Comment le Selfie-vidéo s’est imposé sur les réseaux sociaux et dans les médias ?

Terence Jarosz
7 min readApr 30, 2019

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La pratique du Selfie —et du Selfie vidéo* — s’est développée et imposée dans notre société de manière profonde en quelques années seulement.

Et le dispositif audio-visuel de l’autofilmage* semble avoir investi la plupart des domaines de la Vidéo Mobile, sur les réseaux sociaux comme dans les médias, notamment numériques.

Ce fait est encore plus frappant à la lumière de la plupart des présentations données le 7 février 2019 aux 3ème Rencontres Francophones de la Vidéo Mobile à la Cité universitaire de Paris.

L’usage de la caméra frontale de nos smartphones ne s’est jamais aussi bien portée. Narcisse n’a qu’à bien se tenir!

Durant la dernière édition des Rencontres Francophones de la Vidéo Mobile à Paris, j’ai eu le grand plaisir de parler du selfie ou plus exactement de l’autofilmage.

Mes travaux et observations sur le sujet, débutés il y a maintenant 20 ans dans le cadre d’une étude universitaire intitulée “Journaux intimes vidéo: Concept, forme et reconnaissance”, sous la direction de Jean-Pierre Esquenazi, se trouvent prendre un écho tout particulier ces dernières années avec le développement de la vidéo mobile et du Mobile Journalism.

En effet, nombreux sont ceux aujourd’hui, professionnels, amateurs, prosumers qui, grâce aux smartphones et autres action cams, se filment eux-mêmes, dans des contextes aussi variés que différents. Les auto-filmeurs, notamment grâce au regard caméra, s’adressent aujourd’hui directement à une “audience” ciblée (amis, fans, followers, …) ou un plus large public sur les réseaux sociaux.

Et l’autofilmage tend ces dernières années à se professionnaliser, comme certains intervenants ont pu en témoigner lors de la conférence de la Vidéo Mobile.

Durant cette présentation, j’ai pu rappeler les origines de l’autofilmage. Avec comme principal exemple les vidéos de Nelson Sullivan qui reste, selon moi, l’un des grands précurseurs et pionniers de l’auto-filmage, ou self-filming* (ou encore appelé ces derniers temps, selfie vidéo*).

Dans un soucis de nuances, ce fut aussi l’occasion de souligner les différences théoriques et pratiques notoires entre Selfie et Autofilmage (Image fixe vs Image animée). Avec, en particulier, l’importance capitale que joue le présence du son, et donc de la voix (et la parole) dans le dispositif vidéo de l’autofilmage. Dans ce sens, durant la conférence de Paris, on pourra retenir les mots de Bruno Patino, directeur éditorial d’Arte France, qui évoque “le triomphe de l’oralité, …et des visages” au sujet de la pratique de la Vidéo Mobile en général aujourd’hui.

Le Selfie reste une photographie, destinée à être publié sur les réseaux sociaux (sinon cela resterait, rapidement annoncé, un autoportrait).

Un point commun réside néanmoins entre l’autofilmage et le selfie. Comme j’ai pu le faire remarquer, depuis les années 90, ces dispositifs et pratiques audiovisuels ont pu se développer rapidement grâce à l’apparition sur le marché de nouveaux types de caméra (voir schéma).

Par conséquent, pour faire des vidéos de soi-même, le smartphone s’impose alors comme l’outil par excellence, de par sa faculté d’être à la fois producteur, diffuseur et récepteur de contenu et ce, partout et tout le temps. Et j’ai pu proposer une nouvelle fois de dénommer cette fonction du smartphone comme étant omnimedia.

Dans ce sens, le mouvement des gilets jaunes a pu prendre naissance par l’usage de l’autofilmage. Ce qui a permis à certains anonymes comme Jacline Mouraud, Eric Drouet ou Maxime Nicolle, pour les principaux, d’incarner ce mouvement**.

Pour le détail, ajoutons que l’instigateur de l’idée du gilet jaune reste Guislain Coutard avec un “selfie vidéo” posté sur Facebook le 24 octobre 2018.

Lors de son exposé uniquement consacré aux “Gilets Jaunes”, Laurence Allard, maître de conférence, va encore plus loin et décrit avec beaucoup de pertinence les différentes catégories de l’usage des smartphones dans ce contexte social (Le smartphone comme prise de parole, pour le direct, comme moyen d’organisation, comme moyen de témoignage et comme média).

Enfin, après avoir décrit quelques catégories d’autofilmeurs (avec, parmi les principaux, les vloggeurs, les influenceurs, etc***…), il m’a paru important d’insister sur la pratique de l’autofilmage dans le domaine professionnel, c’est-à-dire les médias plus institutionnels, principalement dans le domaine du journalisme en télévision.

Ce dispositif leur permet de faire des directs ou des duplex et d’intégrer des adresses à la caméra dans des reportages, puisque le regard caméra reste, encore, un diapositif très courant en télévision (contrairement au cinéma) pour s’adresser directement au public simplement en se filmant (sur ce point je renvoi à mon article Le “Mobile Journalism” est-il fait pour la télévision ?).

La présentation de RTL TVI durant les Rencontres fut pleine d’enseignement dans ce domaine. En expliquant comment la rédaction de la chaîne belge francophone a introduit le Mojo au sein des département TV, Radio et online. La principale conséquence est de rendre le journaliste plus autonome dans sa prise d’image mais également d’utiliser, comme on l’a déjà dit, l’autofilmage avec un smartphone pour faire des directs.

Annelise Borges aux 3ème Rencontres Francophones de la Vidéo Mobile

Autre exemple d’autonomie journalistique que permet l’usage du smartphone est la couverture faite par Annelise Borges journaliste à Euronews sur l’Aquarius durant l’été 2018. Elle a expliqué comment elle a pu, seule, avec très peu de moyens (smartphone, drone) rendre compte des événements sur le navire qui transportait des migrants en mer Méditerranée.

Côté application, Instagram semble avoir le vent en poupe actuellement dans les médias plus institutionnelles comme France Télévision avec l’usage des stories. En effet, les journalistes de France TV Sports n’hésitent pas à utiliser l’autofilmage avec leur smartphone dans ce registre.

Dans des contextes de médias locaux, Damien Van Echter et Jérôme Puech ont décrit leur travail face à certaines contraintes financières et techniques qui les obligent à une grande autonomie, et l’autofilmage fait partie de leurs outils.

Enfin, le cinéma de fiction n’est pas en reste. Durant une table ronde, Tommy Weber, réalisateur, a pu parler plus longuement de son court métrage Je ne t’aime pas, diffusé sur Arte. Ce film de 13 minutes utilise dans sa conception de nombreux selfies vidéo en laissant apparaitre tout ce que le personnage féminin filme et ce, à travers l’écran d’un smartphone (d’un iphone pour être tout à fait précis). Le film est donc en format vertical, format rare pour un film de fiction mais dont le visionnage est optimal sur un smartphone.

Historique succincte de l’évolution des caméras en lien avec l’autofilmage (TJ)

Pour conclure, je pourrais multiplier les exemples de self-filmings qui inondent aujourd’hui les réseaux sociaux. Cette pratique, venant de la vidéo amateur et puisant dans la grammaire du film de famille****, a été adoptée peu à peu par les médias institutionnels et numériques en général, et par le journalisme TV en particulier.

Depuis les années 90, l’autofilmage s’est développé rapidement grâce au développement technologique de nouveaux types de caméra (caméscope avec écran rabattable, webcam, smartphone avec caméra frontale, action cam, etc…), influençant ainsi de nouvelles pratiques sociales et médiatiques.

Le selfie et self-filming soulignent l’interdépendance significative entre une pratique sociale récente aujourd’hui profondément ancrée dans les mœurs (avec l’indispensable usage, par exemple, des réseaux sociaux) et une technique qui concerne principalement la caméra et son développement technologique en lien avec d’autres techniques (miniaturisation, intégration à d’autres appareils comme le téléphone, l’ordinateur, etc…).

A ce stade, au-delà du dispositif audiovisuel, d’un concept, d’une esthétique ou encore d’une simple pratique, l’autofilmage est devenu à lui seul un système prégnant, que l’on pourrait qualifier, selon les préceptes de Jacques Ellul, de Système Technicien.

Ainsi, tel que nous l’avait déjà précisé J. Ellul dans “Le Système Technicien” (1977): “…le système est un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l’un provoque une évolution de l’ensemble et que toute modification de l’ensemble se répercute sur chaque élément. Il est donc bien évident que nous sommes nullement en présence d’objets isolés mais d’un réseau d’inter-relations…”.

A l’instar du mythe de Narcisse, la contemplation du reflet de notre propre image est ici dépassée. Ou plutôt surpassée. Et ce, par le système de l’autofilmage. De nature évanescente, le reflet (soi-disant) narcissique est aujourd’hui parfaitement enregistrable, stockable, transportable, modulable, partageable, reproductible à souhait grâce aux appareils comme le smartphone; processus qui a fait entrer les individus dans l’ère du “Montrez-vous au monde”, prônée par la plupart des réseaux sociaux, et faisant entrer, par la même occasion, une partie de nous-même, avec un total consentement, dans, comme on le disait à une certaine époque, le cyberespace.

NOTES:

*A propos du terme “Selfie vidéo”: je dois admettre que cette terminologie s’est plutôt imposée, notamment du au terme de“selfie”, par rapport à la dénomination d’origine d’autofilmage (ou acte auto-filmique) et, traduit littéralement de l’anglais, self-filming.

**Sur ce point, je renvois à l’article de Elisa Braün publié dans Le Figaro “Gilets Jaunes : comment le selfie vidéo est devenu l’outil préféré du coup de gueule”.

***Sans oublier la pornographie amateur.

**** Le pionnier dans l’usage de ce dispositif à la télévision française reste probablement Antoine de Maximy avec l’émission J’irai dormir chez vous diffusée sur France5.

J’ajouterai que, depuis les années 90, les JRI (Journalistes Reporters d’Image), particulièrement en France, puisque seul sur le terrain, optaient parfois pour la technique de l’autofilmage pour une adresse à la caméra, malgré la taille imposante de leur caméra à l’époque. Mais cela ne pouvait se faire qu’avec un trépied uniquement.

***** Odin Roger, « Le film de famille dans l’institution familiale », in R. Odin (idr), Le film de famille usage privé usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995.

*****Allard Laurence, « Une rencontre entre film de famille et film expérimental», in R. Odin (idr), Le film de famille usage privé usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995.

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Terence Jarosz

Journalist I Podcaster I News Editor @ENEX I Luxembourg