Cultiver les indignés — Pierre Pezziardi, 1/2

Thomas Lissajoux
11 min readMar 7, 2016

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Pierre Pezziardi nous parle de son expérience de DSI d’une Banque : cultiver les indignés, technique des petits pas et satisfaction utilisateurs. Comme à son habitude : explicit lyrics ! (1ère partie)

Pierre Pezziardi, 41ans, cofondateur d’Octo et le fondateur d’Octopus Microfinance, qui est devenue une des premières plateforme, un des premiers ERP de la microfinance. Il a participé au lancement de Babyloan, une plate-forme de microfinance peer to peer. Il a été directeur informatique de la BRED Banque Populaire où il a déployé les techniques et la culture du Lean Management. Il développe actuellement un produit qui va sortir début 2013 et qui est un système de financement participatif et non lucratif, toujours dans la même philosophie de l’informatique conviviale : des outils simples, peu coûteux et transparents, qui favorisent l’entraide et la confiance, en l’occurrence financer entre eux leurs projets. Pour suivre son actualité, les dernières nouvelles sur le front de la débureaucratisation, visitez son blog.

  • Qu’est-ce que tu peux me dire de ce que tu as fait à la BRED, en tant que DSI ?

A la BRED, j’étais Directeur Informatique, chargé de faire un management de transition pour faire émerger de nouveaux talents et méthodes dans la DSI. Telle était la mission que m’avait confié le directeur général adjoint.

Il n’y a pas de changements poussés par le haut, il n’y a que des changements souhaités et désirés par le bas, et qui convergent avec les intérêts du haut

Pour cela, j’ai appliqué une théorie assez simple : il n’y a pas changements poussés par le haut, il n’y a que des changements souhaités et désirés par le bas, et qui convergent avec les intérêts du haut. Et donc, quand vous voulez faire un changement, faire émerger de nouvelles choses, il faut s’intéresser à la présence de 2 facteurs :

  • un endroit où il y ait des problèmes (qualité, coûts, délais…)
  • la présence d’une personne qui souhaite sincèrement s’y attaquer.

Si vous n’avez pas ces 2 propriétés, si vous n’avez pas des personnes qui soient indignés de la situation, ne faites rien ! Je suis donc parti à la chasse aux indignés. J’en ai trouvé au support informatique, indignés par la piètre qualité du support, à la MOA de la banque commerciale, indignés par la piètre qualité des outils que l’on fournissait aux agences et l’incapacité que l’on avait à résoudre petit à petit leurs problèmes et enfin un projet de refonte du poste de travail du callcenter de la banque, indignés par la lenteur du projet et la cascade qui allait s’abattre sur eux.

Au fond, ma mission a consisté à planter ces 3 graines et à gérer le quotidien — les multiples inspections de la banque, les pannes de flux qui menacent d’envoyer le DG à la télé, j’en passe et des meilleures — mais ça c’est le quotidien du management de la DSI sur lequel je ne m’appesantirais pas.

  • Et donc qu’est-ce que tu as fait pour faire germer ces graines ?

Pour ça, il faut donner le pouvoir à des personnes, ce qui en ennuie d’autres, forcément. Ca dérange le statu quo (piètre qualité au call-center, piètre qualité dans ce projet pharaonique, piètre qualité dans la mise à disposition d’outils dans le réseau), statu quo qui représente le résultat de l’organisation telle qu’elle a fonctionné jusque-là. Celui qui dit “je ne suis pas d’accord, je suis indigné, on pourrait faire autrement” est un renégat qui prend énormément de risques, notamment d’ostracisation, celui d’être perçu comme un barbare qui met en péril l’équilibre durable de l’organisation.

L’enjeu pour moi, c’était de protéger, de permettre, surtout pas de me substituer

Le statu quo dans une bureaucratie, c’est ce qui est renforcé. C’est donc quelqu’un qu’il va falloir protéger. L’enjeu pour moi, c’était de protéger, de permettre, surtout pas de me substituer, mais plutôt de souffler à l’oreille, en tout cas c’est comme ça que je l’ai fait.

Très difficile pour moi de rester dans une frontière maïeutique et de protection bienveillante, puisque l’on a quand même tous tendance à franchir le Rubicon et à passer dans le mode du conseil : “tu ne penses pas qu’il faudrait que tu fasses ça”…

Et c’est assez amusant… Je n’ai toujours pas de réponse absolue face à ça, je ne pense pas qu’il y ait une position de coaching stricte, qui dise “bon ben voila, il faut juste faire accoucher la personne de ses solutions…”. Je pense que ça c’est vrai, ça doit être 80% de l’activité, mais je ne m’interdit pas de franchir le Rubicon dans 20% des cas, de suggérer des pistes de solutions. Et bien m’en a pris, parce qu’au fond, sans exhiber au directeur de programme du projet pharaonique ce que pouvait permettre les méthodes agile — et là j’étais bien dans le mode conseil : “regarde ! ce n’est pas une fatalité que de faire du logiciel où il faut tout prévoir, lit ce bouquin” — rien ne se serait passé.

Et de la même manière au call-center : “regarde, tu as la liste de tes appels, fais une courbe de Pareto, regarde ceux qui se reproduisent le plus de fois et on va s’attaquer aux appels les plus récurrents dont on va essayer d’éliminer les causes”. Là on est clairement dans le pointage de solutions, dans le conseil : “mais vous ne voyez plus les vrais problèmes tellement vous êtes habitués à ne pas les résoudre”.

Non, il n’y a pas de résultats, ne te mens pas !

Donc il y a une dimension “infliger de l’aide”, conseil, tu l’appelles comme tu veux, qui doit se limiter à 20%, qui m’a semblée nécessaire rétrospectivement, et 80% qui est du coaching : “alors, tu en es où, qu’est-ce qui t’empêche d’avancer, qu’est-ce qui t’a bloqué, qu’est-ce que l’on peut faire d’après toi ?” Et aussi “.. non, il n’y a pas de résultats, ne te mens pas…” Faire accepter la réalité aux gens, notamment sur ce qui a de la valeur pour les autres. Les gens disent : “il y a eu un cahier des charges qui a été produit, on a livré en pré-recette … mais ce n’est qu’un stock intermédiaire, pas de la valeur réelle pour les usagers, c’est à dire un logiciel en production et utilisé…” Et discuter beaucoup de la valeur de leur production, c’est très douloureux pour les gens, parce qu’ils réalisent parfois qu’ils n’en ont pas produit beaucoup tout au long de leur carrière… Parce que la seule valeur, c’est un client qui a besoin de soutien au téléphone, c’est une fonctionnalité mise en production qui est utilisée, tout le reste ne vaut pas grand chose, c’est de l’actif immobilisé…

Et donc c’est tout ça le boulot du coach, faire accepter cette réalité là : “tu t’es démené, tu as passé une semaine très difficile, mais en revanche il n’y a aucun résultat, c’est un fait !” C’est parfois violent.

Pour revenir sur cette idée du 80/20, sur cette frontière coaching/conseil, je l’ai franchie dans l’autre sens, et j’ai échoué ! J’ai tenté de planter une quatrième graine : renforce la testabilité de toute la partie mainframe, et là j’ai trop poussé ! “Regardez les cycles de mise en production, c’est un cauchemar, vous passez plus de temps à tester qu’à coder ..” Donc je pousse, je pousse, le staff opine de la tête, mais personne n’est vraiment indigné ! Les gens sont polis face au chef mais c’est mort de sa belle mort (rires)…

Ne faites rien là où les gens ne sont pas sincèrement indignés

Donc si il y a une leçon intéressante c’est : ne faites rien là où les gens ne sont pas sincèrement indignés ! J’insiste sur le “sincèrement”, parce qu’on a toujours en tant que chef toute une cour de gens qui disent “oui t’as raison, c’est nul…”, mais en fait ils n’ont aucune motivation profonde dans laquelle puiser l’énergie d’un changement.

  • Tu utilises un terme fort : “indignés”

Oui cela me permet de faire la différence entre quelqu’un qui va venir te dire “oui c’est vrai c’est nul, il faudrait faire autrement…”. Indigné c’est “Nom de Dieu, Pierre, j’en ai plein le dos, ça a encore merdé, on en a marre, les troupes n’en peuvent plus, il faut qu’on fasse quelque chose !”. Il faut que je sente une douleur. Il a envie de faire quelque chose, il va faire quelque chose !

  • Je trouve ça très intéressant, parce que je voulais te demander comment tu voyais ton rôle de DSI et toi tu me parles beaucoup de coaching.

C’est un tryptique, c’est la navigation entre coaching, protection du leader et conseil. Au call-center, vous avez une personne indignée, mais elle est N-3 par rapport à moi. Elle a au-dessus d’elle la hiérarchie de la direction de la Production, et en face celle des Etudes, qui sont eux-mêmes en conflit et n’ont a priori que faire de cycles d’amélioration globaux. Si tu le laisses tout seul et lui dis “va faire un atelier PDCA” par exemple, personne ne croira qu’il puisse y avoir du pouvoir, des décisions prises et des actions entreprises à l’issue de la réunion.

Donc ma présence donne du pouvoir à la personne et j’organise les premiers. On prend la parole à deux, je le mets en avant. Il faut imaginer un type qui est au sous-sol, depuis 10 ans que c’est comme ça, que tu demandes des fonctionnalités supplémentaires, des corrections de bugs, parce que tu as trop d’appels, et qu’elles ne te sont pas accordées, au profit d’une forme de fuite en avant vers le prochain grand projet souhaité par la Banque et la Maitrise d’Ouvrage. L’amélioration continue passe à la trappe. Mais ce n’est pas une fatalité : le top/down des grands projets peut élégamment cohabiter avec une enveloppe réservée à l’amélioration continue. Et les résultats sont rapides et visibles : en ajoutant en quelques jours homme un bouton de réinitialisation de session sur le poste de travail, on a supprimé 8% des appels par an, 8000 appels …

Mais faire un 5 Pourquoi c’est pas facile, c’est un changement de culture que d’aller au plus profond des problèmes… On avait ancré Perfection Game assez facilement dans la culture à Octo… 5 Pourquoi, je ne saurais pas te dire si c’est resté dans la culture… Je les ai vu en faire de manière autonome, ne pas se satisfaire de la solution proposée par l’ingénieur cador… C’est souvent ça avec les 5 pourquoi, tu as toujours un leader technique qui va dire “oui mais le problème c’est ça” et comme c’est le meneur, la conversation s’arrête là et on est pas allés au fond du problème !

  • Le fait de résister aux solutions rapides !

C’est ca… Quand je déjeune avec mes anciens collègues, ce qu’ils me disent, c’est que ce concept de “petits pas” (PDCA donc), il est resté, peut-être pas aussi régulier et déterminé, mais on a brisé la fatalité. On peut donc faire germer un élément culturel en 1 an. Mais ça a été un choc assez compliqué pour beaucoup, ce que l’on a appelé “petits pas”, et mis en place sur l’amélioration continue à destination du call-center, en résolvant les problèmes les plus couramment rencontrés par les usagers.

On peut faire germer un élément culturel en 1 an

Cette idée de “petits pas” est restée. Après, la technique exacte, le 5 pourquoi, le suivi dans un tableau de PDCA, ce sont des outils qui doivent vivre avec la culture. Mais l’important c’est précisément la culture ! On parlait des Lean Black Belt et autres certifications Agile, mais il y a un énorme danger à confondre le Lean “culture” et le Lean “outil” ! L’important c’est la culture ! Ce qui était important, c’était que les gens perçoivent (enfin) le système global : ils ne produisent pas des cahiers des charges, des coups de téléphone, des serveurs hébergés, ils produisent un système pour des gens ! Ce système ne fait qu’un et on peut l’améliorer à petits pas. C’est ça la culture Lean.

  • Ces “petits pas”, si j’ai bien compris c’est une capacité à expérimenter et qui dit expérimenter dit échouer potentiellement ?

Quand on avance à petits pas et vite, cela signifie que l’on est pas obligé d’avoir l’assentiment de toutes les troupes ou de toute la hiérarchie, donc effectivement il faut du droit à l’erreur. On fait un kaizen. Si le patron de l’architecture, le patron des achats, ou tel chef n’est pas là, il ne sera pas au courant. A moi de calmer le jeu face à des initiatives qui seront invariablement perçues comme des ingérences dans des territoires.

Ca s’appelle Plan Do Check ! Dans PDCA, il y a une étape qui s’appelle “Check”, donc on peut dire “ah non, ça marche pas !” Donc on ne généralise pas, et on a “perdu” quelques jours. Le “perdu” est entre guillemets parce qu’au fond, après un échec, l’organisation a appris quelque chose. Tout ce qui ne nous tue pas nous renforce, disait Nietzsche…

  • Ça rejoint ton pari de la confiance ?

Exactement. Par défaut les gens vont faire de leur mieux et à 80% ils vont améliorer le système. Puis il y a 20% des trucs, ils vont faire des erreurs, voire des erreurs monumentales, mais au fond, ce n’est pas grave. Ils ont fait une erreur pendant une semaine, donc qui n’a pas de grande conséquence et qui a fait apprendre tout le système. C’est le contraire d’un fonctionnement bureaucratique, qui fait le pari de la méfiance et où chaque mouvement est soumis à des étapes de validation. Le “pari de la confiance”, c’est simplement mettre des mots derrière ce qu’avait imaginé Deming. Il me semble qu’il avait tout compris dès les années 50 : qu’il fallait laisser l’autonomie aux équipes et donc fatalement leur faire confiance par défaut. Alors que nous on a toujours fait l’inverse.

Ils vont faire des erreurs, voire des erreurs monumentales, mais au fond, ce n’est pas grave

A l’inverse nos organisations pyramidales produisent une inflation terrible des directions fonctionnelles (qui nous contrôlent, nous “aident” à acheter, à gérer le personnel, à communiquer, à budgetter ..), dont on crève, et qui naît précisément de cette posture de méfiance. La structure bride l’innovation, c’est normal, le problème, c’est le dosage …

Prenons un exemple dans la vie publique. Une personne dans mon entourage monte une crèche associative de 15 gamins; ça coute 5000€ par an et par gamin alors que la creche collective de 60 gamins, elle est au double. Et encore je ne compte pas toute la bureaucratie à la mairie ! On pense que quand on mutualise, on fait plus de gains de productivité, mais dans les faits, les plus petites unités sont les plus économes ! On a un paradigme : “on a mutualisé les achats donc c’est mieux, on a mutualisé les RH donc c’est mieux !”. Ben non (rires !). On a dépossédé les gens de leur autonomie, on a créé tout un tas d’externalités inutiles… Les raisonnements applicables à l’industrie lourde ne s’appliquent pas à l’univers des services, qui représente juste plus des deux tiers de notre PIB…

  • Justement et la valeur ?

Les concepts de coûts/valeur et de confiance/méfiance que je viens de développer, sont orthogonaux. Un système fondé sur la confiance, très local, peut mettre au pouvoir des idiots qui voient les choses par les coûts et martyrisent leurs troupes en oubliant leurs clients. Si je reprends l’exemple de la crèche, avec des unités autonomes on peut aussi aboutir à des employés malheureux et des enfants mal gardés. La direction locale raisonnant par les coûts et ne dirigeant pas l’organisation par la valeur. Elle ne mesure pas son but : produire des heures de garde d’enfants bienveillantes. Elles ne l’ont pas modélisé, elles ne l’expriment pas et ne s’améliorent pas en continu. En fait leur pensée profonde est de réduire les coûts.

J’attend d’eux que leurs racines partent de la valeur au client !

Et c’est pour ça qu’il faut se garder de tout manichéisme. Je me fait l’avocat du Lean, des équipes autonomes, mais je le délimite bien à des gens qui, indignés par une performance médiocre, souhaitent prendre en main leur destin et donc, j’attend d’eux que leur désir parte de la valeur au client !

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Thomas Lissajoux

Product/Team Catalyst, fostering focus, creativity and adaptability to launch products that matter.