Le “Mobile Journalism” est-il fait pour la télévision ?

Terence Jarosz
9 min readOct 24, 2017

Entre lents balbutiements et promesses d’un avenir radieux, le Mojo — ou Mobile Journalism — tente de s’imposer aujourd’hui comme une nouvelle pratique audiovisuelle.

Déjà certains journalistes et reporters, formés en communauté, considèrent le Mojo comme une discipline indispensable au journalisme moderne, voire incontournable dans un avenir proche pour produire de l’actualité.

A l’heure où les médias de masse, comme la TV, entament une lente mutation et les réseaux sociaux s’installent puissamment dans le monde de l’information, le Mojo est voué à se développer plus largement. Gageure ou réalité ?

Mojo — Dispositif audiovisuel protéiforme

News Editor à ENEX, voici plusieurs mois que j’observe le phénomène Mojo. En 2017, j’ai participé aux principales conférences sur le sujet à Paris (Les rencontres Francophones de la Vidéo Mobile) en Février, puis à Galway, en Irlande, pour le Mojocon, la conférence incontournable du Mobile Journalism.

J’ai aussi interrogé mes nombreux confrères et protagonistes des chaînes de TV partenaires avec qui je travaille chaque jour. Notamment BFM Paris qui utilise uniquement des iphones pour faire leur couverture de l’actualité parisienne. Et des rencontres avec des concepteurs d’application uniquement dédiées à la pratique du Mojo (ex. City Producer) souligne une tendance forte. Leur application comble une attente de certains “Mojoistes” qui peuvent, à partir du smartphone, tourner, monter et intégrer à leurs vidéos tous les détails requit pour un faire un sujet vidéo news de type « broadcast », prêt à diffuser.

Le Mobile Journalism prospère aussi rapidement grâce aux nombreux formateurs, comme Guillaume Kuster ou Philippe Couve, qui parcourent la monde pour prodiguer leurs précieux conseils à ceux qui désirent concevoir des vidéos uniquement grâce à un smartphone, avec des applications soigneusement utilisées. Sans parler des compagnies, connues et moins connues, qui conçoivent et fabriquent une multitude d’accessoires pour faciliter la vie de ceux qui utilisent leur smartphone comme outil de reportage.

Dans ce sens, j’ai présenté, lors de conférences organisées par ENEX, deux exposés sur le Mobile Journalism en février et juin 2017, respectivement à Bruxelles et Luxembourg. Au cours des derniers mois, j’ai ainsi pu mesurer les développements, les pratiques et les énormes attentes d’une communauté très motivée qui s’est constituée autour du Mobile Journalism.

Alors que l’industrie des mass media en général et celle de la TV et du news business en particulier cherche son avenir face à tous les bouleversements technologiques initiées par les smartphones, les médias sociaux , les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), le défi est d’éviter les discours prophétiques sur le sujet.

Cette approche est d’autant plus délicate sachant que le Mobile Journalism se place à la confluence de nombreux domaines que sont aujourd’hui la TV, le News, Internet (innovations lentes) et les réseaux sociaux, la high tech et les TIC/NTIC (innovations rapides). Cela peut être représenté par le schéma suivant:

Mojo — Innovations lentes-Innovations rapides (TJ).

Cette confluence (informatique, télécommunication, audiovisuel) caractérise pleinement le Mojo. Cela le rend aussi moins prédictif et donc plus difficilement accepté dans une industrie comme la télévision et par certains professionnels de l’image.

Comme l’explique Guillaume Kuster dans un article intitulé “Les Smartphones ne seront probablement jamais des caméras professionnelles (mais on s’en fout)”, il peut sembler vain de vouloir remplacer les techniques et les pratiques qui existent déjà dans le TV Broadcast par celles du Mojo c’est-à-dire par l’utilisation d’un smartphone grand public pour produire du contenu professionnel. D’autant que la pratique liée au Mojo est encore souvent assimilée à celle des « amateurs » (ou grand public).

De la Vidéo amateur au Mojo : le Self-filming

Pour ma part, ces observations m’ont reconduit dans les années 90 alors que je fus (lors de mes études en Sciences Humaines à Metz, sous la tutelle du Pr. Jean-Pierre Esquenazi), l’un des premiers à m’intéresser à un phénomène qui n’en était pas encore tout à fait un. Je veux parler ici de l’acte auto-filmique1 ou self-filming en anglais.

A l’époque, pour faire mes premières observations et analyses sur l’auto-filmage, je suis partie de l’étude de films de famille et films d’amateur. Certains de ces films, durant les années 80 et 90, ont souvent été identifiés comme films d’art ou expérimentaux une fois diffusés dans la sphère public2 selon le contexte de réception.

Depuis, avec les avancées technologiques et l’intégration de caméra à l’avant des téléphones portables (le fait le plus notable dans ce sens fut l’intégration de la caméra frontale sur l’iPhone43 en 2010 pour utiliser Facetime), la pratique du selfie s’est non-seulement développée rapidement mais est entrée dans les usages les plus courants du smartphone.

Cela étant posé, j’insiste sur la différence entre la notion de selfie et de self-filming. Rapidement exposé, cela tient essentiellement au fait que l’acte auto-filmique (vidéo) raconte une histoire, contrairement au selfie (photo+media social)4.

Les codes et dispositifs qui permettaient d’identifier les vidéos amateurs et les films de familles5 (images bougées, tremblantes, sous ou surexposées, floues, zoom intempestif, cadrage maladroit, etc…) sont aujourd’hui parfaitement intégrer par le public mais aussi largement utilisés dans les médias et les journaux télévisés. La plupart des reportages télévisuels utilisent maintenant des vidéos d’amateur6 tournées avec un smartphone (dont Storyful s’est imposé comme le principal fournisseur en la matière).

Cela est même devenu systématique quand il s’agit d’illustrer un sujet sur une catastrophe naturelle, un attentat terroriste, ou un accident important. Plus précisément, l’ajout d’une vidéo montrant les premiers moments d’un breaking news ou, une personne qui témoigne en se filmant avec son smartphone n’est pas rare et semble même offrir une haute valeur d’authenticité du fait concerné.

Dans ce sens, une multitude de self-filming est apparu sur les réseaux sociaux pendant la guerre en Syrie, permettant alors de renforcer et multiplier les témoignages sur place. Le webdocumentaire intitulé Syrie: Journaux intimes de la révolution de Caroline Donati sur Arte (TV+web) est un excellent exemple de l’utilisation du self-filming et du Mojo.

Du Mojo à la TV : le regard caméra en direct

Partie d’une pratique d’amateur, l’auto-filmage peut être aujourd’hui appliqué à des fins plus professionnelles grâce au Mojo. Un journaliste/reporter peut aujourd’hui utiliser son iphone pour se filmer lui-même et en direct. A la TV, cela devient de facto un live stand up (ou duplex), un dispositif très répandu dans le domaine de l’actualité télévisée pour témoigner et rendre de compte d’un événement.

En effet, l’adresse à la caméra est, depuis des décennies, une des grandes caractéristiques du journalisme télévisé (alors que ce dispositif a longtemps été prohibé dans le cinéma de fiction (à de très rares exceptions près…)). Tant les présentateurs que les reporters dans une situation de duplex, se sont toujours adressés directement aux téléspectateurs grâce au regard caméra.

Ainsi, est-il absolument nécessaire pour faire un duplex de déplacer un SNG ou un fly-away ? De réserver un canal satellite ? Installé un caméra vidéo sur un pied par un cameraman professionnel, etc.. ?. avec les coûts inhérents alors que cela reste possible maintenant avec un smartphone.

Le reporter s’auto-filme (sur pied, à main levée voire, pourquoi pas, avec un drone) et utilise l’app et les services de prestataire comme Live U, Dejero, Bambuser (pour ne citer qu’eux) pour transmettre les images. Et soyons honnête, même Skype ou Facetime peuvent faire l’affaire. Avec l’ultime condition que l’endroit du direct soit couvert par du réseau 4G ou du wifi (sinon la première option reste indispensable). Dans un milieu urbain, cela ne pose quasiment aucun problème aujourd’hui (du moins, à partir du moment ou le réseau est disponible et pas saturé). Et, d’ici 2020, l’arrivée de la 5G va sans doute encore accélérer cette tendance.

Ici l’usage d’un smartphone pour une diffusion purement et traditionnellement télévisuelle prend son sens. Certains diront que la qualité d’image ne sera pas optimale ou du moins pas au niveau d’une caméra pro.

Mais, aujourd’hui, est-ce que le (télé)spectateur y prête vraiment de l’importance? Une grande partie des vidéos qu’il visionne sur un smartphone provenant des réseaux sociaux répondent à une grammaire et des pratiques hérités de la vidéo amateur et des films de famille.

Et même les responsables de rédaction sont devenus aujourd’hui beaucoup plus laxistes quant à la qualité et le formats des images qu’ils diffusent dans leurs journaux.

Mojo pour la TV : Le mieux est l’ennemi du bien?

Une chaîne de TV traditionnelle est une machine lourde, conservatrice qui ne bouleverse pas ses habitudes facilement.

En télévision, les rédacteurs en chef font face à un dilemme concernant le Mojo. Si l’utilisation d’un smartphone dans des conditions de reportage et de direct peut séduire, principalement pour faire baisser certains coûts de production, cela aura éventuellement une incidence sur le workflow et l’utilisation de ressources humaines qualifiées sur des tâche jusqu’alors bien définies. Sur cette base, les chaînes sont réticentes d’opérer d’important changements pour remplacer ce qui marche déjà correctement. Dans ce cas de figure, le mieux est l’ennemi du bien. Et l’utilisation du Mojo se fera alors à la marge.

Le Mojo est sans doute idéal pour des petites structures comme des chaînes locales (Leman Bleu (Suisse), MaTélé Namur (Belgique), FITV (Falkland) BFM Paris…), avec un workflow flexible et une organisation moins verticale.

BFM Paris utilise des iphones pour la conception des reportages et pour les duplex. Mais, comme le précisent Alexis Delahousse, directeur de la rédaction et Guillaume Nicolas-Brion, chef des informations, l’iphone a parfois ses limites. Par exemple les batteries se vident trop vite lors d’une météo hivernale, ou filmer de nuit peut créer des difficultés pour cause de sous-exposition.

L’autre partie du dilemme est que les TV vont utiliser les ressources du Mojo pour proposer des vidéos et des formats de storytelling très différents, en ligne, sur le site web de la chaîne ou les réseaux sociaux (Snapchat, Instagram, Facebook, Periscope, etc). Ces derniers sont souvent mieux adaptés au jeune public. Mais cette option pourra se confronter à la question de la monétisation. Cette pratique reste donc pour le moment, au-delà de la fonction d’informer ou de divertir, essentiellement un outil de marketing pour rappeler, par exemple, aux Millennials (ou Génération Y), ou à la génération plus jeune (Génération Z), que les chaînes de TV arrivent à les atteindre (sur leurs smartphones) sans pour autant qu’ils soient installés statiquement devant un poste de télé conventionnel…comme leurs parents ou grands-parents.

La RTBF, chaine publique belge francophone, l’a bien compris en lançant récemment une série fictionnelle disponible uniquement sur Snapchat, intitulée #PLS et qui connaît un grand succès. Et plus dans le domaine de l’actualité, les chaines allemandes ARD et ZDF ont développé un programme pour la jeunesse sur Snapchat intitulé Hochkant (Vertical). Ces projets, parmi tant d’autres, ont en commun d’être conçus avec un smartphone pour être visualisés sur des smartphones.

Ainsi, le Mobile Journalism a-t-il besoin de s’imposer à la télévision ? Au-delà des schémas habituels, le Mojo trouve sans doute sa raison d’être dans les publications en ligne et sur les réseaux sociaux, très utilisées maintenant par tous les médias confondus. Cette pratique peut inclure des dispositifs historiquement télévisuels comme le direct ou le regard caméra.

Pour atteindre une audience différente et préserver ses atouts, le Mojo doit créer son propre langage (Self-filming,…), ses propres formats (horizontal et/ou vertical), ses propres territoires médiatiques, en s’inspirant de différents dispositifs déjà existants (télévision, cinéma, documentaire, vidéo amateur, film expérimental, etc..), pour en approcher les effets, et non d’en mimer les cadres, formats et contexte de réception.

Et le smartphone joue ici un rôle crucial, car, pour la première fois dans l’histoire, l’appareil qui produit du contenu (vidéo, photos, textes, voix, écritures, emojis, dessins, etc…) est aussi celui sur lequel l’audience visionne ces mêmes contenus. Et cette tendance ne fera que s’accentuer dans les années à venir.

Le smartphone s’impose ici comme un outil multimédia par excellence. Pour aller même plus loin, de par sa fonction à la fois de producteur, d’émetteur et de récepteur de contenu (shoot, edit, share and watch), facilité par la pratique du Mojo, nous proposons ici de dénommer la fonction du smartphone comme étant omnimedia.

Plus pragmatiquement, l’approche de Guillaume Kuster (dans son article), et d’autres, est sans doute la plus raisonnable pour souligner le fait que le smartphone doit rester ce qu’il est dans la pratique du Mojo: un outil pour raconter des histoires différemment, sur des plateformes et des formats alternatifs, comparé à ce qui se fait encore, pour le moment, à la télévision.

Ici se jouera le futur du Mojo, dans la fusion incessante et inévitable de tous les mass medias par une présence online grandissante, parallèlement à leur medium traditionnel respectif, avec, pour conséquence, un workflow dans les rédactions impacté en profondeur et des habitudes d’audience largement modifiées et plus ciblées.

Article in English here

1 Jarosz Térence, l’acte auto-filmique dans Le journal intime vidéo : concept, forme et reconnaissance, Université de Metz, Mémoire de DEA, 1999.

2 Allard Laurence, « Une rencontre entre film de famille et film expérimental», in R. Odin (idr), Le film de famille usage privé usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995.

3 Apple ne fut pas le premier fabricant à inclure une caméra frontale sur ses smartphones. Le premier téléphone portable avec une caméra frontale fut le Samsung SCH-X590 en 2002.

4 Jarosz Térence, « Opportunities and challenges of Mojo », Conférence ENEX Coordinators meeting, Bruxelles, 16 février 2017.

5 Odin Roger, « Le film de famille dans l’institution familiale », in R. Odin (idr), Le film de famille usage privé usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995.

6 Jarosz Térence, Le film de famille et l’effet « télévision », Université de Metz, Mémoire de Maîtrise, 1998.

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Terence Jarosz

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