MOBILITÉS POSTSOVIÉTIQUES AU KIRGHIZISTAN

Tristan J. Petterson
11 min readOct 16, 2018

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Au Kirghizistan, l’écroulement de l’espace soviétique représente, malgré une souveraineté nouvellement acquise, l’émergence d’insécurités économiques et politiques durables. La ténacité du nouveau discours capitaliste, la mise en place d’une économie de marché et l’entrée en vigueur de réformes néolibérales imposées par les institutions financières internationales ont laissé des marques sur le tissu social de l’ancienne RSS kirghize. La défaillance du transfert de pouvoir entre Moscou et Bichkek, le 31 août 1991, a déclenché une crise économique et sociale profonde au Kirghizistan postsoviétique, dont les effets ont conduit à une augmentation inédite des migrations internes et externes. Très peu d’images ont, jusqu’à présent, permis d’illustrer les dynamiques de cette transition postsoviétique.

Le photoreportage qui suit est divisé en trois séries. La première série, Dissolution, explore l’effondrement de l’économie rurale et le dépeuplement d’un petit village kirghiz suite à la fermeture des industries locales. La deuxième série, Novostroïka, offre un portrait de la vie périurbaine, qui attend les nombreux migrants internes des régions rurales. Enfin, la troisième série, Dépendance, témoigne du lien de dépendance entre l’économie kirghize et le marché du travail russe, où des centaines de milliers de travailleurs migrants kirghiz y trouvent un moyen de subsistance.

Tristan Petterson — 20009992 — INT 3003 — Travail dirigé en Études internationales

Professeur : Guillermo Aureano — Département de Science politique- Université de Montréal

Pour les résidents de Tup, un petit village à l’extérieur de Karakol dans la province d’Ysyk Köl, l’indépendance du Kirghizistan signifie la disparition de l’économie locale. Ce village, qui abritait auparavant un secteur industriel et agricole très fort, a vu disparaitre ses usines et ses fermes.

En réponse aux réformes de l’économie rurale et à la transformation agricole de 1994, les résidents de Tup ont assisté au démembrement des Kolkhozes et des Sovkhozes, ces coopératives agricoles qui assuraient autrefois le plein emploi des travailleurs locaux.

La transition post-collectiviste a entraîné la privatisation des terres et le morcellement des Kolkhozes et Sovkhozes délabrés. La plupart des installations soviétiques à Tup ne servent plus à l’agriculture. Elles appartiennent aujourd’hui au gouvernement kirghiz, et sont gérées par les autorités locales (Ayil Okmotu). Les agriculteurs de la région manquent de ressources, n’ont pas les moyens de maintenir le niveau de production de l’époque soviétique et sont forcés de céder ou vendre leurs terres.

À plusieurs égards, Tup est un village figé dans le temps. Désormais, l’équipement, la machinerie et les véhicules consacrés à la production agricole locale sont désuets. L’entretien de certains véhicules soviétiques, comme le ZIL-130, devient presque impraticable. Considéré comme une antiquité, ce camion soviétique n’est plus produit depuis 1994. Les pièces pour effectuer même les plus petites des réparations sont pratiquement introuvables.

L’élevage à petite échelle représente la principale source de revenu pour les ménages de la région. En temps d’insécurité économique, après la mort d’un membre de la famille ou suite à une mauvaise récolte, le bétail peut rapidement être converti en argent liquide. Dès les petites heures du matin, les habitants de la région se retrouvent au Mal bazar, le « marché des bêtes » à Karakol, pour vendre ou acheter des bestiaux.

Avec la disparition de certains services autrefois subventionnés par l’État, comme l’éducation et les soins médicaux, plusieurs jeunes familles souhaitent quitter leur village et migrent vers la région de la capitale, Bichkek. Témoignant de l’exode rural de la population entre 15 et 30 ans, il ne reste que deux autobus scolaires en fonction pour les enfants de Karakol. Ces autobus, datant de l’époque soviétique, sont présentement en réparation.

Vestige des années de déstalinisation, un buste de Joseph Staline est fièrement exposé dans le jardin de ce résident de Tup. Contrairement aux innombrables statues de Vladimir Lénine, presque tous les monuments à l’effigie de Staline, érigés à travers l’URSS, ont été détruits. « Je suis communiste ! », m’a déclaré cet homme, en me parlant de son admiration pour le leader socialiste et de la sécurité économique dont jouissait la population rurale à l’époque soviétique.

La transition post-collectiviste et l’abandon du système de production planifiée se font ressentir à travers cette série photos, qui relate non seulement le renversement économique qui a poussé plusieurs familles à migrer, mais également la nostalgie intraitable qu’éprouvent les résidents du village pour l’époque soviétique.

À 365 kilomètres de Tup, sur la route A365 vers Bichkek, se trouve Ak Zhar, un Novostroïka. Les Novostroïki, ces arrondissements précaires qui enrobent le territoire de la capitale, sont le pôle principal des migrations internes au Kirghizistan.

Ces arrondissements périurbains, érigés après la chute de l’URSS, abritent des communautés de jeunes migrants venant se marier, trouver du travail et bâtir une maison. Ce phénomène transnational, qui a occasionné un renversement démographique dans la région de Bichkek, résulte de l’échec des réformes de l’économie rurale au Kirghizistan.

Le mot « Novostroïka », en français, se traduit « nouvelle construction ».

En se promenant dans Ak Zhar, les coups de marteaux résonnent et de nouvelles habitations surgissent. Pourtant, le statut de ces dernières est incertain, parfois même illégal. Les terres qui se trouvent dans les zones autour de Bichkek appartiennent au gouvernement, qui doit allouer des permis de résidence. L’allocation de ces permis de résidence prend parfois des mois, voire des années. L’état et l’emplacement d’une habitation peuvent ralentir la réception d’un permis.

Les résidents d’Ak Zhar n’ont pas accès aux services municipaux auxquels ont accès les citoyens de Bichkek. Plusieurs Novostroïki n’ont ni eau courante, ni collecte de déchets. On se rend donc au puits pour de l’eau potable et aux bains publics (БАНЯ) pour se laver.

Dans certains cas, des fonds collectifs sont créés pour paver les routes ou organiser la collecte des déchets. En revanche, plusieurs familles des Novostroïki doivent payer des pots-de-vin, par exemple, pour obtenir des soins médicaux et assurer l’admission de leurs enfants à l’école.

Or, malgré la situation précaire des Novostroïki, on remarque une certaine volonté de permanence. On y retrouve notamment certains services comme des salons de coiffures, des laves-autos, du transport en commun, des mosquées, etc.

Le Bazar Dordoï, le plus grand marché d’Asie centrale, représente la principale source de revenu pour les résidents des Novostroïki. Symbole de la commercialisation rapide de l’économie kirghize, Dordoï retient près de 20% de la main-d’œuvre du pays et compte pour 30% du PIB national. Constitué de milliers de containers empilés, on y retrouve principalement des marchandises importées de Chine: vêtements, chaussures, meubles, jouets, matériel d’école, matériaux de construction, etc.

Cependant, dès son inauguration en 1992, Dordoï fait face à plusieurs défis, notamment la crise financière de 2008. Comme le témoignent des rangées entières de containers désertés, plusieurs marchands ont dû plier bagage et mettre la clé sous la porte.

Qualifiés de squatteurs et de « kolkhoniki » (gens du Kolkhoze) par les citoyens de Bichkek, les habitants des Novostroïki font face à un avenir hostile. Ces migrants occupent illégalement des terres qui appartiennent à l’État et courent le risque de se faire expulser de leurs habitations. Malgré tout, les nouveaux arrivants d’Ak Zhar se montrent heureux et optimistes.

On compte aujourd’hui près de 50 Novostroïki autour de Bichkek, centre économique, politique et culturel du Kirghizistan. L’apparition de ces communautés périurbaines symbolise les inégalités socio-économiques grimpantes dans l’ancienne RSS kirghize. Cette série photos témoigne du dilemme de l’illégalité que représentent les Novostroïki, mais également de la vie quotidienne des occupants d’un Novostroïka — Ak Zhar.

Depuis plusieurs années, les barrières s’élèvent en Russie en vue de contrôler le flux d’immigration centre-asiatique au pays. Moscou a mis en vigueur une liste noire, un répertoire informatique interdisant l’entrée à tout individu ayant commis une infraction aux lois en matière d’immigration. Tout migrant non enregistré ou travaillant sans permis officiel risque de se faire déporter par les autorités fédérales.

108 000 citoyens kirghiz se trouvent sur la liste noire, et ne pourront réintégrer le marché du travail russe avant que leurs noms soient rayés de la liste. Il s’agit d’un sujet politiquement sensible pour le gouvernement du Kirghizistan, qui mise sur l’exportation de sa main d’œuvre vers l’ancienne métropole soviétique. Afin d’apaiser les rapports avec Moscou et tempérer l’opinion publique en Russie, les autorités kirghizes ont tendance à ne pas publier de statistiques sur les migrations.

Certains migrants tentent d’obtenir la citoyenneté russe pour légaliser leur séjour en Russie ou s’y installer définitivement, bien que très peu de migrants souhaitent y rester en permanence. La décision de migrer ne dépend pas d’un seul homme ou d’une seule femme; il s’agit plutôt d’une stratégie familiale visant à diversifier les sources de revenus et minimiser l’endettement. Pour plusieurs migrants et migrantes, le processus migratoire suppose une transformation des rapports familiaux.

Célébrant cette année le 26e anniversaire de l’indépendance du pays, la migration de main-d’œuvre n’est plus un phénomène nouveau au Kirghizistan. Avec une deuxième génération de migrants internationaux déjà en mouvement, une deuxième génération d’enfants se fait élever par ses grands-parents.

La migration de main d’œuvre, particulièrement vers la Fédération de Russie, est la pierre angulaire des politiques migratoires de la République kirghize, en raison de son volume, de son importance politique et des avantages économiques qu’elle génère. Faisant du Kirghizistan le deuxième pays qui dépend le plus des migrations au monde, les envois de fonds de travailleurs migrants à l’étranger comptent pour 30% du PIB national. Avec cet argent, les membres de la famille du travailleur migrant prennent soin des enfants, payent leurs dépenses médicales, remboursent leurs dettes et nourrissent le bétail. Cependant, ces envois de fonds ne peuvent pas réduire les effets de la dispersion familiale.

Un travailleur migrant peut gagner jusqu’à 40 000 roubles russes par mois, soit près de 700 dollars américains. Au Kirghizistan, le salaire mensuel moyenest 89 dollars américains. De retour dans leur pays d’origine, les migrants kirghiz arrivent à peine à payer leurs dépenses quotidiennes et font face à plusieurs barrières à l’embauche, notamment le manque de qualifications professionnelles.

Le retour est généralement considéré comme la phase finale du processus migratoire. En vertu du resserrement des lois en matière d’immigration en Russie, plusieurs travailleurs migrants sont retournés dans leur village d’origine, parfois peu de temps après leur départ, parfois sans être capables de rembourser l’argent emprunté pour leur voyage. Ainsi, pour un nombre incalculable de migrants kirghiz, le retour, volontaire ou forcé, n’est qu’une phase transitoire.

Le processus migratoire peut également entraîner des sentiments de fierté et de satisfaction personnelle profonds chez le migrant. Grâce au processus migratoire, certaines familles arrivent à acheter un terrain, se construire une maison, démarrer une petite entreprise et, par le fait même, améliorer leur statut social dans leur communauté.

En réalité, ce n’est qu’entre 1918 et 1991 que le peuple kirghiz ait connu une vie sédentaire. La mobilité humaine est une composante fondamentale de l’ADN du peuple kirghiz. Pendant des siècles, au coeur de la route de la soie, le Kirghizistan a servi de corridor pour le transit de biens, de personnes et d’idées. Les racines nomades d’une nation qui a su s’adapter aux transformations du temps demeurent une source d’inspiration pour deux générations entières de migrants transnationaux et internationaux.

On compte actuellement entre 650 000 et 700 000 migrants kirghiz à l’étranger. 90% du nombre total de migrants à l’étranger sont des travailleurs migrants. L’année dernière, la Russie a accueilli plus de 540 000 travailleurs migrants kirghiz sur son territoire. Au-delà d’une simple tendance démographique, les mobilités humaines que l’on observe aujourd’hui au Kirghizistan représentent un enjeu de développement monumental pour l’ancienne république soviétique. Comprendre le contexte qui a précédé et suivi l’effondrement de l’URSS permet de mieux comprendre l’ampleur des mouvements migratoires actuels en Asie centrale. Ce photoreportage, je l’espère, aura permis de démystifier la transition postsoviétique du Kirghizistan et de réfuter, à certains égards, l’imaginaire occidental de l’époque soviétique.

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Tristan J. Petterson

Based in Kyrgyzstan — Living and Working in Central Asia — From Québec, Canada