Design en jeu #1 : le jeu vidéo en 10 principes inspirants

Thomas Thibault
8 min readJan 27, 2020

--

Journey, 2012

Longtemps perçu comme une sous-culture, le jeu-vidéo gagne aujourd’hui en reconnaissance. Au-delà de sa dimension culturelle, il intéresse de plus en plus en raison de la variété et de la subtilité des procédés qu’il met en œuvre pour permettre rapidement au joueur d’évoluer dans un univers inconnu.

Un tour de force riche d’enseignement.

Je lance une petite série d’articles sur ce que le design peut apprendre du jeu vidéo. Je précise que je ne suis ni game designer ni théoricien du jeu. C’est à partir de mon expérience de joueur et de designer que je vous propose les parallèles qui suivent. Aussi j’éviterai de m’étendre sur le sujet de la gamification (ou ludification), pratique qui utilise seulement notre prédisposition humaine au jeu pour rendre certaines choses acceptables. Cette vision de ce qu’est le media vidéo-ludique est extrêmement réductrice et pose évidemment de sérieuses questions éthiques, mais nous y reviendrons.

Commençons donc cette série avec 5 premiers principes utilisés par les créateurs de jeux vidéos :

1. L’affordance

Ouvrons, comme à mon habitude, par la notion d’affordance, définie comme la “capacité d’un objet à suggérer son utilisation”. On doit ce terme au psychologue James Gibson qui le propose en 1977. William Gaver revient dessus plus tard pour compléter la définition. Il introduit notamment les 3 notions :
- L’affordance perceptive : cas où la perception que l’on a d’un objet nous suggère une action.
- La fausse affordance : cas où un objet suggère une action qu’il ne permet pas, en vérité, de réaliser. Sorte de placebo.
- L’affordance cachée : cas où un objet permet une action qu’il ne suggère pas à première vue.

De gauche à droite : Affordance perceptive, fausse affordance, affordance cachée

La notion d’affordance est largement utilisée tant du côté des designers que des game designers, lesquels excellent dans l’art de suggérer à l’intérieur d’environnements interactifs numériques. Pour guider instinctivement le joueur dans un univers 2D, les créateurs de Super Mario S. Miyamoto et T. Tezuka imaginent un univers esthétique au service de l’affordance, quitte à placer des éléments qui n’ont rien à voir ensemble : Mario saute sur des champignons car leur forme nous donne envie de rebondir dessus. On saute donc naturellement sur les tortues, dont la forme est similaire. Quand on s’aperçoit qu’elles laissent leur carapace, on est tenté de l’utiliser comme un projectile car notre culture nous a appris que c’est un mobile solide. Si Mario est un plombier c’est qu’il entre dans des tuyaux car le design d’un tuyau incite notre instinct de joueur à y rentrer en appuyant sur la flèche du bas. Tous les choix de design et d’esthétique sont des choix d’affordance propres au jeu vidéo. Il n’y aurait aucun sens de les transférer dans un autre media.

Définir l’esthétique au service de l’affordance peut nous être utile quand il s’agit de rendre perceptible et compréhensible un fonctionnement. Par exemple, le module de robot mécanique de la cuisine Biceps Cultivatus, intègre un haltère comme roue d’inertie, car la sémantique de l’objet (= poids) permet d’en comprendre le rôle (comme le champignon dans Mario) en vue d’une appropriation de l’objet.

2. Les tutoriels invisibles

Réussir l’affordance d’un environnement soutient un objectif large, celui de montrer et d’expliquer le fonctionnement de son jeu sans donner l’impression d’un mode d’emploi ou même pire de traiter le joueur comme un enfant... Créer des tutoriels invisibles pour ne pas nous sortir de l’action est un challenge régulier pour les game designers.

Un tutoriel pas du tout invisible, et qu’on a pas très envie de lire.

Half-Life 2 fait sans doute partie des champions dans ce domaine. Il regorge d’astuces d’enchaînement d’actions, de narration, de dialogues etc. pour nous guider sans jamais qu’on s’en rende compte. Cette vidéo de Game Maker’s Toolkit l’explique bien mieux que moi :

D’autres jeux, que je vous conseille, le font également très bien comme les très bons Portal 1 & 2 ou encore Limbo.

3. La navigation intuitive

Si vous avez déjà joué à Uncharted ou à The Last of Us vous avez peut-être remarqué que vous n’étiez jamais perdu sans être pour autant trop guidé, surtout spatialement. La faute au studio Naughty Dog à l’origine de ces jeux, passé maître dans l’art de la navigation intuitive. En utilisant diverses ruses inspirées de la peinture, du cinéma ou même de Disneyland, leurs créateurs arrivent à nous suggérer où aller et ce qu’il faut regarder dans un environnement virtuel 3D. Ils utilisent pour cela des indices inconscients ou cachés, comme des jeux de lumière, de composition, de couleur, de son, de mouvement, de répétition et bien d’autres.

Emilia Schatz, Game Designer chez Naughty Dog nous dit :

It’s very much a game in psychology. You need to figure out what your environment is telling the player, and figure out how you can give the player as much information as possible so they feel very informed — but at the same time influence their decision to be the right one.

Idem, je vous invite à parcourir cette vidéo sur le sujet :

Ces titres débordent d’idées qui peuvent être appliqués à des problématiques spatiales de gestion de flux ou même d’orientation dans une interface.

4. L’image figurative vs modèle mental

On l’a compris, dans le jeu-vidéo, “l’image est avant tout fonctionnelle” nous dit le très bon livre La Fabrique des Jeux Vidéos. Et il y a une grande différence dans la compréhension d’une image entre celui qui la regarde et celui qui la joue. Cette différence est propre au jeu-vidéo (en comparaison à la peinture, au cinéma etc) car ses éléments graphiques reposent sur un système de règles qui ne se révèlent et ne se transforment que par l’interaction du joueur.

Avant de déployer des paysages à couper le souffle et des animations plus réalistes que jamais, l’image est une interface entre le modèle du jeu et le modèle mental. […] Le modèle mental du joueur est l’image intérieure du fonctionnement du jeu.

Un moment épique, parait-il, d’un championnat de StarCraft 2 en 2019

Autrement dit le modèle mental est la perception que se fait un joueur de son environnement en fonction de sa position dans le jeu. Pour ces raisons les captures d’écran de jeux peuvent paraître au spectateur creuses (comme les MMORPG par exemple), absurdes (comme un plombier qui saute sur des champignons…) ou violentes (exemple : Street Fighter) puisqu’elles ne transmettent rien de l’interaction entre l’image et l’esprit du joueur. Les spectateurs n’y voient donc que l’image figurative.

Ce que voit le spectateur vs ce que voit le joueur. (Le jeu de combat, expliqué à ta mère)

On pourrait faire facilement le lien avec la façon d’exposer ou de présenter le design dans les médias ou même les musées : la partie figurative prend souvent le dessus quand il n’y a plus d’interaction avec l’objet exposé, amenant mécaniquement à une vision esthétisante du métier, ce qui déplaît à la plupart des designers, mais on y reviendra.

En tout cas la notion de modèle mental m’inspire dans un monde où l’on a du mal à en percevoir les règles par manque d’interactivité. C’est le cas de nos environnements numériques par exemple. Nous avions imaginé avec Nolwenn Maudet pour la CNIL un jeu de compréhension des cookies qui nous faisait passer par un personnage que l’on n’est pas (comme une personne âgée) pour duper internet. En rajoutant de l’interactivité avec le profilage des pubs ciblées, on met à jour le modèle mental d’échange de données personnelles entre les sites : en lançant une recherche Google sur des monte-escaliers, des pubs apparaissent sur Facebook. J’en comprends alors le lien entre les deux sites.

Datafiction : L’internet dont vous êtes le héros

5. L’apprentissage

Les notions précédentes me permettent naturellement de parler de la notion d’apprentissage dans le jeu. Par l’interactivité et la mise à jour de son modèle mental, le joueur est amené à acquérir des aptitudes. La sensation de “divertissement” et de joie en jouant, est liée au fait qu’on en maîtrise le fonctionnement. Un savoir faire se met en place.

Sans parler de créer des Serious Game (terme qui pourrait être critiqué car le jeu n’est plus jeu s’il n’est plus sa propre finalité), cette boucle d’apprentissage peut nous être utile dans des situations nécessitant la montée en connaissance d’un usager, d’un habitant etc.

Aventure Entrepreneur, un jeu co-créé par le Collectif Bam avec la Banque de France pour comprendre l’analyse et la gestion financière.

D’ailleurs le site Explorable Explanations fait de l’interactivité son principal vecteur d’apprentissage.

Pour comprendre un système, il faut pouvoir l’explorer, et pour l’explorer, il faut pouvoir le contrôler et agir sur les paramètres.

Théoriquement cette boucle d’apprentissage est composée de 4 éléments :

[Action] J‘appuie sur un bouton > [Règles] Le jeu constate l’action et m’autorise à ouvrir cette porte > [Feedback] La porte s’anime à l’écran et s’ouvre > [Modèle Mental] “Ok, je peux ouvrir les portes dans ce jeu. Est ce que je peux ouvrir les fenêtres ?” etc…

Briser ou freiner cette boucle réduit nos capacités d’apprentissage. Réfléchir à des formes multiples (visuelles, sonores…) de feedback dans nos environnements nous permettrait, individus, de mieux les comprendre, d’en percevoir les mécanismes. Il y a là un enjeu pour les designers, de proposer des mécanismes de feedback inventifs et utiles pour nos sociétés. Peut être que l’une des raisons pour laquelle on ne se soucie pas assez de l’impact écologique que peut avoir une vidéo sur Youtube, est justement le manque de feedback d’une technologie trop virtualisée.

La suite

Pour poursuivre la lecture de 5 autres principes ça se passe par ici avec l’article Design en jeu #2. En espérant que ces 5 premiers vous donneront envie de jouer ou de rejouer avec un œil neuf.

--

--