Neutralité du net, 5G, RGPD : trois leçons d’Amérique du Nord 🇨🇦🇺🇸

Sébastien Soriano
12 min readApr 18, 2018

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Je me suis rendu au Canada (4 jours : Toronto, Montréal, Ottawa) et à Washington (1 jour) pour un voyage d’étude du Berec. Le Berec, c’est l’organe européen qui rassemble les 28 régulateurs des télécoms (dont l’Arcep pour la France). Son but est d’assurer une construction cohérente du marché des télécoms sur notre beau continent — une gageure éreintante mais passionnante. J’ai eu le plaisir de présider le Berec l’an passé (quelques éléments de mon action ici ou ) et à ce titre de faire partie du bureau pendant trois ans et de participer à des voyages d’études très enrichissants (côte Est US il y a deux ans et Inde l’an dernier). Cette année j’étais en compagnie de mes collègues d’Autriche, Irlande, Suède, Chypre et Serbie, ainsi que de l’excellente directrice Europe et international de l’Arcep.

Ceci ne constitue pas un compte rendu de ce voyage d’étude. Il y en aura un officiel dans quelques temps, ainsi que des coopérations qui seront annoncées. Il s’agit d’un partage d’analyses personnelles et rapides s’adressant à un public plutôt expert, et qui n’engage pas le Berec (ni l’Arcep au passage).

Les trois leçons que je tire de ce voyage d’étude Canada-US ont trait aux principaux enjeux sur lesquels nous avons échangés avec les nombreux intervenants qui ont pris le temps de nous recevoir — qu’ils en soient infiniment remerciés 🙏 :

  • la neutralité du net : alors que la FCC vient de retirer l’ “order” adopté en 2015 aux États-Unis et que l’Europe s’est dotée d’un Règlement, quelle est la vision canadienne de la neutralité du net ? quelles sont les chances d’un retour à la situation antérieure aux US ?
  • la 5G, c’est le buzzword des télécoms : alors que les normes et les équipements doivent arriver dans quelques mois, quelles sont les ambitions des autorités et des opérateurs nord-américains ? quelles leçons en tirer pour l’Europe ?
  • le RGPD, qui ne faisait pas partie de notre ordre du jour mais s’est invité dans presque tous les rendez-vous : comment l’approche européenne en matière de vie privée est-elle perçue au Canada et aux US ? L’Amérique du Nord est-elle susceptible de nous suivre ?

Je n’ai pas la prétention d’avoir cerné tous les tenants et aboutissants de ces sujets en quelques jours. Par ailleurs j’ai été vraiment vite sur les références, peu exhaustives. Merci par avance de vos commentaires pour challenger et enrichir.

Sébastien Soriano

à la délégation de l’Union européenne au Canada

Neutralité du net : méfiez-vous des cerisiers en fleur

Si internet n’a pas de frontières, sa neutralité elle, en a bien une. Passer du Canada aux États-Unis, c’est opérer un changement complet de paysage.

Le Canada est à ma connaissance le seul pays qui disposait de règles de neutralité du net avant même que cette notion ait existé explicitement. Le Telecommunications Act de 1993 prévoit en effet un principe de non-discrimination et à ce tire le régulateur canadien, mon homologue la CRTC, a déjà pris de nombreuses orientations et décisions, assez fermes, en la matière. Le cadre de régulation semble globalement accepté par les opérateurs, même s’ils apprécieraient (ce qui est classique) davantage de souplesse dans la mise en œuvre, notamment pour ce qui concerne les fameuses offres de “zero rating”.

CRTC et Berec, Ottawa

La particularité canadienne tient aussi à l’importance de l’audiovisuel dans le paysage. D’une part, les grands opérateurs sont tous verticalement intégrés, possédant les principales chaînes de télévision et stations de radio et parfois de la presse écrite et des clubs de sports. D’autre part, la dimension culturelle est forte dans les politiques publiques, en particulier par rapport aux contenus de langue française et de culture canadienne. D’ailleurs, la contrepartie gouvernementale de la CRTC est le ministère du Patrimoine canadien (en France c’est Bercy pour l’Arcep). Point intéressant concernant l’intégration verticale : les contenus audiovisuels doivent tous pouvoir être accessibles chez tous les opérateurs et la CRCT est chargée d’y veiller.

Au Canada, le débat s’est particulièrement polarisé ces temps-ci sur les enjeux de lutte contre le piratage. Les opérateurs télécoms — qui sont donc aussi acteurs de contenus — poussent pour un système d’autorégulation dans lequel, en gros, ils partageraient une liste noire de sites de piratage que chacun d’entre eux pourrait alors bloquer. Les tenants de la neutralité du net, qui ne goûtent guère au principe même de blocage, estiment que le minimum minimorum serait que cela se fasse dans un cadre juridique clean, donnant des garanties institutionnelles quant au respect de la liberté d’expression. Le Règlement européen sur la neutralité du net est à cet égard cité en exemple : son article 3 prévoit des exceptions de ce type à la neutralité du net mais seulement lorsqu’elles sont prévues par la loi et opérées à certaines conditions bien définies.

Aux États-Unis, la société civile reste extrêmement mobilisée sur la neutralité du net. Nous avons été surpris par la sociologie des associatifs que nous avons rencontrés et l’importance visible de leurs fonds. On est loin de la philosophie un peu underground et familiale (ce n’est pas une critique !) que l’on connaît parfois en Europe et que l’on avait découvert en Inde avec le Berec.

Entrée du bâtiment du Center for democracy and technology, Washington

Du côté des agences de régulation, FCC et FTC, le sujet semble désormais entendu : les fournisseurs d’accès ne sont (finalement) pas des “common carriers” (contrairement aux opérateurs du téléphone, allez savoir pourquoi) et ils tombent dans le champs du droit commun (droit de la concurrence et droit de la consommation) sous le contrôle de la FTC.

FCC, Washington

La FCC a réduit les obligations des fournisseurs d’accès à internet à un devoir de transparence : s’ils mettent en œuvre des pratiques de gestion du trafic, cela doit être connu des utilisateurs. Ensuite la FTC peut être amenée à vérifier que le comportement des opérateurs n’est pas “unfair or deceptive” au titre du droit de la consommation, typiquement s’ils ne sont pas assez transparents sur leurs pratiques ou s’ils dégradent tellement la qualité de certains contenus qu’on ne plus appeler cela internet. Les pratiques commerciales de type “zero rating” paraissent difficilement pouvoir entrer dans cette catégorie et semblent donc essentiellement soumises au droit de la concurrence. Or le marché mobile américain est vu comme “très concurrentiel” par les deux agences, de sorte que ce n’est que sur le fixe, où les consommateurs américains n’ont souvent qu’une offre d’un monopole local du câble à leur disposition, que des limites pourraient, éventuellement, au cas par cas et après coup, être posées par la FTC.

La différence profonde entre les approches canadienne et américaine, c’est celle du statut des réseaux télécoms. Les considère-t-on comme un bien commun / un service public / une infrastructure essentielle ou s’agit-il d’un marché comme les autres, soumis au seul droit de la concurrence et de la consommation ?

Au Canada, le sujet ne fait pas débat, d’autant qu’il est ancré dans la culture de régulation depuis… plus d’un siècle ! La non discrimination du Telecommunications Act est héritée d’un même principe qui s’applique au transport ferroviaire depuis 1906 (Railways Act). La logique est simple : une infrastructure neutre “rend libre” ses utilisateurs et crée un effet de levier beaucoup plus fort sur l’ensemble de la société et de l’économie. Il n’y a certes pas de cadre spécifique à la neutralité du net au Canada, mais il y a au fond peut-être mieux que cela : un attachement durable, évident, à l’égalité d’accès aux réseaux. Tel l’érable, dont la floraison est peu spectaculaire, la saveur est à l’intérieur, dans la sève. Les États-Unis sont, eux, les rois de l’essuie-glace, avec un débat sur la neutralité du net qui ne cesse d’aller d’un côté puis de l’autre depuis plus de dix ans. Je me souviens de la visite que j’avais reçue à l’Arcep en 2015 des autorités américaines, venues faire la promotion de l’ “Open internet order” et de la communication déployée par la FCC au Mobile world congress à Barcelone la même année. À Washington, les cerisiers étaient en fleur cette semaine, mais les saisons changent vite…

extraction de la sève d’érable

5G, alerte rouge sur l’Europe

Le Canada et les États-Unis partagent globalement le consensus mondial sur ce que sera la 5G : sur le marché résidentiel, essentiellement un upgrade de la 4G (en gros : plus de débit) ; en revanche une véritable révolution de la connectivité à travers un internet des objets généralisé et temps quasi-réel. Villes connectées, véhicules connectés, usines connectées, hôpitaux connectés, ports connectés et j’en passe.

Le corollaire de cette révolution de la connectivité que va apporter la 5G, c’est l’enjeu de compétitivité inédit que cela représente. Qu’un pays prenne du retard dans le développement de sa 3G et de sa 4G, c’est évidemment problématique (je ne vais pas dire le contraire vu l’énergie déployée par l’Arcep pour permettre la généralisation de la 4G en France) mais c’est d’abord un enjeu intérieur et télécom. Alors que les pays qui se positionneront plus vite sur la 5G seront en avance pour développer des véhicules autonomes et des solutions industrielles exportables, pour accroître la compétitivité de leurs infrastructures notamment portuaires et aéroportuaires et donc leur place dans le commerce mondial, pour doper l’efficacité et l’automatisation de l’ensemble du tissu industriel… La 5G sera donc un facteur essentiel de compétitivité d’un pays : non seulement pour la scène Tech, comme enabler du Big data et de l’IA en permettant le passage à l’échelle de la collecte de data (ce qui est d’ailleurs déjà largement possible avec d’autres technologies d’internet des objets tel que le LPWAN de Sigfox ou LoRa comme je le rappelle souvent), mais aussi tout simplement pour rester dans la course du commerce mondial.

L’Amérique du Nord l’a manifestement très bien compris. La 5G est un élément essentiel du “spectrum outlook” canadien et des pilotes sont en cours de déploiement à Toronto, Montréal et ailleurs, ainsi qu’un projet prometteur de corridor 5G Québec-Ontario.

Quant aux États-Unis, la FCC fait état d’une très forte poussée de la part des grands acteurs télécoms et industriels américains et l’agence nous a semblé très mobilisée pour ouvrir rapidement les fréquences et simplifier les règles d’installation des réseaux. En toile de fond, ce qui motive l’Amérique du Nord, c’est aussi le spectre de la Chine. La Chine déploie, de l’avis de tous, une énergie sans pareille sur la 5G, avec une stratégie de déploiement très offensive au niveau des infrastructures (ports, routes, voies ferrées, etc.) s’appuyant sur des équipementiers, Huawei et ZTE, de tout premier plan.

Quelle leçon en retirer pour l’Europe ? La Commission européenne n’a certes pas à rougir de la comparaison avec les autorités nord-américaines : elle s’est mobilisée fortement sur la 5G, à travers un calendrier encadré de libération des fréquences et des objectifs communs pour la “Gigabit society”. Pour autant, l’Europe reste incapable d’offrir le plus important : un marché européen. On se souvient du naufrage des enchères 3G des années 2000, non coordonnées et atteignant des sommets, lequel a durablement affaibli le secteur mobile européen – alors numéro un mondial. Et bien, rien n’a vraiment changé. La supposée grande reforme en cours du cadre de régulation européen des télécoms – le “code”– risque bien d’accoucher d’une souris. Malgré le soutien inédit du Berec l’an dernier pour davantage d’harmonisation, les attributions de fréquences vont rester purement nationales. Concrètement, mon homologue anglais a réalisé une première attribution 5G il y a quelques semaines, mon collègue allemand tirera vraisemblablement cette année, sans concertation particulière et c’est son plein droit. Chacun décide d’un calendrier de couverture et de modalités d’attribution à sa sauce : tel pays donnera la priorité à la couverture des routes, tel autre à la capacité des “verticaux” à utiliser eux-mêmes les fréquences sans passer par les opérateurs, un troisième aux recettes que l’État pourra tirer des fréquences… Vous avez dit marché unique numérique ?

Un autre enjeu qui interpelle dans la stratégie européenne, c’est celui qui concerne les équipementiers. On sait que l’Amérique du Nord a, de facto, protégé son territoire de l’installation d’équipementiers chinois, comme l’illustrent les mesures récentes prises contre ZTE et la présence limitée de Huawei. Et l’Europe, qui est pourtant la terre de leurs principaux rivaux, Ericsson et Nokia, que fait-elle ? Va-t-on se réveiller dans quelques années en réalisant que les réseaux vitaux qui innervent toutes les infrastructures critiques du continent posent des problèmes de souveraineté, voire de sécurité ? Je pose la question. Et au-delà, quelle réflexion sur le modèle économique des équipementiers et des opérateurs avec la généralisation à venir du “software defined networking” (SDN) et du “network slicing” que promet la 5G ? En se projetant dans un monde où l’électronique des réseaux sera composée de CPUs neutres et où tout se jouera dans les logiciels et les applications, quelle place pour l’open source ? pour de nouveaux entrants ? Il ne faudrait pas que les intentions louables que l’on entend parfois de “faire de la 5G un succès équivalent pour l’Europe à celui du GSM dans les années 90” ne soit trop pris au pied de la lettre. Les temps ont changé et les modèles d’innovation avec …

RGPD : un parfum enivrant

Le RGPD était sur les lèvres de tous nos interlocuteurs dans le contexte de l’affaire Cambridge Analytica. Nous étions au Canada lors de l’audition de Mark Zuckerberg par le congrès US et il flottait un parfum agréable vis-à-vis de l’Europe : pour une fois, nous n’étions pas seulement le-continent-de-la-sur-réglementation-qui-bride-l’innovation-et-condamne-son-avenir mais aussi une terre d’anticipation, un possible exemple à suivre.

Mais ces bonnes effluves ne doivent pas nous bercer d’illusion. Déjà à Washington, la voix de la raison économique pointe. Le très respecté think tank ITIF ne manque pas de souligner à travers son président Robert Atkinson que l’application de règles de type RGPD réduirait le potentiel d’exploitation de la data – réduction qu’il évalue à 60% mais je prends ce chiffre avec précaution – et freinerait la compétitivité de la Tech US vis-à-vis de … la Chine. Encore elle. Auprès des agences et administrations que nous avons rencontrées, nous avons par ailleurs mesuré l’étendue des pouvoirs dont disposent en fait déjà les régulateurs. La FTC en particulier pourrait à travers la notion de “unfair or deceptive” du droit de la consommation (évoquée plus haut) durcir sensiblement les règles en matière de consentement ou encore de proportionnalité des données collectées, notions qui sont au cœur du RGPD. Pour ainsi dire, la vie privée est à la FTC ce que la neutralité du net est à la FCC : un champ possible d’action à sa main, que l’agence peut décider d’investir ou pas.

One is Man Controlling Trade, 1942, Michael Lantz

À l’entrée de la FTC trône une statue illustrant l’action de l’institution telle qu’elle était conçue à ses origines : un instrument de contrôle du marché. Mais au vu de son action récente vis-à-vis des Big Tech, en comparaison par exemple de la Commission européenne concernant Google, on est en droit de se demander si l’agence ne se soucie pas autant voire davantage de la capacité de domination mondiale des grands groupes US que de l’intérêt des consommateurs et des PME américaines qui en sont les utilisateurs. Et ce sera en réalité à Donald Trump de dire s’il est temps de resserrer la bride ou non : l’ensemble des commissaires de la FTC doivent être renouvelés dans les prochains mois et un nouveau Chairman nommé. On verra comment le président résout ses contradictions entre la concurrence avec l’adversaire Chinois et la tentation de remettre la Silicon valley à sa place. En revanche, l’hypothèse d’un texte législatif sur la protection de la vie privée a été écartée de manière unanime par tous les interlocuteurs US que nous avons rencontrés, en tous cas à court terme, eu égard à la configuration politique. Ainsi le scénario d’une décalque du RGPD aux US est très peu crédible, mais un resserrement des règles reste envisageable.

Au final en matière de data, je retiens surtout les belles initiatives canadiennes autour du partage des données : Data Hub à Waterloo et Open-air Lab for Smart Living à Montréal. Dans les deux cas, la volonté de créer des lacs de données entre grands groupes, startups et autorités publiques pour combiner innovation économique et sociale. Assurément un exemple à suivre.

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Sébastien Soriano

Ingénieur public // directeur de l’IGN, ex-président de l’Arcep, auteur de “un avenir pour le service public” (2020, Odile Jacob)