La honte en entreprise

Thibaud Briere
16 min readJun 21, 2019

--

Qu’en est-il du sentiment de honte, pour celles et ceux qui travaillent en entreprise ?
Je propose ici une réflexion dialectique, progressant moment par moment, chacun prétendant comprendre et dépasser le précédent.
.
.

PREMIER MOMENT : L’ARGUMENT DETERMINISTE (TOUT EST HONTEUX)

Il semble tout d’abord que, en entreprise notamment, nous soyons condamnés à la honte. Nous subissons des déterminismes éducatifs (accoutumance à l’obéissance passive…), psychologiques (erreurs de jugement, effets de perspective…), sociaux (conformisme…), juridiques (contrat de subordination) et économiques (conserver un emploi rémunéré…) qui nous conduisent à accepter de faire ce que nous ne voulons pas vraiment ou à laisser faire ce que nous réprouvons, ce qui provoque en nous une sourde honte :

  • Honte du travail mal fait (juste suffisant à être vendu), organisationnellement provoqué (cf. les analyses d’Yves Clot)
  • Honte de laisser faire des situations managériales que nous savons parfaitement condamnables, sous la pression hiérarchique ou celle du groupe (nous “avalons des couleuvres” et sommes parfois sidérés, tétanisés, face à des manières dont nous voyons certains collaborateurs être traités)

On n’éprouve de honte que face à des actions que l’on n’aurait pas faites spontanément, auxquelles nous avons été poussés par le contexte. Des déterminismes se sont exercés sur nous. La honte vient de ce que l’on a fait (ou laissé faire) quelque chose malgré soi. Donc de notre passivité. Donc de la conscience de n’avoir pas été pleinement responsables de nos actes, ce que nous éprouvons comme une anomalie.

.
.

DEUXIEME MOMENT : DEPASSEMENT DU DETERMINISME

Oui, mais… se laisser faire est encore faire, car nous aurions pu ne pas laisser faire. Si nous éprouvons comme une anomalie le fait d’avoir été entraînés à faire ce que nous n’aurions pas fait spontanément, c’est précisément parce que nous avons conscience que nous aurions pu agir différemment. La honte ne commence qu’avec la conscience de la contingence de notre action (i.e qu’elle n’était pas nécessaire), donc avec le sentiment de la responsabilité, si altérée soit-elle. Nous nous savons pour une part responsables même de cette altération de notre responsabilité. Pas de honte sans culpabilité, sans la conscience d’être responsable d’une faute (on se souvient que le premier cours de Karl Jaspers, en Allemagne en 1946, s’intitulait “Le problème de la culpabilité”, Die Schuldfrage). Si déterminés que nous nous pensions, nous aurions pu résister à ces déterminismes… et nous ne l’avons pas fait. Nous savons très bien, au fond, que ces déterminismes ne nous déterminaient pas dans le même sens où le réchauffement de la glace détermine sa fonte, mais qu’ils nous influençaient seulement. Nous nous savons libres, et que c’est notre liberté même — le plus intime — qui se trouve mise en cause, sans quoi nous n’en souffririons pas.

Car oui, la honte fait souffrir. Ce qui est bien la preuve qu’elle n’est pas naturelle, mais culturellement construite (héritage de notre éducation qui nous inculque une morale, une tension entre ce qui est et ce qui devrait être, entre le réel et le normatif).

Or ce qui est construit peut être déconstruit. La souffrance en laquelle consiste la honte n’est pas une fatalité, nous pouvons nous en libérer :

  • D’abord, en nous blindant professionnellement. Afin ne plus être affecté par cette passion qu’est la honte, on peut “se faire le cuir” à force d’expériences, se constituer une cuirasse psychologique au moyen d’un travail sur soi, à l’aide de sagesses du monde : épicurisme, stoïcisme, méditation (pour se calmer, s’apaiser, se recentrer…), développement personnel, etc. En entreprise, on pourra vous offrir les services d’un coach qui vous amènera à modifier vos croyances fondamentales, “limitantes”, génératrices de cet inconfortable sentiment d’écart entre ce qui est ce qui devrait être, de manière à vous aider à adopter des croyances plus adaptées à votre milieu professionnel, non génératrices de honte, quoi que vous fassiez : votre bien-être au travail en sera renforcé et votre efficacité d’autant.
  • Ensuite, en cessant d’avoir un idéal (renoncer aux « arrière-mondes », dit Nietzsche). C’est le fait d’avoir un idéal et de percevoir un écart avec lui, qui produit ce sentiment de honte. Or cet idéal est construit, acquis, hérité de notre éducation (souvent judéo-chrétienne), dont il faut se défaire. Elle nous présente en effet, via la morale, un idéal inatteignable (le Christ par exemple), la morale citoyenne elle-même présentant des modèles, des figures héroïques trop élevées (comme de Gaulle). Notre éducation (la religion, l’Histoire telle que présentée dans l’école “républicaine”, etc.), morale, nous condamne, par ces figures tutélaires érigées en modèles, au sentiment de honte, à nous dévaluer, nous mépriser. A refaire !
    .
    .

TROISIEME MOMENT : NEGATION DE TOUTE HONTE

C’est précisément au nom de la liberté — qui est toujours pleine et entière quoi que l’on veuille bien se raconter en invoquant de prétendus déterminismes — qu’il faut en finir avec la honte et les inhibitions qu’elle cause.

Car la honte est un frein, une restriction à mon pouvoir d’agir, qui à ce titre doit être dépassée. Elle paralyse, inhibe. Nous devrions avoir honte d’avoir honte !

Un homme et une femme “libérés” sont sans honte, ils sont capables de vivre, en entreprise notamment, « comme dans un camp de nudiste » dit Michel Hervé, le patron fondateur du groupe Hervé (dont Hervé Thermique) qui illustre bien cet état d’esprit. Ainsi les salariés doivent-ils être selon lui capables de vivre dans une totale transparence, leurs faits et gestes devant être connus de tous (et d’abord — quoique secrètement — de la Direction). Sans pudeur, décomplexés, conformément au vieux rêve soixante-huitard, dont l’un des slogans était “la honte est contre-révolutionnaire”. Ainsi Michel Hervé est-il allé, dans son entreprise (il est heureusement peu suivi sur ce point!), jusqu’à interdire les conversations professionnelles à la machine à café, ces apartés (qu’il appelle « coulisses »), au motif qu’alors les autres membres de l’équipe ne peuvent pas aussi en profiter. Dans la « nouvelle ère » (titre de son dernier livre, paru en 2017) dans laquelle nous sommes entrés, tout doit être public (sauf la propriété des biens les plus rentables qui, curieusement, doit rester plus que jamais privée !). La Direction est ainsi fondée à mettre chacun « à nu », à collecter des données à l’insu des salariés, à les épier pour mieux les connaître et ainsi identifier la vraie nature de chacun (« dauphin », « mouton » ou « renard », selon les catégories en vigueur dans le groupe Hervé).
Il faudrait enfin grandir un peu, apprendre à s’oublier, à faire fi de tout ego. Vivement l’avènement d’entreprises libérées de la honte, composées de femmes et d’hommes libérés !

A notre époque plus qu’à aucune autre, nous devons nous libérer de toute velléité de vie privé, intime. La transparence doit être totale. « Seules les personnes qui ont des choses à se reprocher se soucient de leurs données personnelles », disait le PDG de Google, Eric Schmidt. L’ère de l’intimité est révolue. Seuls les “renards”, selon les catégories de Michel Hervé, se complaisent dans l’obscurité : s’ils ne veulent pas tout montrer, c’est donc qu’ils ont des choses inavouables à cacher !

Pour éliminer la honte à la racine, il faut arrêter de rêver à ce que l’on aurait pu être, à ce que l’on aurait pu faire dans telle ou telle situation, il faut accepter ce qui est, s’accepter tel qu’on se trouve être factuellement. Amor fati.

Conséquence : vous êtes fort, dominateur, assumez-le ! Arrêtez de vous croire obligé de vous excuser de ce que vous êtes et de ce que ça vous porte à faire. Foin des scrupules paralysants de ceux qui assignent des modèles aux individus (s’efforçant de faire rentrer absurdement tout le monde dans le même moule), des modèles de surcroît inatteignables (conduisant chacun à culpabiliser) et comme par hasard faibles (un Christ crucifié…), dévitalisés, conduisant les individus à adopter des attitudes de soumission (une « morale d’esclaves », une morale du troupeau, dit Nietzsche). Ceux qui éprouvent de la honte manifestent qu’ils ne sont pas encore libérés, qu’ils ne s’assument pas pleinement, qu’ils ont encore peur du jugement des autres, de passer pour des “méchants”, des “criminels”, des “insensibles”. Il leur faut dépasser ces situations où “l’on a honte d’avoir encore de la honte” (pudet non esse impudentem), pour reprendre l’expression fameuse de saint Augustin (Confessions, II, IX, 17).

Chacun est différent, chacun doit s’assumer comme il est. Il faut retrouver l’innocence du devenir, qui fait que l’on ne sait pas ce que notre nature nous poussera à devenir et qu’il n’y a pas à le juger : ce que nous serons, ce que nous ferons demain, si vraiment nous laissons libre cours à nos pulsions créatrices ou dominatrices, ne sera ni bien ni mal, il faudra juste l’accepter.

Du coup, en entreprise, en termes de management, on ne peut pas juger de ce que fait untel ou untel (ce serait moral, donc « binaire »). “Il ne faut pas juger!”, entend-on partout. Foin des jugements ex cathedra, seul le contexte doit nous guider, il faut se laisser emporter, se couler dans le flux des choses, suivre la tendance du marché ou ce que nous indique la situation. Aussi n’y a-t-il plus d’un côté un bon management (qui serait “participatif” ou “concertatif”), de l’autre un mauvais management (qui serait directif), opposition “binaire” témoignant encore de la croyance en un idéal (en l’occurrence managérial) : il ne saurait y avoir que du management situationnel. Retour subreptice du déterminisme. Arrêtons de vouloir tendre vers un Bien hypothétique (un “bon” management, une “bonne” entreprise, etc.), et nous n’aurons plus honte de n’y être pas. Soulagement du renoncement à tout idéal.

Car quoi, on ne fait pas de bon management avec de bons sentiments ! “On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs”, suivant la maxime favorite de Staline. Le leader de demain, ce “Surhomme” (Nietzsche) débarrassé du sentiment — humain, trop humain — de la honte (Nietzsche se proposait de « faire disparaître du monde l’idée de culpabilité et de punition »), débarrassé de tout état d’âme, a développé une singularité qu’il ne cesse d’affirmer, il s’est forgé une vision du monde si personnelle qu’il assume d’être incompris ou précurseur, et il impose son point de vue particulier aux autres, par la ruse si possible (comme dans des entreprises prétendument “participatives” dans lesquelles on donne l’impression de compter sur la liberté des personnes, en ne faisant officiellement que « proposer », « suggérer », « expliquer »…) ou par la force si nécessaire (la contrainte hiérarchique). Il se donne les moyens de faire advenir sa réalité, celle qui l’avantage (ex : le type de management, de croyances et d’organisation renforçant sa domination, qu’il saura opportunément présenter comme “bons”).

Aussi le dirigeant, le chef, sait-il machiavéliquement imposer aux autres une morale qu’il exclut, lui, de respecter. Et, parce que débarrassé de toute honte, il n’a pas honte de prêcher aux autres ce qu’il ne s’applique pas à lui-même !
En entreprise, il y aura la morale pour les esclaves (il faut être doux, respectueux, dévoué, responsable, transparent, etc.), valable uniquement pour eux, et les grands dirigeants qui en sont affranchis car, là où ils sont, dans les hauteurs, on est « par-delà le bien et le mal » (Nietzsche). Il y a Une morale pour les aigles, une autre pour les pigeons, titre l’ancien procureur Eric de Montgolfier (Michel Lafon, 2014). Ou plus exactement, il y a d’un côté une morale pour le commun des mortels (mettre en œuvre des vertus, faire preuve d’« humanité » au quotidien), et d’un autre côté un au-delà de toute morale (le capitalisme n’étant pas moral, nous dit André Comte-Sponville) pour les chefs, qui eux se tiennent au-delà de toute « humanité », de toute norme commune de l’humain, eux dont la tâche est proprement sur-humaine, exigeant abnégation et lucidité.

De fait, des études ont montré que la plupart des grands leaders font généralement tout l’inverse de ce qu’ils demandent à leurs salariés dans les formations au leadership (NOTE : voir par exemple cette vidéo de Ghislain Deslandes sur Xerfi Canal, au sujet du livre Leadership BS de Jeffrey Pfeffer : https://www.youtube.com/watch?v=2XQhOQrrrlg) : preuve, s’il était besoin, que le discours des dirigeants a expressément pour fonction de demander aux salariés d’adopter le type de comportement qui leur permettra de mieux les diriger. Preuve que la morale en entreprise— pardon, le “savoir-être” — a bien une fonction politique, de disciplinarisation.
Ils manipulent leur monde pour perpétuer leur domination. Ils prônent aux autres le type de comportements qui assoit leur domination, entretenant les autres d’illusions (cf. les discours de plus en plus sophistiqués, conceptualisés, théorisés des dirigeants) : c’est d’eux-mêmes, librement, que les moutons doivent se soumettre, en adoptant les comportements que leurs chefs souhaitent qu’ils adoptent.
Autant que possible, il faut convaincre le commun des salariés par la raison, par un formatage idéologique (la culture d’entreprise, les formations au savoir-être, voire — nec plus ultra — en faisant appel à un “philosophe d’entreprise”…), afin que la domination (via les normes de comportement exigé) soit acceptée, intériorisée, non plus perçue comme domination mais comme liberté. Une telle intériorisation des normes sociales (voulues pour eux par les dirigeants) les conduira à accepter de ne pas contester, de ne plus faire de syndicalisme, à accepter de ne pas regarder là où on leur interdit de regarder (c’est-à-dire, par exemple, les pratiques réelles de leurs dirigeants), à accepter de finir par baisser la tête en cas de désaccord, etc.

Les grandes organisations ont besoin de gens qui aient honte, qui culpabilisent, jusqu’à en faire un levier de management (Exemple : Dans le groupe Hervé, les dirigeants recommandent aux managers de “mettre la honte” à leurs salariés indélicats — en rendant public, au nom de la transparence, devant les collègues, leurs mauvais agissements — afin de les faire partir “d’eux-mêmes”). Elles ont besoin de salariés qui suivent le modèle corporate du salarié modèle car modelé. Raison pour lesquelles on les forme au savoir-être, à tout un code moral corporate, plein de bons sentiments (il faut être collaboratif, reconnaître ses fautes…), indiquant les bons et les mauvais comportements. Pour les dirigeants, “il ne faut pas faire de bons sentiments!”, mais pour les dirigés les bons sentiments sont à promouvoir.

Un exemple de ce “un poids, deux mesures” en matière de “morale d’entreprise” (code de conduite, règles de comportement…) imposée aux salariés et dont les dirigeants s’affranchissent allègrement pour eux-mêmes :
• Au salarié lambda il est demandé de savoir mobiliser son « intelligence émotionnelle » et de faire preuve d’« empathie » ; ainsi pourra-t-il éprouver de la honte à ne pas l’avoir fait, cela est utile au bon fonctionnement de l’organisation et c’est surtout socialement (médiatiquement) valorisable. A son niveau, c’est bien.
• Mais le grand professionnel, le dirigeant, lui, doit au contraire agir « sans faire d’affects ». Il est là pour accomplir froidement une mission, un devoir économique, sans honte à avoir. Impavide, il trace sa route implacablement. Il est une force qui va et assume d’être incompris des autres, de ceux d’en bas qui pataugent dans la plaine. Et comment en serait-il autrement ? Ils n’évoluent pas dans les mêmes hauteurs : ils ne respirent pas le même air, à proprement parler ils ne font pas partie du même monde. Ceux d’en bas leur apparaissent tout petits, négligeables. Conscients de n’avoir d’autre choix que d’être ce qu’ils sont — des chefs — , par nature, et d’appliquer des nécessités économiques, les dégâts collatéraux humains ne leur sont rien. Vétilles, quand on a de grands desseins. Quelle honte auraient-il à mettre en œuvre ce qui est nécessaire ou à déployer la “vision” que leur impose leur nature de dirigeant ? « Il n’y a pas le choix », « on ne peut pas faire autrement », « vous comprendrez que les contraintes économiques, la loi du marché, la nécessité de la survie et de l’adaptation imposent de… », « c’était nécessaire », « there’s no alternative ». Retour au discours déterministe, mais ici comme simple discours, justificatif de choix personnels guidés par l’intérêt.

De même qu’il y a de grands fauves politiques, les grands professionnels de l’entreprise sont sans honte aucune. Ils osent tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît. Ils sont sans frein ni limite.

Plus généralement, selon cet état d’esprit particulier, le travail de tout professionnel de l’entreprise serait d’obéir aux déterminismes économiques, de comprendre et d’appliquer la loi du marché. Il n’y a pas de honte à avoir, pense-t-on alors, à se soumettre à ce sur quoi nous n’avons pas prise.

MAIS…

  • Il est contradictoire de dire, à des salariés par exemple, « vous devriez avoir honte d’avoir honte ». Que signifie cette volonté de beaucoup d’entreprises de favoriser l’avènement de salariés débarrassés de toute honte (= pleinement à l’aise dans l’hyper-transparence), d’affirmer vouloir les aider à réduire toute souffrance au travail, dont la honte fait partie ? La non indifférence à l’égard de ceux qui ont honte manifeste une intention cachée : celle d’un besoin de générer des salariés capables de tout, indifférents à toute morale, dans une logique de pure efficacité.
  • La suppression de tout idéal — l’aplanissement des vallées — afin de ne pas être déçu de la réalité, n’est-ce pas précisément cela, la barbarie ? « Le plus grand danger pour la plupart d’entre nous n’est pas que notre but soit trop élevé et que nous le manquions, mais qu’il soit trop bas et que nous l’atteignions » (Michel-Ange). Renoncer à toute idée de Bien, et donc à améliorer quoi que ce soit, n’est-il pas le plus grand mal ?
  • Une société parfaitement transparente, dans laquelle on aurait éradiqué toute honte du coeur de l’Homme, serait totalitaire. Seuls les anges sont transparents les uns aux autres. Interdire toute opacité, c’est nier notre chair, qui fait que nous ne pouvons pas voir les pensées, les uns à travers les autres. Cette volonté actuelle d’éradiquer toute honte, concomitante au transhumanisme, traduit la très ancienne aspiration à quitter notre humanité “trop humaine”, animale, charnelle, à vouloir faire de nous de purs esprits, ou mieux encore des dieux, incapables de nous assumer tels que nous sommes ! Ceux qui ont honte d’avoir honte ne font que manifester leur honte prométhéenne de n’être qu’humains, d’être des animaux, issus de la glaise, devant se reproduire de manière sexuée, regrettant de n’être pas aussi infaillibles que des dieux ou des machines. Le fait même que nous ayons honte de notre naturalité/animalité/carnalité est bien la preuve que nous ne sommes pas chez nous ici-bas et dans ce corps, dirait Platon, que nous sommes faits pour un autre monde !
  • Même ceux qui proclament la fin de toute honte n’en ont pas fini avec elle : ils ne ne cessent, dans leur entreprise, de mesurer des écarts entre ce qui est et ce qui devrait être, de repérer ceux qui respectent le code moral intérieur (pardon, le “savoir-être”) et ceux qui ne le respectent pas. Jamais, en fait, la morale n’est plus forte que chez ceux qui prônent le dépassement de toute morale — chacun est fliqué, chacun doit se surveiller.
    Même ceux qui prônent le fait d’être absolument soi-même (singulier) demandent en fait de rentrer dans une norme (devenir par exemple des « dauphins », dans le groupe Hervé, donc des dauphins de bassin, domestiqués), avec des normes de comportement très strictes : “tu dois être singulier, mais selon les critères par nous édictés et en respectant les normes internes”. Ils ne récusent un modèle (jugé autoritaire) que pour en imposer un autre (manipulatoire).
  • Même les dirigeants d’entreprise qui proclament la fin de la honte au nom de l’hyper-transparence ont visiblement eux-mêmes honte de certains de leurs agissements, comme le montre leurs réticences à ce que la transparence soit faite aussi sur leur arrière-boutique managériale. Ils cherchent à dissimuler leurs pratiques, par exemple derrière le nouveau « secret des affaires », tout en demandant toujours plus de transparence…pour les autres. Par-delà les discours, ils ne sont pas débarrassés de la honte. Or comment donc un aveugle guiderait-il un autre aveugle ? La honte doit changer de camp : aux entreprises qui aiment mettre “mettre la honte” à leurs salariés en pointant ce qu’ils ont fait de mal (grâce aux outils de la transparence), à elles aussi désormais d’avoir honte de certaines de leurs pratiques !

.
.

QUATRIEME MOMENT : REHABILITATION DE LA HONTE

Il ne faut pas se laisser intimider. En réalité, la honte, c’est bon ! C’est la conscience de notre insuffisance personnelle et de l’insuffisance du monde qui nous met en mouvement, nous incite à entreprendre. La honte est un puissant moteur entrepreneurial : honte de notre origine sociale, honte de l’état du monde, etc. L’homme est l’animal éternellement insatisfait. C’est cette insatisfaction existentielle qui nous pousse à entreprendre et à transformer le monde. Si nous l’acceptions tel qu’il est, avec indifférence, passivement, nous serions alors comme si nous n’étions pas. Veut-on, en annihilant en nous toute velléité de honte (comme toute passion), nous réduire au silence du végétal ?
Loin d’être un frein, la honte est motrice, source du dynamisme entrepreneurial.
J’ai honte de l’état de la planète => J’entreprends pour contribuer à y remédier.

Et quand bien même la honte serait un frein à l’action, nous avons besoin de freins pour ne pas faire n’importe quoi et ne pas être les jouets de nos désirs ou des déterminismes externes (sociaux, culturels…). Nous avons besoin de ce sentiment qui nous incite à ne pas tout accepter, à dire Non, à nous réfréner, nous indigner, nous scandaliser.
Loin d’être culturelle, héritage d’un vieux fonds de morale judéo-chrétienne, la honte est naturelle.
Notre âme est en effet naturellement composée de trois facultés, expose Platon. La première [épitumia], que Platon situe dans l’abdomen, est la faculté d’attraction : formée par les désirs, elle représente tout ce qui nous attire, nous incite à aller de l’avant, à dire oui. La seconde [thymos], que Platon loge dans le thorax, est la faculté de répulsion : c’est cette capacité d’indignation, de colère, de résistance, qui nous permet de refuser le déshonneur de nous soumettre, bref d’affirmer notre indépendance. Au-dessus de ces deux facultés s’en trouve une troisième, la raison [Noûs], située dans la tête, qui nous permet d’arbitrer entre les deux autres, de brider tantôt l’une, tantôt l’autre.
L’enseignement est clair. Nous avons besoin des deux : de la marche avant (epitumia, propension à dire Oui), mais aussi d’un frein (thymos, faculté de dire Non). La capacité de honte est aussi nécessaire que celle de fierté.

Le vrai risque, aujourd’hui, n’est pas la honte, mais de ne plus éprouver de honte en commettant certains actes, de n’avoir plus que des entreprises peuplées de ce que C.S Lewis appelait, dans une référence très consciente à Platon, des « hommes sans thorax » (C.S Lewis), c’est-à-dire des atrophiés du thymos, incapables de rougir de colère ou de honte : cuirassés contre le mal. Des hommes sans limite (hubris), déchaînés, déliés de toute humanité.

La honte est justement ce sentiment qui nous indique qu’une limite a été franchie. Elle est une alerte, comme la douleur l’est pour le corps. Elle indique les limites inscrites dans notre conscience, qu’il nous appartient de reconnaître ou de dénier.
Il serait même nécessaire à l’homme, pour se connaître, de se reconnaître honteux. Nous aurions besoin, dirait Hegel, d’en passer par la honte pour la dépasser. C’est la honte de la défaite qui, dans la dialectique du Maître et de l’Esclave, va susciter une réaction chez l’Esclave et initier son chemin d’accession à la maîtrise et à la vraie liberté, qui est celle de l’esprit (à l’égard de la vie biologique). Grâce à la honte, nous nous éprouvons faillibles, en-dessous de l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes (“j’aurais dû réagir dans telle réunion…”, “je n’aurais jamais dû accepter de faire ça…”), ce qui nous permet de prendre conscience de nos limites (nous ne faisons pas toujours ce que nous voudrions), donc de notre humanité, et donc de passer du sentiment (de honte) à la conscience (de soi).

C’est parce que l’homme peut tomber plus bas qu’humain (crimes contre l’humanité par exemple) et en éprouver de la honte, qu’il peut aussi, alors, se relever, se corriger et se reprendre. Cette simple conscience de démériter, de n’être pas à la hauteur de ce qu’il se devrait et d’enfreindre ainsi ce qui se doit (fondement de tout Droit), est déjà, pour lui, se tenir à hauteur d’Homme. Car sa grandeur, notait Pascal, est de se connaître petit.

--

--

Thibaud Briere

Philosophie et transformation des organisations. Ancien “délégué à la philosophie de l’organisation” du groupe Hervé (2012–2018)