Le rasoir jetable ou la théorie de l’innovation

Thomas bart
6 min readMay 4, 2020

--

Récemment, un client me présentait le plan de lancement d’un nouveau service de son agence. Satisfait du travail fait par ses équipes, il était impatient d’avoir mon feedback. Régulièrement, ses clients l’interrogeaient sur ce service additionnel manquant à son portfolio. Cette prestation se situe dans un domaine annexe à son activité principale et pour laquelle son agence avait, jusqu’à présent, une expertise limitée. Au premier abord, il était dubitatif quand à la pertinence d’ajouter cette nouvelle compétence à son portfolio. Mais ses équipes et la signature d’un beau contrat ont fini par le convaincre.

Devant l’enthousiasme suscité par le premier plan, ses attentes s’en étaient trouvées extrêmement augmentées. D’un service qui ne devait constituer qu’un simple upsell pour ses clients existants, il avait revu à la hausse les moyens mis à la disposition de ce lancement pour en faire un axe de développement commercial. Si bien que la première copie avait été revue. Les ressources nécessaires à la préparation et au lancement avaient été alignées avec les nouveaux objectifs du projet. Ce ne serait pas un outil de fidélisation mais bien un outil de prospection commerciale.

Après avoir écouté sa présentation, me connaissant bien, il a tout de suite compris que j’éprouvais moins d’enthousiasme au regard de ce lancement. Pourtant tout était là : le design était très réussi, les arguments étaient efficaces, les processus de production étaient déjà maîtrisé. Que manquait-il ? C’est alors que je lui ai parlé des rasoirs et de la théorie de l’innovation.

Le rasoir, chaque innovation améliore l’existant déjà parfait

Je ne regarde jamais la télévision. Néanmoins, à chaque fois que cela m’arrive, je suis toujours plus fasciné par les publicités que par le contenu des programmes. Un type de publicité m’a toujours interloqué. Ce sont les rasoirs jetables. Chaque publicité de rasoir promet un rasage parfait. A chaque innovation et nouveaux lancements de produits, on assiste à la même publicité : un homme dans sa salle de bain avec une forte pilosité sur le visage obtenant un rasage parfait grâce au dernier produit. Et dans chaque publicité, vous avez la même animation comparant un rasoir de l’ancienne génération qui ne rase pas parfaitement tandis que le nouveau lui permet d’obtenir une peau parfaite. C’est sans oublier que le rasoir de la précédente génération, désormais imparfait, a lui aussi été présenté comme proposant un rasage parfait à son époque. Pour paraphraser un célèbre humoriste français, Coluche, c’est comme la lessive qui lave plus blanc que blanc.

En l’absence d’innovation, on devient une commodité

Un produit n’arrivant plus à se différencier du précédent, a une problématique : l’attribut primordial devient le prix. C’est le principe de commoditisation. Dans ce cas, vous aurez toujours quelqu’un proposant un prix inférieur au vôtre avec une prestation plus ou moins similaire. Comme la différenciation ne se fait plus sur le produit, elle se fera par le prix.

Apple a récemment annoncé un iPhone entrée de gamme à des prix très bas (pour Apple). La société éprouve des difficultés pour proposer des innovations différenciantes. De plus, ce nouvel iPhone contient les principales technologies de son iPhone haut de gamme. Pourquoi acheter un iPhone premium ? Pour des fonctionnalités de caméra dont 90% des utilisateurs n’utilisent pas ? J’en doute. L’avenir dira si mon scepticisme lié à ce lancement est justifié (bien évidemment, une analyse plus approfondie devrait être faite sur la base d’un marché saturé, d’une crise économique importante qui s’annonce et le besoin de renouvellement d’un parc installé. Je vulgarise ici car ce n’est pas le sujet).

L’innovation ne porte pas que sur le produit

De l’opinion de nombreuses personnes, la dernière grande innovation dans le monde du rasage n’est pas venue du produit mais de la distribution. Lorsque Dollar Shave Club (livraison mensuelle d’une boîte avec tout ce qu’il faut pour se raser en abonnement) se lance, leur pari porte non plus sur créer un produit différenciant (ils savent déjà qu’ils n’y arriveront pas) mais sur la distribution. En créant le modèle d’abonnement, la société casse les prix mais surtout simplifie encore plus l’acte d’achat pour les consommateurs. Au même titre que les abonnements Amazon, ces sociétés simplifient à l’extrême la difficulté pour le consommateur. Ils lui retirent même la pénibilité de devoir acheter car cela arrive automatiquement dans sa boîte aux lettres (pour ceux qui ignorent la suite de l’histoire, la société a été racheté 1 milliard de dollars par Gilette, preuve que la disruption ne s’est pas faite par le produit).

Pourquoi ai-je été peu enthousiaste à la présentation de mon client ?

  • D’une part, connaissant bien son secteur (je travaille avec lui depuis longtemps), la nouvelle offre de service que son agence propose n’a fondamentalement peu de valeur ajoutée par rapport au marché existant.
  • D’autre part, dans son approche commerciale, il va reproduire le schéma classique d’une agence : prospection, présentation, prise de besoin, proposition et négociation. Sa distribution n’apporte que peu de valeur ajoutée par rapport au modèle d’affaires en place sur le marché.

Au final, seuls ses clients lui faisant confiance en travaillant (déjà) avec lui trouveront un intérêt : la simplification d’avoir une seule agence qui gèrent plusieurs services nécessaires à leur bon développement au lieu de deux. Cela présente bien évidemment un accroissement de chiffre d’affaires mais son objectif de conquête commerciale ne sera peut-être pas atteint du simple fait de ce nouveau service. Là encore, il n’est pas la seule agence qui propose ce service. Ils apportent une évolution à son agence mais probablement rien de nouveau au marché dans lequel il opère.

L’innovation : c’est sortir de l’évidence et ce n’est pas une évolution

Je vous recommande cet article très court sur la créativité chez Pixar : The 22 rules of storytelling, according to Pixar. La règle 12 m’a beaucoup marqué : “#12: Discount the 1st thing that comes to mind. And the 2nd, 3rd, 4th, 5th — get the obvious out of the way. Surprise yourself.”

A son lancement, le rasoir jetable de Gillette au début du 20ième siècle constituait une vraie révolution, aussi bien technique que commerciale. La société a mis plusieurs années pour lancer ce nouveau produit. Ce que rappelle cette règle de Pixar c’est qu’il faut chercher à sortir des sentiers battus. Il faut chercher à ne pas suivre les évidences mais trouver une autre voie : celle de la disruption ou de l’innovation.

Assistant à des présentations de nouveaux produits et de nouveaux services dans diverses sociétés, l’innovation est régulièrement portée par le bons sens. Ce qu’elles appellent innovation, ce ne sont que des évolutions.

Loin de moi de critiquer les démarches d’évolution, au contraire. Je fais partie des personnes qui ont encouragé mon client dans cette démarche d’élargir son portfolio. Par contre, les moyens mis en oeuvre dans ce projet sont décorrélés par rapport à l’objectif premier : en faire un produit d’upsell et non un outil de développement commercial. Cette évolution, tout account manager ayant travaillé quelques semaines dans cette agence aurait pu la proposer. En soi, cela n’en fait pas une démarche d’innovation.

Le point est tout aussi valable me concernant. Ma femme, relisant mes articles avant publication, me fait remarquer parfois que certains sont un peu redondants. Par fatigue, par paresse, je ne me force pas à rejeter certaines idées d’articles pour aller chercher de l’originalité et de nouvelles idées. Je pense que c’est un tort. Depuis qu’elle m’a fait cette remarque, je m’efforce de rejeter les idées “évidentes” pour essayer d’être le plus original le plus que possible.

Après m’avoir écouté, mon client prit quelques secondes de silence. Dans l’enthousiasme, il avait quelque peu surréagi quand à la mobilisation nécessaire des moyens pour mettre en place ce projet. Il comptait peut-être revoir ses attentes mais aussi se concentrer dans un premier temps dans une démarche agile et d’upsell. Il avait prévu un budget important de content marketing qu’il allait mettre en pause pour le moment pour se concentrer sur la réalisation de projets et de salons commerciaux. C’est alors que je lui ai parlé de Twitter ou de la théorie de la connaissance. Mais c’est une autre théorie.

Soyez prévenu gratuitement de la publication de mes prochains articles.

Comme vous, je déteste les spams. Votre adresse ne sera pas vendue ou utilisée à des fins promotionnelles.

Retrouvez toutes mes précédentes Théories

→ Mes théories

Prochaine théorie : Twitter ou la théorie du savoir

Précédente théorie : La jambe cassée ou la théorie de l’échec

Crédit photo : Unsplash / Pexels / Pixar /

--

--

Thomas bart

Proud dad of two & husband. In my spare time, I write about productivity and coaching. Head of Growth in Startup Incubators in Lausanne, Switzerland