La guerre des CBDC

Tom Charpentier & Jordan Viel
6 min readMar 1, 2023

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C’est un fait accompli, les CBDC sont massivement adoptées de par le monde. En Asie, en Amérique du Nord ainsi qu’au sud, en Europe et jusqu’en Afrique. Ce ne sont pas moins de 114 pays ayant lancé des recherches et des projets pilotes. L’ensemble des pays développant les CBDC représentent 95% du PIB mondial ! Ces projets sont menés en grande majorité par les institutions bancaires et sont appuyés par leur gouvernements respectifs. La question ne se pose plus, la guerre est déclenchée !

CBDC, une cryptommonaie au statut particulier

Une CBDC (Central Bank Digital Currency), ou MNBC en français, est une monnaie numérique émise par une banque centrale. C’est un système d’émission et de gestion monétaire opérant sur une blockchain. Les CBDC, bien que fonctionnant sur le même principe que les cryptomonnaies ne sont pas considérées comme tel. Le régime constituant le socle légal des CBDC reste à définir. Cependant, comme le souligne la banque centrale européenne, un statut particulier lui sera réservé. D’un point de vue purement technique, c’est cette identité juridique qui les oppose aux cryptomonnaies.

L’innovation financière engendre une triple révolution

Dans un premier temps, de nouveaux actifs financiers voient le jour, principalement issues des cryptomonnaies et de ce que l’on nomme crypto-actif, soit plus généralement des actifs reposant sur l’emploi d’une blockchain. Ce sont les cryptomonnaies, les tokens, les NFT et les stablecoins ;

Puis, de nouveaux acteurs émergent et supplantent les missions des institutions financières et bancaires traditionnelles. Ce sont de nouvelles entreprises qui se développent grâce aux cryptomonnaies et aux blockchains, soit de grandes entreprises déjà existantes qui souhaitent diversifier leur commerce (apple, alibaba, etc). Ce phénomène est très perceptible sur les sociétés proposant des services financiers et notamment de paiements ;

Enfin, les infrastructures, plus précisément le modèle sur lequel elles se fondent, tend à se transformer. Nous passons d’entreprises privées ou institutionnelles à des structures décentralisées, fondées sur des bases open source souvent sans propriétés proprement définies. Le recours à des intermédiaires est supprimé, en partie grâce à l’emploi de smart contract permettant d’établir virtuellement un contrat sur une base codée. La légitimation des structures s’établit dès lors par leur construction mathématique et leur réputation sociale, avec un recours minimal au droit.

Emergence de la DeFi

Ces changements font apparaître un nouveau modèle nommé “finance décentralisée”. La DeFi (Decentralized Finance) se concentre sur un processus de désintermédiation des échanges. La DeFi revisite les services financiers traditionnels : paiements, prêts, emprunts, échanges de titres, titrisation, swaps, trading, etc. L’utilisation des smart contracts permet également de proposer d’autres services tels que la tokenisation d’actifs physiques et numériques, la décomposition de titres et d’actifs, etc. Les transactions se font directement entre utilisateurs finaux, en se passant des intermédiaires bancaires et des infrastructures de marché.

Enjeux technologiques

Selon les expérimentations menées par la banque de France, le recours aux CBDC pour les échanges de “gros” (inter-bancaire) permettraient de fluidifier les transferts sur certains types d’actifs. Le recours à un registre distribué simplifierait les échanges, améliorerait leur rapidité et offrirait la possibilité d’échanger les nouveaux actifs précités (token, nft, etc). L’interopérabilité permise par la blockchain servirait à prévenir l’isolement des banques vis-à-vis des nouvelles infrastructures privées et offrirait la possibilité d’améliorer la communication entre les différents systèmes monétaires internationaux. Ainsi rendre l’architecture des systèmes de paiements ouvert faciliterait les paiements transfrontaliers, en réduirait les coûts et en améliorerait la rapidité. D’une manière générale, les CBDC du fait de leurs caractéristiques techniques permettent de fluidifier les transferts monétaires.

Enjeux monétaire

Les CBDC peuvent être utilisées pour les paiements inter-bancaire, pour des paiements transfrontaliers mais aussi pour des paiements de détail. Ces changements peuvent perturber l’équilibre entre les acteurs privés (intermédiaire financier) et les acteurs publics que sont les banques commerciales et les banques centrales (ou nationales). Bien que les acteurs privées soit en train de changer et de mordre sur les missions autrefois monopole des banques, les CBDC apparaissent comme un moyen de renverser la tendance : la désintermédiation permise par l’emploi de blockchain peut dans un sens comme dans l’autre concentrer les missions entre les mains d’une petite quantités d’acteurs. Le phénomène qui sous-tend ces changements peut tourner vers une privatisation ou une étatisation de la gestion monétaire.

La banque centrale européenne pourrait profiter de cette opportunité pour s’attribuer des missions autrefois réservées aux banques nationales (et aux banques commerciales) et impulser un transfert de souveraineté en particulier pour les paiements de détail. C’est une des raisons qui pousse de nombreuses banques à s’investir auprès de la BCE dans le développement d’une CBDC européenne. Le statut juridique des CBDC permet toutefois de se protéger en partie d’une prise en main par les entreprises privées (google, apple, etc) qui sont tenues d’utiliser les cryptomonnaies soumisent à des contraintes particulières.

Du fait de leur caractère interopérable, c’est-à-dire de leur capacité à s’agréger à des systèmes extérieurs, les CBDC, commes les cryptomonnaies, rendent les barrières technologiques poreuses. Certains état pourraient pousser à l’emploi d’une CBDC (en particulier pour les paiement transfrontalier) en dehors de leur frontière respective, comme arme monétaire. Cela est particulièrement dangereux pour des pays n’ayant pas de système monétaire robuste et suffisamment déployé.

Enjeux normatifs

Si une CBDC est déployée au niveau européen c’est aussi pour répondre à un besoin de normaliser son marché. Bien que cantonné à la finance, l’impact économique des cryptomonnaies et des blockchains va se faire sentir sur les autres domaines économiques. Les missions fondamentales de la BCE mais aussi des banques, à savoir la gestion monétaire et financière, ne peuvent se faire sans la mise en place d’un ensemble de normes et de standards reposant sur la loi permettant d’apposer un cadre, des méthodes et une hygiène de travail.

La guerre économique que se livrent les grandes puissances se jouant aussi sur le terrain juridique, il est primordial d’adopter une position offensive, en Europe mais aussi à l’international. Il n’est pas concevable que la France qui est en train de se constituer un terreau très fertile d’innovation blockchain ne joue pas un rôle clé dans la création des règles du web3.

Europe un conflit larvé

Les projets amorcés par les banques nationales et commerciales ont débuté bien avant que la BCE conçoive sérieusement l’utilité des CBDC. Première victime de l’évolution du contexte et de l’apparition des cryptomonnaies, elles ont également compris que leur pré carré était remis en cause par les banques centrales si celles-ci s’évertuent à sérieusement considérer les CBDC.

Pour un pays comme la France cela représente une perte de souveraineté non négligeable. Du point de vue de Bruxelles, cela permettrait d’asseoir la domination de la banque centrale, de légitimer d’autant son existence et de renforcer la structure de l’euro et de l’union européenne.

La construction d’une CBDC par la BCE se ferait au détriment des banques nationales et commerciales : pour cause, la BCE souhaiterait se positionner sur une CBDC de gros et de détail. En se passant des intermédiaires la BCE élargit sa mission de régulation monétaire : elle disposerait d’une marge de manœuvre plus importante pour réduire ou augmenter la monnaie mise en circulation. Elle renforce aussi son influence sur la zone euro en élargissant son offre au grand public. C’est un canal direct qui est créé et qui lie la banque centrale avec l’utilisateur. Ce faisant, les banques commerciales sont reléguées, dans leur fonctions primaires, à un service annexe qui vient se rattacher au canal ouvert par les banques centrales. Ils deviennent fonctions support et transfèrent une partie de leur pouvoir à un échelon supranational.

Ainsi deux cas apparaissent :

  • La BCE obtient un monopole de distribution auprès des utilisateurs finaux ce qui réduirait le rôle des banques commerciales à des “fonctions supports” ;
  • La BCE entre en concurrence directe avec les banques commerciales mais dispose d’une position dominante du fait de son rôle de régulateur.

Enfin, le statut particulier qui est envisagé pour les CBDC pourrait être exclusif. La BCE qui, seule, profiterait de ce statut particulier détiendrait un monopole complet. Les banques centrales voulant développer une monnaie numérique seraient soumises aux législations relatives aux cryptomonnaies, trop contraignantes pour être compétitives face aux banques étrangères.

Dès lors, les banques commerciales et nationales ont tout intérêt à développer des CBDC. Dans un cadre national cela représente un enjeu de souveraineté monétaire de première importance. Au vu de l’organisation monétaire et politique en Europe, les banques nationales ne peuvent se priver d’apporter leur soutien à la BCE. Elles risqueraient soit de se faire engloutir par la BCE soit de devoir se plier à des banques nationales concurrentes.

La solution à court et moyen terme qui doit être visée par la France mais également par l’Union Européenne est une co-existence de plusieurs CBDC le temps qu’une solution cohérente et plus durable soit déployée. L’interopérabilité des systèmes permettant d’éviter l’isolement de facto d’une CBDC, chaque pays pourrait, s’il le souhaite, développer ses propres solutions.

Mais, c’est aussi une opportunité économique qui pourrait mener au développement de solution innovante avec un réel intérêt compétitif. Les banques ayant une mission de facto de R&D sont en première ligne.

Rédigé par Tom CHARPENTIER & Jordan VIEL

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