Écriture exclusive ?

Ethiqueetpp
11 min readDec 8, 2017

L’écriture inclusive ne risque t’elle pas d’induire des distinctions exacerbées, notamment entre femmes et hommes, plutôt que de les unir au sein d’une expression commune ?

· Tout a commencé à l’école.

Pour la rentrée 2017, l’édition Hatier publie un manuel scolaire « inclusif » à destination des enfants de CE2. Le principe est simple : toutes les professions sont féminisées. On ne lit plus « agriculteurs » mais « agriculteur.rice.s » , « commerçants » mais « commerçant.e.s ». Le masculin cesse de l’emporter sur le féminin. Plus globalement, l’écriture inclusive désigne l’ensemble des modifications graphiques et syntaxiques visant à assurer une égalité de représentation des deux sexes. Elle passe par la féminisation des substantifs traditionnellement masculin, l’usage du neutre, le refus d’un accord systématique au masculin en présence de féminins pus nombreux et le recours au point médian.

Tous ont alors réagi : des linguistes aux hommes politiques en passant par les intellectuels de tous bords. D’un côté ceux qui trouvent cette écriture idéologique, ridicule ou peu esthétique ; de l’autre ceux qui voient en elle un moyen d’accélérer « la déconstruction des inégalités hommes-femmes » pour reprendre Raphaël Haddad fondateur et directeur de l’agence de communication Mots-Clés, auteur d’un manuel d’écriture inclusive et docteur en communication à l’université Paris-Est Créteil. Déjà en 2015, le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes affirmait qu’ « une langue qui rend les femmes invisibles est la marque d’une société où elles jouent un second rôle.»

Le tableau ci-contre témoigne de la réalité des inégalités hommes-femmes (ou “femmes-hommes” ?). Si ces dernières se réduisent, notamment dans la sphère du travail, elles demeurent particulièrement vivaces dans les inégalités salariales ou les inégalités d’accès à certains postes. Dès lors, quel rôle attribuer à l’écriture inclusive face à ces inégalités ?

Trois types d’arguments peuvent être avancés pour légitimer l’usage de l’écriture inclusive.

  1. Une prise de conscience nécessaire. En effet, l’omniprésence de l’écriture permettrait d’en faire un outil d’égalité qui, au quotidien, témoignerait que l’homme et la femme sont égaux. La prévalence actuelle du masculin, à l’inverse, contredirait cette égalité. Dès lors se pose la question d’une langue difficilement transposable à l’oral et dont la généralisation semble difficile. L’usage de l’écriture inclusive dans les manuels scolaires ou les discours politiques est plus aisé que dans une notice d’utilisation ou une publicité.
  2. Un levier pour la fin des inégalités. Si, en théorie, l’égalité femmes-hommes est assurée dans la République française, la réalité est bien plus contrastée. Or, “le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer”, déclarait déjà Michel Foucault lors de son entrée au Collège de France. Dans une langue française éminemment « phallocratique », il semblerait urgent de modifier les us et coutumes.
  3. Une évolution langagière souhaitable. Tous les pays comparables à la France voient leur langue évoluer. En Grande Bretagne on ne dit plus “chairman” mais “chairperson”. Au Québec ou en Belgique, les débats persistent toujours mais l’écriture inclusive est bien plus répandue qu’en France. D’aucuns disent que la France devrait s’inscrire dans ce vent de réformes. Reste que la place de la langue française dans la structuration de l’histoire nationale est singulière

· Quid de l’égalité femme/homme, dans tout cela ?

Le postulat de l’écriture inclusive est que la langue doit refléter la stricte égalité entre les femmes et les hommes. Ceci appelle à notre sens deux premières remarques.

Tout d’abord, il convient de souligner que l’utilisation de l’expression « entre les femmes et les hommes » est désormais préférée à celle de « entre les hommes et les femmes » non plus en raison de l’expression d’une courtoisie jadis légitimement revendiquée mais désormais considérée comme le reliquat d’une conception sociale patriarcale, mais en ce que cela procède d’une logique alphabétique, le F étant placé avant le H. Loin d’être anecdotique, le renversement de ce paradigme témoigne en réalité de ce que l’égalité ne doit plus être atteinte par une prise de conscience collective qui se traduirait en comportements nouveaux mais par des règles exogènes.

Par ailleurs, cette logique alphabétique n’est pas systématiquement respectée dans les graphies épicènes : « illes » ou « iels » pour la contraction de « ils et elles », « celleux » ou « ceulles » pour respectivement « celles et ceux » ou « ceux et celles »… Le choix d’une graphie plutôt que d’une autre révèlera ainsi un choix, une vision de la société, qui induira nécessairement des discriminations indirectes par l’affirmation d’une préférence pour tel ou tel sexe. Ainsi, alors que l’écriture inclusive poursuit l’objectif de gommer les inégalités sexuelles et, dans une vision parfois jusqu’au-boutiste, de gommer l’existence différenciée de deux sexes, elle réaffirme sans cesse leur existence. Elle le fait en doublant les mots (ex : les chercheur.euse.s) et en imposant à ses locuteurs de construire des mots sur une base genrée alors même qu’ils souhaitent s’y soustraire (ex : celleux ou ceulles). Loin de gommer les différences, cette méthode les exacerbe et les renforce et renvoyant en permanence à une distinction sexuée des individus qui ne se justifie plus dans de nombreuses situations.

Nous en arrivons donc à notre seconde remarque, relative aux individus (ou « personnes », selon que l’on retienne l’option d’un mot masculin ou féminin) non-binaires. Cette conception, connue sous le nom de genderqueer dans le monde anglo-saxon, opère une décorrélation entre le genre (donc le sexe) et l’individu, au sens où il se sent pleinement homme et femme ou un peu des deux etc… Cela peut prendre plusieurs formes : superposition d’identités de genre (androgynie), pluralité (bi-tri-pangenre) absence (agenre) ou neutralité (neutrois) de genre, évolution du genre au cours de la vie (genre fluide), troisième sexe… Dans la plupart des cas, il s’agit avant tout d’un positionnement social (rejet ou revendication d’une identité plutôt que d’une autre) mais certains individus non-binaires font le choix d’accompagner cette revendication sociale d’une modification physique via une prise d’hormones et/ou une chirurgie visant à accorder leur sexe physique à leur appartenance ressentie. Si la plupart des formes de non-binarité sexuelles sont structurées en communautés avec un drapeau, un mouvement associatif et des revendications spécifiques, toutes se retrouvent sur la nécessité de décorréler sexe et individualité. Or, l’écriture inclusive renvoie précisément en permanence au genre y compris en obligeant, nous l’avons dit, ses locuteurs à opérer le choix par eux-mêmes. Les défenseurs de l’écriture inclusive avancent qu’elle offre la possibilité pour les individus non-binaires de revendiquer leur identité en choisissant de se présenter comme étudiant.e ou comme chef.fe de bureau mais c’est oublier, d’une part, que l’oralité de la langue ne permet pas toujours de retranscrire ces graphies complexes et, d’autre part, que le renvoi à la dualité entre le masculin et le féminin constitue une forme de rejet, exprimé par la société, de leurs aspirations les plus profondes.

  • Quid de l’usage du neutre ?

Changer la langue française écrite ou orale pourrait trouver un sens dans la mesure où le genre masculin est considéré comme « l’emportant sur » le genre féminin. C’est une conception tout à fait fausse qu’il convient de démonter par la linguistique. Dans les locutions comprenant les deux genres, telles que « ces garçons et ces filles sont amis, le masculin pluriel a trop souvent été considéré, et ce à tort, comme le fait que dans la grammaire française le féminin était absorbé par le masculin.

Dans la langue française, il n’existe pas de neutre comme en allemand. Il n’est donc pas possible d’exprimer une réalité « non genrée » en langue française. Pour cette raison, dans les locutions mixtes, c’est précisément le masculin qui sert de neutre pour exprimer un tout comprenant à la fois des réalités masculines et féminines.

On comprend bien cette utilisation du masculin comme neutre dans les tournures impersonnelles, comme « il pleut ». Le « il » désigne simplement un « ça » et non une réalité purement masculine. De même les pronoms impersonnels, comme « on » ou « quelqu’un », n’ont pas de genre particulier. « Quelqu’un est venu » est ainsi toujours accordé au masculin, quelque soit le genre de cette personne, et ce non pas au sens d’une place tutélaire du masculin dans la grammaire, mais d’une forme d’expression du neutre qui nous manque.

L’écriture inclusive se pose comme nouveau moyen de rééquilibrer les genres. En les présentant opposés dans la grammaire, comme reflet d’un combat de société, le problème est non pas résorbé mais exacerbé. Le point médian ne crée pas ce genre grammatical neutre que ses concepteurs refusent à l’article masculin. Or ce concept de neutralité est essentiel pour pouvoir comprendre que la langue française autrement que dans un combat entre les genres. Si ce neutre n’est pas explicite, c’est parce que le masculin a été considéré comme pouvant le représenter dans la sédimentation de la langue, notamment parce qu’il est plus court : la féminisation consiste souvent dans l’ajout de lettres.

Réaffirmer cette possibilité pour le masculin de représenter un genre neutre permettrait en fait d’aller plus loin que le point médian, en faisant passer les différences femmes-hommes au second plan, en invisibilisant les genres plutôt qu’en renvoyant sans cesse les personnes à cette distinction.

Il faut donc réhabiliter ce rôle du genre masculin et cesser d’enseigner qu’il « l’emporte sur le féminin » mais plutôt que « le masculin peut aussi être utilisé comme neutre », dans le cas d’un groupe ou de l’ignorance du genre de la personne.

  • Des clivages renforcés par l’écriture dite « inclusive »

Nous l’avons montré, l’écriture dite « inclusive » peut donc plutôt se révéler exclusive en renvoyant sans cesse les personnes à la dualité femme-homme. Elle légitime cette distinction, y compris dans des domaines dans lesquels la question du genre n’est pas du tout pertinente, et exclut les personnes qui ne se reconnaissent pas dans ce clivage. De plus, en habituant le lecteur à un rappel constant de la distinction entre femmes et hommes, elle vide l’usage du masculin de son acception de neutre, l’absence de référence à la féminité étant désormais remarquée et considérée comme une volonté explicite de ne parler que d’hommes. Cette absence de neutralité et cet ajout d’un constant rappel de la dualité femme-homme renforce donc la mise à l’écart des personnes qui ne se reconnaissent pas pleinement dans un de ces deux genres, alors même que ces personnes vivent déjà une exclusion souvent plus grande que les femmes.

Mais les effets de l’écriture « inclusive » ne sont pas limités au champ des genres. Ils peuvent mener à des inégalités sur d’autres plans, et notamment sur le plan social et sur le plan du handicap.

7% de la population française adulte est illettrée, et un Français sur cinq possède un faible niveau de lecture et d’écriture. Ces difficultés à lire et à écrire sont fortement liées aux inégalités sociales, et entraînent souvent une mise à l’écart sur les plans de l’emploi, de la vie sociale, de l’exercice de la citoyenneté (ressenti d’illégitimité, barrières d’accès à l’information et aux programmes de candidats aux élections…) ou encore de l’accès aux droits. L’illettrisme est donc source de pauvreté et d’exclusion. Dans ce cadre, est-il juste et légitime de mettre en place des mesures qui tendent plutôt à augmenter la complexité de la langue ? En effet, en plus de nouvelles règles, le système des points médians introduit une difficulté supplémentaire, en particulier par la dissociation entre lecture et écriture. Par exemple, les instituteur.rice.s se lit les instituteurs et les institutrices, et non pas « les instituteurrices ». Cette dissociation est une barrière supplémentaire importante pour des personnes qui rencontrent déjà des difficultés à lire et déchiffrer, et tendra à accroître les inégalités sociales.

On peut aussi noter des incidences de cette modification de l’écriture sur les personnes malvoyantes ou aveugles. En effet, leur accès à la lecture est déjà difficile : peu de textes sont traduits en braille, la lecture de textes en version papier nécessite une installation à laquelle tous n’ont pas accès, le recours à des tiers limite largement leur autonomie… La solution des logiciels de lecture est aujourd’hui celle qui donne à ces personnes la plus grande autonomie et le meilleur accès à la lecture, pour les textes numérisés. Mais ces logiciels se confrontent à l’utilisation de points médians, à court terme parce qu’ils sont aujourd’hui incapables de la lire — mais ce problème ne sera sans doute qu’un obstacle de courte durée, et ces logiciels apprendront à la déchiffrer –, mais surtout parce que le principe de cette écriture est d’inclure le double accord féminin et masculin aussi souvent que possible, ce qui la rend beaucoup plus lourde. Si la lecture silencieuse permet de conserver une certaine fluidité, la lecture à voix haute — et donc notamment celle des logiciels destinés aux personnes ayant des problèmes de vue — peut vite devenir fastidieuse et perdre l’auditeur. Ainsi, même en configurant ces logiciels pour qu’ils remplacent un mot coupé d’un point médian par la suite « forme masculine, et, forme féminine », la lecture sera profondément complexifiée. A titre d’illustration, la phrase « Des intervenant.e.s français.es et chinois.es se sont adressé.e.s aux auditeur.rice.s. » deviendra « Des intervenants et intervenantes français et françaises et chinois et chinoises se sont adressés et adressées aux auditeurs et auditrices. » L’accès des personnes malvoyantes ou aveugles à la lecture pourrait donc se trouver profondément altéré par cette écriture, en perdant en fluidité et en rapidité.

· Exclure l’exclusion de l’inclusif ?

Dès lors, il convient bien sûr de prendre en considération la requête égalitaire légitime, et de chercher à rendre notre grammaire plus juste dans son emploi. Nous l’avons développé, le revirement brutal proposé par les partisans de l’écriture inclusive n’est pas sans risques, sociaux et culturels, mais pourrait aussi entrainer dans son sillage un certain nombre de divisions.

De fait, un emploi linguistique s’appuyant sur des décennies de changement, ce n’est pas en changeant la forme qu’un miracle sur le fond se produira.

Le masculin s’employant comme neutre à bien des égards, il conviendrait de bannir la traditionnelle expression « le masculin l’emporte sur le féminin » pour la remplacer par un autre moyen mnémotechnique moins sexistes, en proposant par exemple d’employer « masculin et féminin font neutre » ou une quelconque alternative plus adéquate. De plus, il convient de déployer une grande énergie pour des efforts linguistiques progressifs, dans le langage oral notamment. En effet, c’est par des changements consécutifs et progressifs que l’on parviendra à réduire les inégalités du langage. Aussi, la féminisation des professions et la multiplication des formules dites doubles sont des vecteurs très positifs d’une régularisation normative consensuelle et adaptée.

Il convient sans doute de veiller à l’éducation des générations de demain et à la rééducation de celles d’aujourd’hui, plutôt que de systématiser par la règle une agression syntaxique peut-être trop abrupte pour faire consensus. Le procès de fond qu’accompagne la controverse de cette nouvelle écriture sera alors gagné par le fond, et la forme saura trouver progressivement les vertus d’accompagnement à ce fond structuré.

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