour ceux qui souhaitent lier éducation et foi religieuse. Rebelote s’agissant des procès d’intention en 2010 avec la loi dite de la burqa, alors même que son port est également interdit dans certains pays musulmans, ou que l’objectif de sécurité publique dans les motivations du législateur était à la fois évident et légitime, et portait sur toute tenue masquant le visage.

Les trois grands monothéismes pourraient être cités dans ce débat. Mais il est un fait que c’est au travers de l’islam que sont apparues les principales piques adressées à notre modèle républicain. Menus des cantines, mixité, égalité hommes/femmes, vie au travail et dans les services publics, nature des enseignements… : autant de terrains de crispations qui ne sont certes pas le monopole de l’islam mais où il aura été singulièrement le plus représenté. En retour, une affirmation nouvelle de traditions ou de références chrétiennes, notamment, a semblé devoir y répondre, comme dans un cercle vicieux. « Racines chrétiennes » de la France qu’il faudrait aller jusqu’à constitutionnaliser ; crèches en mairie défendues ou instaurées comme un étendard, au nom d’une supposée tradition ; quand tout cela ne tombait pas carrément dans des provocations du type des « soupes au cochon ».

Dans le même temps, par on ne sait quel chemin dévoyé, un conflit exclusivement territorial du Proche-Orient paraissait devoir être importé ici sous la forme d’une tension publique et confessionnelle entre juifs et musulmans.

De l’inquiétude légitime née de discours voulant faire prévaloir des lois religieuses sur celles de la République, il a en fait surtout résulté une affirmation identitaire sur des fondements religieux, et non laïcs !

Et en réponse aux agressions et aux crimes terroristes commis au nom d’une religion sur notre sol, quel paradoxe d’entendre tant de discours préconisant une meilleure prise en compte du religieux pour apaiser des communautés, par exemple dans les programmes scolaires ou en matière d’accompagnement et d’aménagement de lieux de culte. Avec des injonctions à accepter une laïcité « ouverte », voire « positive », c’est-à-dire à faire toujours plus de place au religieux.

Le comble aura été atteint quand, ces dernières semaines, le président de l’Observatoire de la laïcité, un organisme public dont on aurait pu espérer en cette période difficile une défense vigilante des valeurs laïques, fait d’un imaginaire « intégrisme laïc » le problème de la société française… Formule on ne peut plus choquante à un moment où un intégrisme religieux, en l’espèce l’islamisme, tue un peu partout sur la planète et en France. Comme si c’était à l’inverse des laïcs qui perpétraient des crimes au nom de leurs croyances, comme si leurs valeurs tuaient, comme si elles étaient à l’origine de privations de liberté. Renversement insupportable de la situation d’agressé à l’accusation d’agresseur.

Malgré une réputation de laïcité rigoureuse, la République française me paraît au contraire d’une tolérance coupable et croissante à l’égard des convictions religieuses. Comme athée, je dois ainsi financer sans le moindre choix, par mes impôts, quantité de dispositifs aménagés au profit des religions. Par exemple, la très généreuse subvention par l’Etat de l’enseignement privé confessionnel sous contrat. Si l’existence de tels établissements n’est évidemment pas un problème, pourquoi son véritable coût n’est-il pas pris en charge par ses usagers ou les communautés qui s’en réclament ?

Comme athée, je dois également accepter (et financer) la mise en place des « menus de substitution » dans les cantines d’établissements scolaires publics, pour faire droit aux interdits alimentaires dictés par des textes religieux. Dans un autre registre, j’observe qu’il est recherché une place plus grande pour l’enseignement du fait religieux — en espérant qu’il reste historique, et relate notamment les crimes innombrables qui y sont liés. Parce qu’il faudrait ainsi témoigner une forme de déférence à des croyances qui vivraient mal l’enseignement strictement scientifique de l’histoire… Tout comme il serait demandé aux enseignants de faire preuve de « tact » au sujet des programmes des disciplines scientifiques. Un premier pas vers la tolérance, par exemple, des délires créationnistes pris en compte dans certains pays.

Comme athée, il me faut aussi contribuer à l’entretien direct de lieux de culte, à tout le moins sur le périmètre issu des lendemains de la loi de 1905. Mais aussi des cimetières, et de leurs spécificités confessionnelles. Sans compter la concession de l’espace public qui est demandée par les différents cultes. Je dois aussi accepter des processions ou d’autres manifestations que le législateur de 1905 avait dû renoncer, à l’époque, à interdire sur la voie publique — ce qui ne justifie pas pour autant la persistance de cette tolérance, sauf à refuser toute évolution législative. Et depuis quelque temps, comme pris en otage, je participe comme contribuable à l’extension de la protection des lieux de culte… contre les menaces que font peser entre eux les fanatiques religieux !

Comme athée, je dois encore accepter que plusieurs jours fériés soient liés aux fêtes catholiques. Ce qui ne me posait pas de difficulté dès lors que ce calendrier était un héritage culturel que chacun pouvait prendre avec distance, mais qui le redevient dès lors qu’il est proposé, par symétrie, d’ajouter des jours fériés propres à d’autres confessions. Redonnant ainsi à l’ensemble de ces journées une coloration strictement confessionnelle, sans ménagement pour ceux qui rejettent toute religion et l’existence de Dieu.

Comme athée, j’observe une révérence croissante et marquée à l’égard du religieux par des responsables publics. Qui se sentent apparemment obligés, dans le cadre de leur mandat pourtant républicain, de témoigner leur solidarité et un respect appuyé à l’égard des communautés religieuses, par exemple à l’occasion de leurs fêtes diverses. Avec, et c’est le plus dérangeant, le renforcement du sentiment qu’elles recèleraient quelque chose de sacré, plus que toute autre conviction. Ce qui ne peut que choquer tous ceux dont je suis qui estiment non seulement tout à fait infondé, mais de surcroît très dangereux d’accorder une position particulière aux religions dans le grand registre des convictions. Comme si, par distinction des autres idées, textes, valeurs et récits, ceux de la religion étaient d’une certaine façon intouchables. Cette prétention, portée par beaucoup de croyants et en particulier les plus fondamentalistes d’entre eux, fait le lit de toute l’irrationalité et de la dangerosité des discours religieux, par exemple en intimidant les moins pratiquants — situation subie par exemple par de nombreux musulmans en France — et posant les bases du discours intégriste. S’il lui est concédé une dimension sacrée dans l’espace public, comment contester la parole du discours religieux, y compris le plus excessif ?

Comme athée, j’ai dû ainsi supporter, au moins jusqu’au carnage du 7 janvier 2015, quantité de discours sur la prudence dont il fallait faire preuve quand on parlait de religion, avec des tentatives régulières de faire émerger une forme de délit de blasphème, par exemple à l’encontre de Charlie Hebdo. Et un peu plus d’un an après le massacre de cette rédaction au nom d’une religion (peu importe qu’il s’agisse d’une conviction minoritaire ou non dans ladite communauté religieuse), les propos critiques, voire injurieux et menaçants à l’égard de la liberté de ton de ses survivants sont à nouveau très vifs, comme si tout ce qui avait pu être dit alors sous le coup de l’émotion était déjà oublié. Dans un autre registre, il a fallu aux non-croyants subir, au cours d’un débat de société légitime, celui du mariage pour tous, la coalition des clergés — catholiques en tête — , farouchement opposés à ce texte. S’appropriant au passage les valeurs et les concepts liés à la famille, transportant celle-ci sans la moindre légitimité intellectuelle sur le terrain religieux. Et alors que dans bien d’autres débats législatifs, les opposants — qui ont pourtant souvent quelque chose à perdre les concernant directement, ce qui n’était pas le cas en l’espèce ! — sont maltraités, ceux représentant les cultes ont été l’objet de toutes les précautions. Encore une fois, avec une forme de droit présumé à un traitement de faveur, à des égards particuliers qui ne sont accordés à aucune autre partie prenante dans le débat public et dans la société.

Comme athée, convaincu (c’est — encore ? — mon droit) que les écrits et croyances des grandes religions monothéistes n’incarnent aucun progrès, sont difficilement compatibles avec les valeurs des Lumières et avec le respect des droits de chaque individu, qu’ils sont peu soucieux, c’est une litote, d’égalité hommes-femmes, qu’ils stigmatisent nombre de comportements et de choix sur lesquels ils ne devraient avoir aucun droit dans une société moderne — depuis les orientations sexuelles jusqu’à l’apostasie — , j’ai le sentiment que de telles convictions sont ignorées par une République si soucieuse « d’apaisement » et « d’ouverture » à l’égard des religions, si craintive des tensions suscitées par celles dont les manifestations sont les plus agressives.

Dès lors, tout ce qui pouvait être admis sans difficulté, sans même y penser — par exemple l’effort de contribuable évoqué ci-avant — lorsque la société et les mœurs conduisaient à maintenir les religions à distance de l’espace public, tout cela devient insupportable quand il est question d’aménager la vie publique à leur convenance, au gré de leurs revendications. Au prétexte de réduire la laïcité à une seule neutralité à l’égard des différentes religions (et pourquoi pas de nouvelles ? Pourquoi, demain, scientologues, raëliens ou autres ne feraient pas valoir eux aussi leurs revendications ?).

Si ce concept de neutralité peut être retenu, il doit évidemment valoir, aujourd’hui, vis-à-vis des non-croyants autant que des croyants. Ce qui conduit forcément à replacer les religions hors l’espace public partagé, sauf à mépriser gravement tous les non-croyants. C’est aussi, j’en suis certain, la meilleure et si nécessaire protection de notre République contre la montée de la conflictualité liée aux religions.

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