La vie en images, la vie en réseaux

Stéphanie Thrt
stephanieT
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10 min readMar 1, 2018

Et les réseaux sociaux ? La génération Y a eu, adolescente, ses blogs qui réunissaient autour de photos ou d’articles courts, une communauté : classe, bande d’amis … Facebook a pris la suite, pour exposer sa vie au monde, enfin “au monde”, avec le partage de photos, la possibilité d’exprimer ses humeurs à travers les émoticônes… Les blogs et réseaux sociaux constituent un territoire infini, indéfini et sans limite : la diffusion se fait en quelques clics, pour le meilleur comme pour le pire.

Sur la toile, de nombreuses vedettes ont acquis leur célébrité pour des critères plus ou moins valables ; de nombreux sportifs amateurs, blogueurs, photographes du dimanche, modeux passionnés prodiguent leurs conseils sur Youtube ou Instagram. Dès lors qu’une personne obtient un certain nombre de suiveurs, elle devient un atout pour les marques qui la contactent afin qu’elle promotionne ses produits l’air de rien, par des clichés représentant un objet de telle ou telle collection…

Une phrase de 140 signes exprime un état d’âme, une envie, une réflexion momentanée. En mai 2013, Twitter réunissait 7 millions d’adeptes, en mai 2015, 117 millions. Jack Dorsey, le créateur de la plateforme en souligne la vocation : « rapprocher les gens en exposant les petits détails de la vie dont nous ne parlons pas nécessairement parce que nous pensons qu’ils sont sans importance. Quelque chose comme prendre son petit déjeuner, quelque chose que nous faisons tous, mais dont nous pas nécessairement aux autres parce que nous savons que nous le faisons tous. »

Facebook réunit 1,49 milliard de profils mensuels actifs dans le monde, 4,75 milliards de contenus partagés et 350 millions de photos ajoutées quotidiennement.

Questionner les réseaux par l’art

L’artiste et designer Nicolas Sordello et l’artiste Lucile Haute expérimentent un projet qui se définit ainsi 1 : « Du 17 avril 2010 au 13 septembre 2011, (ils) tiennent un journal visuel sur Facebook. Chaque jour, à tour de rôle, ils postent une image carrée et avec la date du jour. L’image de la veille est supprimée. L’adresse directe de l’image du jour est publiée sur le pro l et ouverte aux commentaires. Pendant une durée variable, l’image supprimée reste accessible sur les serveurs de Facebook. Sur le mur de Image Fantôme, les mots restent tandis que les images disparaissent. Elles sont par la suite archivées sur imagefantome.fr »

Par cela, ils interpellent sur le sujet de ce que nous prenons en photo, mais aussi principalement sur cette façon que Facebook a de garder les informations, même si nous les supprimons. Les réseaux gardent effectivement trace de nos faits, gestes et images sur la toile, qui sont autant d’indices donnés sur nos goûts et nos aspirations et finissent notamment dans les fichiers marketing des entreprises qui nous vendent leur produit de toute sorte.

Comme le recommandait Warhol, Hela Lamine espionne

À partir des informations, statuts, informations dé géolocalisation et 333 photographies publiques du compte de Samantha C, une jeune américaine, l’artiste Hela Lamine dessine : l’anniversaire de celle-ci, les soirées où elle est allée … La jeune artiste a présenté son travail lors d’une exposition à Tunis en 2015 : La Vie non-secrète de Samantha.C.

Elle contacte finalement Samantha C, sa source d’inspiration pour lui exposer son projet 2 :

« 21 Oct. 20:00 Bonjour Samantha, Je m’appelle Hela Lamine […] Je travaille depuis quelque temps sur les réseaux sociaux, et c’est ce qui m’a amené aujourd’hui à t’envoyer ce message. Il se trouve que tu ne me connais pas, car on n’est pas amies sur Facebook, mais moi, je te connais à travers tes publications partagées sur le réseau. Je tiens à te rassurer qu’il ne s’agit pas d’une blague de mauvais goût, mais d’un projet artistique longuement réfléchi, qui a pour sujet principal la libre circulation des données personnelles sur les réseaux, et ce, en prenant l’exemple de ton profil. Sache que j’ai choisi ton profil au hasard, et j’ai travaillé dessus durant un an et demi pour mon projet d’exposition personnelle […] Je te rassure que ton anonymat restera préservé. Je pourrai t’expliquer davantage tout ceci en conférence Skype. Est-ce que ça t’arrangerait le samedi 31 octobre à 10h du matin, heure de *****. À samedi j’espère… Amicalement, Hela Lamine »

Hela Lamine commente 3 : « Cette vie qu’on alimente sur Facebook est-elle en déphasage avec la réalité ? Il y a ici la question de l’identité finalement. On vit avec une certaine image de ce que l’on est dans la vie et une image que l’on veut montrer aux autres dans les réseaux sociaux. »

Mick Jagger — John Lennon — Andy Warhol — Yoko Ono — Grace Jones …

« En photographiant son quotidien, Andy Warhol a-t-il prophétisé Instagram ? 4 »

Via son Polaroid, Warhol a multiplié les clichés, de touts et de riens, véritable documentaliste de sa propre vie.

« La photo me permet de me rappeler où j’étais à chaque minute. C’est pourquoi je prends des photos. C’est un journal visuel » -explique l’artiste.

Parmi cette multitude de Polaroids, des autoportraits dans des miroirs, précurseurs peut être de nos selfies — suppose Jacques Braunstein 5, des images des Pop artistes et stars ( g. avec entre autres Mick Jagger, John Lennon, Yoko Ono) à laquelle viennent s’ajouter à partir de la fin des années 60 la bande de la Factory et tout ceux, parfois inconnus, qui la fréquentaient.

Jacques Braunstein conclue : « En fait, il serait plus juste d’affirmer qu’Andy Warhol a inventé une manière de documenter et de narrer sa vie à travers ses Polaroids, ses peintures, ses films, son magazine Interview et, à la n de sa vie, son émission “Warhol TV”. Et que les nouvelles technologies ont par la suite cherché les moyens de permettre à chacun d’en faire autant 6 ».

Instagram revendique en septembre 2015, 400 millions d’utilisateurs à travers le monde. L’application qui a vu le jour en 2010 n’a qu’un seul principe : diffuser à son réseau des images selon le format carré (bien que le format puisse depuis quelques mois être rectangulaire), en y ajoutant des filtres pour l’embellir. Et l’application fait parler, notamment parce que l’un de ses usages consiste à prendre en photo ses repas, particulièrement dans les grands restaurants. Des grands chefs, David Chang, du restaurant Ko à New-York, Martin Burge, à la tête du Whatley Manor en Angleterre, ont décidé d’interdire les photographies de leurs créations culinaires, prétextant que cela pourrait constituer une atteinte au droit d’auteur, et donner des idées à la concurrence. En 2013, la Cour Fédérale de Justice allemande en 2013 décide d’interdire la diffusion libre de toutes les photographies de plats dans les restaurants ou de création culinaire.

Laurent Jenny 7/8 s’exprime à propos de la possibilité d’une esthétisation de la vie par Instagram : « les filtres Instagram relèvent en effet d’une exigence très contemporaine d’esthétisation des apparences, et plus particulièrement des images qui circulent, quel que soit leur statut (privé, publicitaire, journalistique). Il y a actuellement un débat pour ou contre Instagram, au nom de la pureté du regard photographique […] Or ce qui est frappant, c’est l’extrême banalité des images Instagram, la standardisation de leur esthétique et la difficulté de les contrarier (puisque le rôle des logiciels Instagram est précisément d’empêcher toute intervention personnelle, tout ratage et donc aussi toute réussite). »

« Cette esthétique standardisée amène un paradoxe : plus les images “s’esthétisent”, moins elles nous arrêtent. Cela tient évidemment à un e et d’accumulation. Croulant sous le nombre de “belles” photos que nous prenons avec des téléphones portables, nous avons tous à peu près cessé de les imprimer pour les faire défiler à vive allure aux yeux de nos amis et parents. En revanche, il est devenu très difficile de trouver des images qui retiennent l’attention plus d’une seconde. » Selon Jenny, malgré les filtres, les images ne seraient pas tellement esthétiques, car elles sont exposées sur la toile comme des ns en soi, or, le propre de l’image esthétique est d’être un « point de départ pour la réflexion et pour l’imagination », d’avoir « une force énigmatique » et « d’ouvrir en nous une temporalité de contemplation. La véritable image esthétique est donc un défi à l’image. »

Images publiques ?

Richard Prince, artiste peintre et photographe américain, créée le scandale en exposant en 2014 à la galerie Gargosian de New York , New Portraits une série de 38 captures d’écran de portraits ou auto-portraits volés sur Instagram. Chaque toile est mise à la vente aux environs de 100.000 dollars. Doe Deere, créatrice d’une marque de cosmétiques s’est retrouvée à son insu en géant sur les murs de la galerie.

« Je crois que je me dois de poster ceci, puisque tout le monde m’en parle. Oui, mon portrait est actuellement exposé à la galerie Frieze de NYC. Oui, c’est juste une capture d’écran (et pas une peinture). Non, je n’ai pas donné mon autorisation et oui, l’artiste controversé Richard Prince l’a exposé de toute façon. Il a déjà été vendu (90.000 dollars d’après ce qu’on m’a dit) pendant la vente privée. Non, je ne vais pas le poursuivre. Et non, je n’ai aucune idée de qui l’a acheté ! 10», a-t-elle exprimé… dans un post Instagram. Prince avait déjà repris des photos qui ne lui appartenaient pas, par exemple dans son projet Cowboy, une photographie réalisée à partir de collages d’une publicité pour cigarette. Par cela, l’artiste prétend redéfinir les concepts de droits d’auteurs, droits de propriété. Très controversé pour cette manière de faire, le photographe a plusieurs fois eu a aire à la justice, mais la juridiction autour ces questions reste imprécise aux États-Unis, ce qui est favorable pour la cause de Prince, mais n’empêche pas certains critiques de dénoncer son travail.

Dans l’article « Richard Prince Sucks » (« Richard Prince craint ») 10 Paddy Johnson accuse l’artiste de bafouer la règle des droits d’auteur, d’être futile et sexiste dans le commentaire qu’il a écrit en quelques mots pour accompagner chaque cliché volé. Selon elle, il a probablement du demander à des tiers de l’aider dans le choix des images, afin de « comprendre ce qui est cool », car il ne peut pas le faire lui même. Johnson conclue :

« Bref résumé : Il n’y a aucune raison pour les reproductions d’exister, sauf à faire un peu d’argent à Prince, les tirages sont apparemment en cours pour jusqu’à 100.000 $ l’unité. Cela rend le spectacle exceptionnellement insipide. Ne pas aller le voir. Ne jamais acheter le travail. »

Les réseaux sociaux pourraient devenir un nouvel espace pour révéler le banal. Par la photographie d’objets communs, de moments partagés, par des phrases courtes qui résument les humeurs … Mais l’abondance est telle que toutes ces instantanées de la vie quotidienne se perdent dans un flux et un réseau considérables. Ils peuvent cependant constituer des éléments documentaux intéressants, mais à l’image d’Internet et de la télévision, le pire côtoie le meilleur. Les réseaux sociaux développent un nouveau marché, les préférences des utilisateurs sont enregistrées, vendues à des instances publicitaires pour établir des stratégies marketing. Les puissances dominantes dont nous parlaient Certeau et Lefebvre savent en toute occurrence y faire.

Les réseaux sociaux proposent dans un premier temps de parler de soi, et de partager ce « soi » avec les autres : l’individualisme amène dans un second temps la communauté. Un travail de construction de l’image de soi s’opère, dans le quoi montrer et à qui, et dans quel but, mais serait-ce ici ruses, ou stratégies ? Qu’en est il des ruses de Certeau face à cet espace intouchable, in ni, in- terminable ? La différence avec l’espace physique auquel il réfléchissait en expliquant que l’usager s’appropriait dans un second temps après la conception de la Ville-concept par les experts, est que sur Internet il n’y a plus d’experts, ou du moins sont ils au même plan que tout les autres, et il n’est pas rare que l’on attribue à des individus lambda des paroles expertes. Car la toile permet un accès facilité à la connaissance et pourrait ainsi satisfaire les autodidactes mais certains se présentant en tant qu’expert ou d’autres produisant du divertissement, aucune ne garantit pas une information able.

Bien sûr, probablement le banal — ou son culte — reste présent dans l’art, mais le XXème siècle — en se laissant réformer par ces éléments issus du banals mais aussi de la culture populaire et de la société de consommation, a réglée la question ; ce qui n’est pas encore nécessairement le cas des réseaux sociaux et Internet qui sont encore à penser — sociologiquement, philosophiquement peut être tout comme l’a été l’homme quotidien un demi-siècle auparavant.

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notes

1-Sordello Nicolas et Haute Lucile, projet Image Fantôme URL 2. Lamine Héla, blog URL 3. Sbouai Sana pour Rue 89, « Elle espionne une inconnue sur Facebook et lui consacre une expo » URL, En ligne le 13 novembre 2015, consulté le 13 novembre 2015 4–6 Braunstein Jacques, « Les Polaroids d’Andy Warhol, précurseurs de nos selfies ? », GQ web, Culture/arts URL, En ligne le 11 août 1015, consulté le 5 janvier 2016 7. Jenny Laurent, professeur de langues et littérature moderne 8. Colard Jean-Max interviewe Laurent Jenny pour les Inrocks « Ce qui est frappant, c’est l’extrême banalité des images Instagram », URL En ligne le 29 mai 2013, consulté le 13 novembre 2015 9. « richard prince sells other people’s instagrams for almost $100K » URL (en), publié le 22 mai 2015, consulté le 5 janvier 2016 10. Johnson Paddy, « Richard Prince sucks », URL publié le 21 octobre, 2014, consulté le 5 janvier 2016 28. Conservatrice, écrivain, critique d’art

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