Adresse aux factieux, séditieux et conspirateurs

Tohu Bohu
7 min readJan 11, 2019

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DEUX FOIS NE SONT PAS COUTUME, nous prenons le clavier pour vous écrire au lieu de vous colporter comme habituellement des textes écrits par d’autres. Nous croyons que chaque période historique est un mélange complexe de psalmodies, d’échos, de résonances mais aussi parfois, d’inouï. Ce que nous vivons sollicite à l’occasion des textes écrits spécifiquement.

Illustration : Sébastien Plassard.

On admet généralement que se laisser nommer par l’Ennemi est une erreur tactique. En acceptant ses mots, ses catégories, ses désignations, on contribuer à créer les blocs qu’Il souhaite voir émerger et qui souvent servent sa logique, établissent une géographie favorable et permettent ses attaques.

Mais il arrive que l’Ennemi perde la boule, panique et que de cette panique émerge une sincérité malencontreuse.

Poussé dans ses retranchements, le voilà qui sort les grands mots. Ceux qui habituellement figent puis fracturent, ceux destinés à semer la discorde. L’Ennemi espère par là que l’on se divise de nous-même. D’un côté ses ennemis acceptables (qui de fait n’en sont pas), de l’autre ses ennemis dangereux, ceux envers qui il convient de préparer l’adhésion de l’écrasement à venir.

Cette tactique a souvent fonctionné. Il n’est donc pas étonnant que l’Ennemi tente le coup de nouveau. Mais cette fois, quelque chose semble grippé. Comme si nous avions appris. Comme si soudainement, las des frontières artificielles qu’Il s’applique à créer entre nous, leur caractère fallacieux nous sautait au visage et révélait par là même que la seule séparation qui vaille, c’est nous contre Lui. Aussi nous affirmons ceci :

Nous n’avons qu’un seul ennemi et c’est l’Ennemi.
Celui qui hurle à l’unité après avoir tout désagrégé.
Celui qui prétend protéger quand Il intimide et mutile.
Celui qui exige l’ordre tout en perpétuant le désordre.
Celui qui ne se justifie plus que par la gestion du-dit désordre.
Celui qui nous dénie la violence pour mieux en conserver le monopole.
Celui qui nous dit que l’on ne comprend pas.
Celui qu’on a trop bien compris.
Celui qui prétend ne pas avoir d’idéologie car son idéologie domine partout.
Celui qui promet le chaos si l’on venait à vouloir se passer de Lui.
Celui qui n’a plus que le chantage et la menace.
Celui qui a déjà perdu mais qui ne se l’avoue pas.

Voilà qui est notre Ennemi, celui avec qui il n’y aura jamais ni discussion ni débat (notons qu’Il ne les propose qu’une fois acculé). Et c’est cet ennemi qui, espérant nous imprégner de sa peur égoïste, espérant se sauver de ses effets, soudainement nous désigne par les grands mots, ceux presqu’oubliés, qu’on croyait appartenir à une histoire folklorique, juste bonne à être commémorée par des gens qui ne sont pas à une contradiction près. Mais ces mots auxquels Il semble prêter un pouvoir de sidération magique, ces mots d’une sincérité malencontreuse, ces mots qui pour Lui ne disent rien en vérité, semblent subitement dire beaucoup pour nous. Il le réalisera bientôt, c’est par erreur qu’Il les a employés. Ce qu’Il pensait repoussant, vide et effrayant se révèle beau, plein et infiniment plus désirable que tout ce qui pourra nous être concédé en échange d’un impossible retour au calme.

Nous sommes les factieuses et les factieux, les séditieuses et les séditieux. La France n’est pas l’anarchie ? Patience ! On nous reproche de vouloir l’insurrection ? Tout à fait ! Oui, nous conspirons à notre tour après avoir trop longtemps accepté que l’on conspire contre nous. On dit que nous sommes peu, que nous sommes de moins en moins, comme pour nous décourager. Nous en doutons car pour l’une de nous qui se laisse compter, combien dans l’ombre respirent avec elle ? Et quand bien même le nombre serait à notre désavantage, peu nous importe tant nous nous sentons étrangers au règne de la quantité. Nous sommes habités d’une vie et d’une détermination qui outrepassent toutes les motivations et logiques de préservation que peuvent avoir ceux mus par l’intérêt, les carrières, la reconnaissance, la notoriété, l’accumulation ou même l’adoration de symboles déshydratés dont ils se disent les héritiers alors qu’ils en sont les nécrophages.

Mais de qui parle l’Ennemi quand il nous agrège en tentant de nous séparer ?

Certains, dans nos rangs, sont appelés casseurs. Soit. Ce qui n’est pas dit, c’est qu’ils cassent car ils savent que contrairement à l’Ennemi sans nous, nous pourrons reconstruire sans Lui. A l’identique ? s’empresseront de demander les inquiets confortables. Certainement pas, c’est bien le but.

D’autres, dans nos rangs toujours, imaginent pouvoir défaire l’Ennemi avec l’un de ses meilleurs outils : le vote. Bien sûr, on entend la logique : ce dernier a tellement été érigé comme unique légitimation de nos vies aliénées qu’il est tentant d’imaginer se libérer par lui. Battu selon ses propres règles, l’Ennemi ne pourrait plus nous renier la liberté reconquise. C’est oublier que les outils prennent la forme de la main qui longtemps s’en est servie : une équerre tordue, quelles que soient les mains qui s’en emparent, ne peut aider à construire que des édifices qui s’écroulent. Par ailleurs, l’Ennemi a déjà montré qu’il n’avait aucun respect pour sa propre parole : un vote dont l’issue lui déplaît est un vote mal organisé, qui sera au mieux refait, au pire ignoré. Enfin, qui aura encore l’envie de voter quand on sera libre d’organiser chaque parcelle de nos vies ? La concertation et la discussion auront toujours lieu, nul besoin de perpétuer le rite pensé et inculqué par des maîtres dont plus personne ne veut.

D’autres encore se leurrent à espérer que ceux qui s’érigent en dernier rempart entre l’Ennemi et nous pourraient un jour se ranger à nos côtés. Ils nous tapent dessus, souvent pire, mais il faudrait les défendre, les comprendre, les excuser… Ils tombent le casque, voilà qu’on les applaudit. Nous disons pourtant : ils savent ce qu’ils font ! Là encore se niche un stigmate de docilité, croyance tenace de qui a trop entendu que la sécurité était la première des libertés, syndrome de Stockholm mal digéré, émancipation inachevée qui voudrait que l’on puisse renverser nos maîtres en en respectant les milices et les armées. Nous pensons pour notre part qu’il n’y a pas de sécurité possible et que, dés lors, seule demeure valable la quête d’une liberté totale. Et puisque l’on parle de ces hommes et de ces femmes qui marquent nos corps, profitons de l’occasion pour dire que contrairement à ce que l’on lit de plus en plus souvent, personne n’est idiot au point d’en souhaiter la mort (au grand dam sans doute de l’Ennemi). D’abord car si tel était le cas, ce serait fait depuis longtemps. S’il arriva que l’un d’entre eux se retrouve isolé parmi nous, il fut toujours éjecté après un tabassage de pure forme, comme le corps étranger qu’il était. Ajoutons ici qu’au décompte des morts et des blessés dans les rangs adverses, l’Ennemi et ses serviteurs ont une sacrée longueur d’avance. Ensuite car nous savons qui est l’Ennemi et s’il nous faut recourir à l’organicisme, c’est la tête que nous visons, pas le bras armé qui agit en obstacle, même zélé. Qu’ils se rassurent enfin : si nous devions sortir victorieux, nous ne chercherions pas revanche. Quelle drôle de révolutionnaires serions-nous qui, poursuivant la liberté, souhaitant conquérir demain, aussitôt l’objectif atteint s’adonneraient à des brimades, procès et inventaires d’hier. Il n’y a que les Ennemis qui succèdent aux Ennemis pour procéder de la sorte.

Dans nos rangs toujours, inutile de le nier, se trouvent certains de ceux qui sont encore aveuglés de leurs haines. Point d’achoppement indépassable ? Nous ne pensons pas car parmi eux, plus nombreux sont ceux qui ânonnent bêtement que les véritables convaincus. Ces derniers, avec lesquels il n’y a pas de camaraderie possible tant ils sont les alliés objectifs de l’Ennemi, se font d’ailleurs régulièrement dégager aussitôt reconnus. Pour les autres, il s’agit de leur faire entrevoir leur méprise, chemin faisant. De leur faire réaliser que leurs souffrances viennent de l’Ennemi et non pas des coupables par lui désignés. Que leurs haines ont été opportunément construites, nourries, et qu’une fois la liberté recouvrée elles leur apparaîtront nues et ridicules.

Voilà peut-être et très partiellement de quoi sont faits nos rangs. Étrange carnaval irrévérencieux. Monstre curieux faisant irruption partout où il n’est pas attendu et dont ne sont ici détaillées que les plus perceptibles facettes. L’Ennemi s’étouffe, nous serions une foule haineuse, avide de lynchages, qui ne respecterait plus rien. Il est amusant de voir s’étrangler celui qui soudainement se voit administré le dixième de ce qu’il fait depuis longtemps au centuple. Mais l’on ne s’en contentera pas. Nous répondons que ceux qui sentent leur heure venue ne fonctionnent plus à la haine et que tout effort pour les contenir, les mater, les effrayer, produit immanquablement l’effet inverse. Trente ans de prison n’ont pas dompté l’Enfermé. Nous sommes une foule déterminée, hétérogène et unie, certes rendue à divers stades de conscience et de désendoctrinement mais ayant un objectif commun, absolu : vivre libre.

Or la liberté ne se revendique, ne se détaille et ne se débat pas. Elle ne nous sera pas donnée. Elle se construit en actes, entière, pour toutes et pour tous ou pas du tout.

L’Ennemi est tombé sur un os.
Qu’il égrène son dictionnaire grandiloquent n’y changera rien.

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Tohu Bohu

Le chaos précède la création. De temps à autre, un texte à lire qui, aidant à comprendre le monde actuel, nous permet d’imaginer le monde qui vient.