Virginie Clayssen
18 min readDec 23, 2016

[ Le projet RELIRE a finalement été validé en 2019. Cet article en détaille les tenants et les aboutissements, et témoigne d’un moment difficile dans la vie de ce projet, c’est pourquoi il demeure en ligne. ]

Numérisation des livres indisponibles du XXe siècle :

Il faut sauver le projet ReLIRE

Un récent arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne met gravement en péril le projet nommé ReLIRE, un projet français de numérisation et de réédition, déjà en cours, de dizaines de milliers de livres aujourd’hui indisponibles — un projet français jugé par ailleurs exemplaire par la Commission européenne. Les livres indisponibles ? Mais de quoi s’agit-il ? Pourquoi une loi leur a-t-elle été dédiée ? En quoi consiste ce projet de numérisation ? Quel est son intérêt pour les citoyens ?

De nombreux livres connaissent une existence brève

Dans l’état actuel des équilibres qui organisent le commerce du livre, avec des coûts d’impression et de distribution incompressibles, avec un linéaire de rayonnages en librairie non extensible à l’infini, un potentiel non extensible à l’infini de la chaîne logistique, des forces non extensibles à l’infini dédiées à la diffusion, si certains livres imprimés sont devenus introuvables en librairie, c’est qu’ils ont dû céder la place à d’autres livres. Seule une partie des nouveautés d’une année fera l’objet d’une réimpression, et une proportion minime entrera dans le cercle restreint des œuvres qui, bravant le temps et continuant d’être lues génération après génération, connaîtront la postérité.

Dans le monde du livre imprimé, seuls les titres qui continuent de faire l’objet d’une demande suffisante bénéficient de plusieurs tirages. L’appréciation de ce qui constitue une demande suffisante varie fortement selon les secteurs d’édition et les politiques des maisons, certains éditeurs conservant cependant durant des années de minuscules stocks de titres dont la demande, très faible, persiste.

Vers des livres indéfiniment disponibles

Tout change dès lors qu’il existe une édition numérique de ces œuvres : elles peuvent alors rester potentiellement indéfiniment disponibles via leur mise en circulation sous la forme d’un fichier. Ce privilège nouveau d’une disponibilité technique sans limite dans le temps et dans l’espace qu’octroie aux livres la numérisation, seules auraient pu en bénéficier sans un projet volontariste les œuvres du domaine public, d’une part, et les œuvres toujours commercialisées, d’autres part. Entre ces deux ensembles : plusieurs dizaines d’années et des centaines de milliers d’œuvres.

Les livres du domaine public (ceux qui ne sont plus protégés par le droit d’auteur, plus de soixante-dix ans s’étant écoulés depuis la mort de leur auteur) font l’objet de campagnes de numérisation de masse. La quasi totalité des nouveautés sont aujourd’hui simultanément publiées sous forme imprimée et numérique. Les catalogues des livres disponibles ont progressivement été numérisés par les éditeurs. Cependant, des dizaines de milliers de titres risquaient de se trouver exclus de la numérisation : toujours sous droits mais devenus introuvables dans le circuit commercial, ces livres appelés livres indisponibles ne sont plus aujourd’hui accessibles qu’aux chercheurs accrédités et en mesure de se rendre à la Bibliothèque nationale de France dont l’une des missions est précisément de les conserver. La seule autre manière de se procurer ces livres : partir à leur recherche sur le marché du livre d’occasion, sans garantie de les y trouver, ou bien à des prix souvent prohibitifs.

Certes, une portion d’entre eux entre chaque année dans le domaine public, mais en l’absence d’un projet spécifique, il faudrait attendre plus d’un siècle pour que les œuvres publiées par de jeunes auteurs durant la dernière décennie du XXe siècle et disparues du circuit commercial sortent de cette « zone grise » qui les dérobe à l’attention du public.

Numérisation de masse et respect du droit d’auteur

Le vote d’une loi qui encadre en France la numérisation des livres indisponibles a permis de lancer un vaste projet de numérisation des livres indisponibles du XXe siècle, dans le respect du droit d’auteur. Chaque année depuis 2013, conformément à cette loi, une liste d’environ 50 000 titres indisponibles, candidats à l’entrée en gestion collective, est publiée le 21 mars sur le site ReLIRE, qui donne accès à la base de données prise en charge par la BNF. Auteurs et éditeurs, informés via une campagne de presse et des envois de courrier à leurs membres de la part des sociétés de gestion collective, disposent alors de six mois pour vérifier si certains de leurs ouvrages figurent dans cette liste, et ont durant cette période la possibilité, s’ils le souhaitent, de les en exclure. Rappelons que l’entrée en gestion collective ouvre la possibilité pour ces livres d’être numérisés dans le cadre du projet, sans garantir qu’ils le seront. Tout éditeur qui s’oppose à l’entrée de l’un des titres de son catalogue a l’obligation de procéder lui-même à la numérisation et à la publication sous forme de livre numérique dudit titre, dans un délai de deux ans, afin que l’œuvre redevienne effectivement disponible. Les auteurs, eux, ne sont bien entendu soumis à aucune obligation de publication s’ils demandent à ce que leurs œuvres soient exclues du dispositif. Au delà du délai de six mois, un auteur peut toujours faire exclure ses titres du dispositif. S’il a cédé les droits d’exploitation numérique des titres concernés à son éditeur, il le fera conjointement avec celui-ci. S’il considère que la nouvelle diffusion de l’ouvrage porte atteinte à son honneur ou à sa réputation, il lui suffit de manifester sa volonté pour suspendre le mécanisme. Lorsque une œuvre entre en gestion collective dans le cadre de la loi sur les Indisponibles, cela ne constitue pas une aliénation des droits de son ou ses auteurs, mais que la gestion des droits numériques de cette œuvre va être effectuée, au nom et dans l’intérêt des auteurs, par une société de gestion collective, celle-ci étant, dans le cas du projet ReLIRE, la SOFIA.

Pour être autorisé à numériser un corpus de livres entré en gestion collective dans le cadre de la loi sur les indisponibles du XXe siècle, c’est-à-dire des titres figurant dans la base ReLIRE depuis plus de six mois sans que ni leur auteur ni leur éditeur n’ait demandé qu’ils en soient exclus, il faut déposer auprès de la SOFIA une demande de licence d’exploitation, car c’est cet organisme, composé à parité d’auteurs et d’éditeurs, qui a été désigné pour gérer, au nom des auteurs, les droits numériques des titres entrés en gestion collective au titre de la loi sur les Indisponibles.

Pourquoi les éditeurs n’ont-ils pas directement pris en charge la numérisation des livres indisponibles de leurs catalogues ?

Il en est des entreprises d’édition comme des livres eux-mêmes et comme de toutes les autres entreprises : il en naît beaucoup, certaines ne parviennent pas à durer plus de quelques années, certaines se maintiennent plus longtemps, certaines traversent les décennies, comme Hachette, créée en 1826, Plon, en 1852, Flammarion, en 1875 ou Gallimard, en 1911. Ces dernières, comme de nombreuses entreprises d’édition de toutes tailles, ont déjà numérisé la quasi-totalité de leur catalogue disponible en version imprimée, afin de le rendre accessible à ceux de leurs lecteurs qui souhaitent en disposer sous forme numérique. Cette entreprise est soutenue par des aides spécifiques du Centre national du livre, établissement public du ministère de la Culture, financé via une redevance sur la vente de matériel de reprographie et d’impression et une redevance sur le chiffre d’affaires des entreprises d’édition. Cet effort de numérisation des catalogues a mobilisé durablement les équipes, qui devaient s’assurer de disposer, titre par titre, des droits numériques, retrouver et contacter les auteurs ou leurs ayants droit afin de leur proposer un avenant à leur contrat, puis s’occuper de la numérisation, et de la mise en circulation de ces titres.

Le catalogue des titres indisponibles de ces éditeurs plus que centenaires contient des dizaines de milliers d’œuvres : dire que les éditeurs auraient failli à leur tâche en ne continuant pas à réimprimer l’ensemble de leur catalogue, c’est méconnaître complètement le fonctionnement économique du secteur du livre. Le métier d’éditeur est un métier d’offre : celui-ci prend le risque de financer la publication de quantités d’ouvrages qu’il propose au public via le circuit des librairies. Que certains de ces livres cessent de susciter l’intérêt des lecteurs et ne soient plus achetés qu’en très faibles quantités, et qu’on cesse alors de les réimprimer est bien sûr décevant, tout particulièrement pour leurs auteurs, mais également pour l’éditeur. Celui-ci fait ses meilleurs efforts pour que les livres qu’il publie trouvent leur public. Certains livres y parviennent immédiatement, d’autres ont besoin de plus de temps, certains livres rencontrent un large public, d’autres ont une audience plus confidentielle. L’éditeur, quelle que soit sa volonté de donner leur meilleure chance à tous les livres qu’il publie, ne peut cependant conserver à son catalogue des titres faisant l’objet d’une trop faible demande pour couvrir les frais de réimpressions et de stockage.

Selon les adversaires du projet, il revenait aux éditeurs de prendre en charge l’entreprise titanesque consistant à rechercher un par un les auteurs ou leurs ayants droit, pour l’ensemble des titres concernés, parfois si anciens que les archives sont très lacunaires et l’espoir de retrouver l’auteur ou l’un de ses ayants droit très faible. En admettant que les éditeurs aient été en mesure de détourner de leur tâche habituelle des équipes entières pendant de longues années pour les mobiliser autour d’un tel projet, les coûts de numérisation auraient alors, faute de toute possibilité de les optimiser dans un processus de numérisation de masse, atteint des sommets, sans compter la difficulté de mobiliser au coup par coup les équipes de la BNF en charge de sortir les exemplaires du dépôt légal afin de les scanner. Autant dire que, sans une approche mutualisée et une vision à long terme, dans le cadre d’un projet d’intérêt général soutenu par la puissance publique, et sans la volonté conjointe de tous les acteurs de mettre en place une opération de numérisation de masse, ce projet n’avait aucune chance de se réaliser.

La loi du 1er mars 2012 relative à la numérisation des œuvres indisponibles du XXe siècle

Ainsi est née l’idée de proposer au Parlement le vote d’une loi relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle. Celle-ci s’est inspirée des licences collectives étendues scandinaves, qui permettent d’étendre par la loi un accord conclu entre une SPRD (Société de perception et de répartition de droits) et des utilisateurs (licences) aux non membres, moyennant des garanties (« opt out » et rémunération). Le projet français est d’ailleurs l’un des seuls à prévoir une campagne d’information de six mois et des envois de mails individuels.

Cette loi a été votée à la quasi-unanimité, tant il paraissait évident
qu’elle n’allait pas contre les intérêts des auteurs, mais permettait
bien au contraire que soit accordée une seconde vie à des titres devenus
inaccessibles et menacés d’oubli, et de s’inscrire ainsi dans un projet
patrimonial de grande envergure, prenant en compte l’intérêt public :
celui de pouvoir avoir accès à des dizaines de milliers de titres
publiés au XXe siècle et devenus absents du circuit commercial. Un
intérêt public d’autant plus impérieux qu’au-delà de l’”oubli relatif”
de ces livres dans les entrepôts du dépôt légal de la BNF, une menace
plus grande encore, et absolument certaine si rien n’est fait, pèse
sur eux : celle de leur oubli absolu, qui effacerait définitivement
de la mémoire des hommes des centaines de milliers d’“œuvres de
l’esprit”, du fait de l’inexorable disparition physique du papier de ces
livres, transformés en poussière. En effet, une très grande partie des
livres publiés en France au XXe siècle (à la différence de la plupart
des livres publiés antérieurement) a été imprimée sur des papiers très
acides dont la dégradation est inéluctable dès le XXIe siècle (elle est
déjà, pour les plus anciens, nettement entamée). Seule la numérisation
rapide de ces livres — objet même du programme ReLIRE — peut permettre
de préserver les œuvres dont ils étaient le support. Et si l’on attend,
pour entreprendre de les numériser, que ces livres passent dans le
domaine public, ce sera trop tard : ils auront pour la plupart
physiquement disparu et il n’y aura plus rien à numériser.

L’idée d’en passer par une solution collective, qui s’impose compte tenu de la dimension du projet, peut être à première vue difficile à accepter, autant par les éditeurs que par les auteurs. Mais la grande majorité des auteurs n’a aucune objection au fait que soient ainsi rendus à nouveau accessibles des titres guettés par l’oubli et voient dans ce projet l’opportunité de donner une seconde vie à certains de leurs livres, et d’en pérenniser l’existence. Les auteurs qui ont été publiés ont écrit pour être lus, et ce projet est généralement considéré par les auteurs concernés comme une opportunité, en ce qu’il va leur permettre de continuer à l’être. En témoigne notamment le fait que, depuis le début du projet en 2013, un nombre croissant d’auteurs et d’ayants droit s’est manifesté auprès de la BNF pour que leurs livres soient inclus dans le dispositif (« opt in »).

D’autres auteurs, cependant, se sont émus lorsque la loi a été votée, puis au moment de la publication de la première liste, et se sont opposés très fermement à ce projet. Un petit nombre d’entre eux se sont regroupés pour contester ce projet, et deux d’entre eux dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir en mai 2013, ont saisi le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité, arguant principalement du fait que cette loi, selon eux, constituait une atteinte au droit de propriété.

Saisi, le Conseil constitutionnel a rendu ses conclusions le 28 février 2014, indiquant d’une part que « le régime de gestion collective applicable au droit de reproduction et de représentation sous forme numérique des “livres indisponibles” n’entraîne pas de privation de propriété au sens de l’article 17 de la Déclaration de 1789 » et, d’autre part, que « l’encadrement des conditions dans lesquelles les titulaires de droits d’auteurs jouissent de leurs droits de propriété intellectuelle sur ces ouvrages ne porte pas à ces droits une atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi » (cons. 18). En définitive, il a jugé les articles L. 134–1 à L. 134–8 du code de la propriété intellectuelle, issus de l’article 1er de la loi n° 2012–287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle, conformes à la Constitution.

Les mêmes plaignants ont également saisi, le 2 mai 2013, le Conseil d’État, au sujet de la légalité du décret d’application du 27 février 2013 de la loi de 2012. Considérant pour l’essentiel que ce décret ne posait pas de problème de légalité, le Conseil d’État a toutefois sursis à statuer et déposé une demande préjudicielle devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), demande sous forme d’une question que l’on peut résumer ainsi : cette règlementation ne constitue-t-elle pas une exception au droit d’auteur, et n’est-elle pas contradictoire avec la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur, dans la mesure où celle-ci énumère précisément les exceptions possibles, sans mentionner la numérisation de livres indisponibles ?

La numérisation : un partenariat BNF-FeniXX

Confiants dans le fait que la CJUE prendrait la mesure de la dimension culturelle et patrimoniale du projet ainsi que celle de son intérêt pour la collectivité, et s’appuyant sur les conclusions du Conseil constitutionnel concernant la loi, plusieurs groupes d’édition, via la Cercle de la librairie, ont investi dans la création d’une société, FeniXX, en charge de piloter la numérisation, la distribution et la diffusion des livres indisponibles inclus dans le dispositif. Dès 2013, puis jusqu’en 2016, à l’issue de la période de six mois permettant aux ayants droit d’effectuer un éventuel « opt out », de nombreux éditeurs ont demandé à la SOFIA de leur accorder des licences d’exploitation exclusives de ceux des titres de leur catalogue entrés en gestion collective. Ils ont également été nombreux à confier à la société FeniXX la charge de numériser, distribuer et diffuser ces titres via un réseau dense de e-libraires. FeniXX a également sollicité directement auprès de la SOFIA des licences non exclusives pour les titres non revendiqués par leurs éditeurs d’origine.

La société FeniXX a mis en place, en partenariat avec la BNF, une filière de numérisation d’excellence, la BNF prenant en charge la première phase de numérisation, en accédant aux exemplaires dont elle dispose au titre du dépôt légal, FeniXX recevant d’elle des fichiers image qu’elle a la charge de transformer en livres numériques. La possibilité d’une numérisation de masse a permis que cette filière produise des livres numériques de qualité optimale à des coûts beaucoup plus limités que les filières traditionnelles. Les premiers livres issus de la première vague de numérisation ont été mis en vente dès octobre 2015 chez un très grand nombre de e-libraires, enregistrant des ventes certes limitées par titre mais attestant largement de l’existence d’une demande. Ces livres peuvent aussi être consultés en intégralité dans Gallica intra muros, à partir de l’ordinateur personnel des usagers ou sur ceux mis à leur disposition dans les salles de lecture et de recherche de la BNF. Aux internautes qui se connectent à distance, Gallica propose un feuilletage partiel des ouvrages puis une consultation intégrale au fur et à mesure de l’entrée des livres dans le domaine public.

Tout au long de ce processus, et ensuite à n’importe quel moment, un auteur peut faire valoir son droit moral et demander le retrait de son ou ses livres du dispositif. L’éditeur initial en a également la possibilité, de manière plus restreinte, et à condition de prendre en charge lui-même la recherche des droits, la numérisation et la commercialisation des titres qu’il a revendiqués. Les auteurs qui choisissent de demeurer dans le projet perçoivent à chaque vente de l’un de leurs titres une rémunération fixée à 15 % du prix public hors taxe, dans le cas de licences exclusives, et à 10 % de ce prix lorsque le livre est publié en licence non exclusive, cette rémunération ne pouvant être inférieure à 1 € par exemplaire vendu. FeniXX verse aux éditeurs une commission sur les ventes des titres pour lesquels ils ont souscrit une licence exclusive, et ceux-ci perçoivent 10 % du prix public hors taxe dans le cas de licences non exclusives. Aucun minimum de rémunération par titre ne s’applique à la part versée aux éditeurs.

L’impulsion initiale pour ce projet est venue de l’État, à la suite de la publication du rapport de Marc Tessier, qui préconisait en janvier 2010 de constituer des partenariats entre acteurs privés et organismes publics, afin de mettre en œuvre la numérisation du patrimoine écrit :

“L’essentiel pour la mission est la mise en place d’une entité coopérative réunissant les bibliothèques publiques patrimoniales et les éditeurs, dans une logique de partenariat public-privé. Elle devra aussi faire place aux ayants droit et aux autres acteurs de la chaîne du livre. Cette entité aurait la responsabilité de concevoir, mettre en place et exploiter une plate-forme commune où l’ensemble des ouvrages pourraient être accessibles aux recherches des internautes et, si souhaité, pourraient être feuilletés. Cette entité coopérative aurait la responsabilité d’organiser l’accès aux ouvrages et de concevoir les interfaces avec d’autres plates-formes, telles que les sites communautaires, les moteurs de recherche, les sites de commercialisation… »

Il fut brièvement question que le projet soit entièrement subventionné dans le cadre des investissements d’avenir. Très rapidement, ce qui avait été annoncé comme une subvention, s’est transformé en un soutien sous forme de prêt participatif, qui voit l’État agir en tant qu’« investisseur avisé ». Il a donc fallu, pour obtenir ce prêt, construire un modèle d’affaires, et travailler sur des hypothèses de vente des livres numérisés, en comptant sur le fait qu’à partir d’un certain niveau de catalogue, les ventes parviendraient à financer non seulement l’activité de la société FeniXX, mais aussi la numérisation des titres, puis le remboursement du prêt.

Sortir de l’oubli grâce aux algorithmes

Ce vaste projet de numérisation vise à redonner aux lecteurs du monde entier l’accès à des livres dont la plupart des exemplaires sont devenus introuvables. Mais comment rechercher un titre dont on ignore l’existence ? L’un des moyens pour augmenter les chances pour un titre oublié de retrouver des lecteurs, c’est de faire en sorte que ses métadonnées (tous les éléments d’information permettant à l’éditeur de décrire un livre et au lecteur d’anticiper sur ce qu’il contient) soient renseignées le plus complètement et correctement possible, et que son contenu soit accessible à la recherche plein texte. Si aux métadonnées de base (titre, auteur, date de parution, etc.) sont ajoutées des indications thématiques, cela autorise ensuite la classification du livre dans un ensemble restreint, et permet sa découverte sur un site en surfant sur les catégories qu’il propose. Il est également possible que des lecteurs potentiels se voient proposer un titre, dont ils ignoraient l’existence, en réponse à une requête quelconque sur un moteur de recherche : il est donc possible d’être mis en contact, via les moteurs de recherche, avec des livres dont on ne connaît ni le titre ni le nom de l’auteur, des titres oubliés, mais qui peuvent cependant, une fois retrouvés, répondre à une question que l’on se pose, proposer des pistes de réflexions, témoigner d’une réalité rarement décrite, offrir un moment de plaisir de lecture.

L’une des caractéristiques d’un corpus numérisé est, contrairement à une collection de livres imprimées, de pouvoir être « lu par des robots », selon les principes les plus élémentaires de fonctionnement du web. C’est en effet la « lecture par des robots » de chacun des documents disponibles sur le web, c’est-à-dire leur indexation, qui fait que nous sommes en mesure de trouver ces documents dans la liste des réponses proposées à nos requêtes sur les moteurs de recherche. C’est ainsi que fonctionne le web : en autorisant cette lecture automatique, et en cherchant même à l’optimiser, on augmente les chances qu’un titre apparaisse bien placé dans ces résultats.

Un corpus numérique ouvert aux chercheurs du monde entier

Une fois numérisé, ce corpus très divers du XXe siècle offrira également aux chercheurs du monde entier de différentes disciplines un nouveau champ d’investigation.

Pour nombre de départements de français dans les universités étrangères, pour de nombreux chercheurs, ce corpus présente un grand intérêt. L’accès à une aussi grande quantité de livres numérisés sera notamment l’occasion d’effectuer, sur tout ou partie du corpus, des recherches automatisées, qu’il s’agisse de fouille de données ou d’opérations de traitement automatique du langage naturel. L’un des objectifs de ces travaux pourra être en premier lieu l’amélioration des métadonnées du corpus, en obtenant de manière algorithmique des descriptions de contenus permettant de compléter celles qui demeurent trop lacunaires. Ensuite, il n’existe pas d’autres limites aux recherches que l’on peut imaginer faire sur ce corpus que celles de l’imagination des chercheurs. Il y a fort à parier qu’un corpus de cette dimension en langue française soit pour toutes les entreprises technologiques des pays francophones un extraordinaire champ d’investigation, notamment pour le « machine learning », c’est-à-dire le fait d’améliorer par la mise en contact avec un grand nombre de données les capacités des applications basées sur l’intelligence artificielle.

Quel message l’Europe adresse-t-elle aux citoyens ?

La Cour de justice européenne, dans l’arrêt rendu le 16 novembre 2016, estime que le consentement préalable d’un auteur à l’utilisation d’une de ses œuvres peut, dans certaines conditions, être exprimé de manière « implicite ». Cependant, selon ce même arrêt, cet accord implicite n’est avéré que s’il a été précédé d’une « information effective et individualisée » des ayants droit, ce qui implique de mettre en place un mécanisme qui est celui-là même qu’ont cherché à éviter, à cause de sa grande complexité, plusieurs pays d’Europe, en recourant à des systèmes de gestion collective étendue préservant les intérêts des auteurs et ayants droit. L’arrêt de la CJUE risque ainsi de plonger dans l’illégalité non seulement le projet ReLIRE, mais aussi un grand nombre de projets européens reposant sur ce principe de la gestion collective étendue.

Le Conseil d’Etat va devoir statuer prochainement, à partir de l’arrêt de la CJUE. Il est en son pouvoir d’annuler le décret attaqué, signifiant ainsi l’arrêt du projet. Sa décision pourrait cependant, en considération de l’intérêt de ce projet, de l’ampleur et de la qualité du travail accompli, des moyens engagés, des premiers résultats obtenus, laisser à ReLIRE des chances de se poursuivre, avec quelques adaptations.

[mise à jour du 1/07/17 : L’arrêt du Conseil d’État a été publié le 7 juin 2017. Le site de la SOFIA indique :

“Sans avoir condamné dans son ensemble le système français des livres indisponibles, la Cour de justice de l’Union européenne avait formulé plusieurs critiques.

Le Conseil d’État en tire les conséquences en prononçant une nullité partielle qui n’affecte que les seuls articles R.134–5 à R.134–10 du Code de la propriété intellectuelle. Il prend bien soin de souligner que les autres dispositions du décret concernant la base de données des livres indisponibles, la gestion collective et les mesures de publicité sont parfaitement conformes au droit de l’Union Européenne.

Il précise également que sa décision « ne produit pas par elle-même d’effets propres de nature à remettre en cause la validité des contrats signés » antérieurement. Le système des livres indisponibles perdurera dans le strict respect des règles applicables et dans l’intérêt commun des auteurs, des éditeurs et du public.”]

Y aurait-il en Europe trop de projets ambitieux de valorisation du patrimoine, mariant culture et technologie, associant institutions publiques et acteurs du secteur privé ? Est-ce le message que l’Europe a souhaité envoyer : celui de privilégier une approche sacralisant le droit de propriété des auteurs, indifférente aux arguments montrant la proportionnalité de l’encadrement de ce droit vis à vis de l’objectif poursuivi ? À quoi bon fétichiser ainsi, en faisant fi des conclusions du Conseil constitutionnel, un droit qui s’exercera contre l’intérêt de ceux qu’il est censé protéger, contre ces dizaines de milliers d’auteurs satisfaits que leurs œuvres aient été choisies pour figurer dans les collections numérisées des écrits du XXe siècle, retrouvant la possibilité d’être lues ou étudiées, en France et dans le monde entier ? Alors que les évolutions du monde contemporain font que l’on s’inquiète aujourd’hui de l’avènement d’une ère de la « post-vérité », la question de la vérification des sources et de la validité des informations devient un sujet majeur de préoccupation. Le moment est-il bien choisi pour renvoyer vers l’oubli des dizaines de milliers de livres, objets de création et de connaissance, sélectionnés, édités, corrigés, témoins de l’histoire et reflets de leur époque ? Est-ce la période idéale pour poser des exigences telles que ces millions de pages risquent de se refermer pour des dizaines d’années ?

En concertation les uns avec les autres, les acteurs du monde du livre, entités privées et organismes publics, travaillent ensemble dans ce pays depuis plusieurs années pour répondre aux innombrables défis techniques, juridiques, bibliographiques, économiques et humains que représente ce grand chantier particulièrement enthousiasmant : celui de la numérisation et de la remise en circulation du patrimoine écrit publié en France au XXe siècle. Ces acteurs, et tous ceux qui suivent et soutiennent ce projet, espèrent encore que tous ces efforts n’auront pas été vains.

Mise à jour : Le projet RELIRE s’est trouvé à nouveau validé après publication et tranposition de La DIRECTIVE (UE) 2019/790 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE. Voir le Titre III chapitre 1 : “Œuvres et autres objets protégés indisponibles dans le commerce

Virginie Clayssen

Directrice du patrimoine et de la numérisation— Groupe Editis
Présidente de la Commission Numérique du Syndicat National de l’Edition
Membre du comité de surveillance de FeniXX