De la soupe pour les coeurs brisés /1

Valentin Vieira da Silva
Scribe
Published in
5 min readSep 23, 2018

Tu es faux

C’est un rêve.

Je ne sais pas.

Peut être n’est-ce pas elle qui le dit.

Peut-être est-ce moi-même qui me le dis.

Pour que je finisse par l’entendre.

Pour que je finisse par comprendre.

Tu es faux

Oui, tu as raison: je suis faux.

Je ne sais pas comment faire pour aimer.

Je ne sais pas.

C’est tellement stupide, dit ainsi.

Je ne sais pas aimer.

Je l’ai appris.

J’ai cru que ça ne s’oubliait pas et que je pouvais considérer cela comme acquis.

Ce n’est pas le cas.

J’ai oublié.

Et j’oublie encore.

Du coup, je continue de l’apprendre.

Je connais des personnes qui ne savent pas ce que c’est cela.

Qui semble se souvenir perpétuellement de ce qui est important, de ce qui donne chair et vie à notre quotidien.

Des personnes qui portent leur amour comme elles portent leur coeur :

à la manière d’un talisman précieux et naturel.

Quelque chose qui aurait poussé à leur naissance, un peu comme les ailes d’un ange, et qui serait là depuis toujours, enraciné.

Ces personnes, me semble t’il, avancent ainsi dans la vie : sereinement et dans la paix de la tâche à accomplir — peu importe le temps qu’il reste.

Lorsque j’étais plus jeune, je croyais que…

Non, pardon, c’est faux.

Jusqu’à aujourd’hui, dans la majorité de mes relations, les personnes qui m’ont aimé, qui m’ont appris à aimer, je croyais que ce qui m’attirait chez elle c’était leur force, comme de la terre.

Quelque chose de fabuleux, de présent, de solide.

Quelque chose d’infiniment stable.

Bon, la vérité, c’est que je croyais que ce qui m’attirait chez elles, c’était que toutes savaient pour quoi elles étaient faites, toutes savaient ce qu’elles aimaient, toutes savaient ce qui guidait leurs pas.

C’était des personnes qui n’était pas perdues, pas confuses.

Pour moi cela semblait si fascinant, si lointain.

J’étais jaloux aussi. Je me disais : elles connaissent le véritable trésor de la vie et moi je ne le connais pas.

Peut-être même, je me disais, peut-être même que je ne le connaîtrai jamais.

Que je resterai étranger à tout ça.

Au fait de se sentir vivant et vrai.

Incarné.

Puissant.

Ce sont des mots mais je ne sais pas trop comment le dire.

J’ai grandi en me disant que peu importe mes efforts, je ne serai jamais en paix avec moi-même, je ne serai jamais capable de vivre cela : une direction authentique, quelque chose de simple et de fort comme l’eau, quelque chose que rien n’arrête, une forme étrange et fluide de courage et de persévérance.

Alors je suis sorti avec de telles personnes.

Je suis sorti avec elles parce qu’elles m’attiraient comme la lumière attire le papillon de nuit, comme l’aimant entraîne à sa suite la limaille éparpillée.

Parce qu’elles étaient belles, rayonnantes. Et mystérieuses.

Elles le sont toujours certainement. Je ne suis plus avec elle pour le savoir, pour le voir en face.

Ce n’est pas simplement que j’avais peur de gâcher tout cela, à chaque fois.

C’est surtout que je ne savais pas comment partager cela, comment prendre soin de cela.

Cette sensation si puissante de ne pas être invité, finalement, de ne pas y avoir droit et de sentir, surtout, que ce n’est pas pour rire, que tout cela est réel et que je n’y arriverai pas.

À vivre.

À vivre avec une autre.

Les quelques fois où j’ai réussi à mettre des mots sur cette sensation, les quelques fois où j’ai réussi à me faire comprendre (à dire à quel point ce qui était simple pour elles ne l’était vraiment pas pour moi et me faisait peur), je sais que je n’ai pas été regardé comme un fou ou comme un être perdu.

J’ai simplement été vu comme quelqu’un de blessé, de fondamentalement blessé.

En tout cas, c’est cela que me renvoyait leur regard.

C’est ça que je voyais de moi en regardant ces personnes, leurs yeux.

Ce regard me disait aussi que je n’étais pas seul, qu’ensemble nous arriverons à nous souvenir de ce qu’est l’amour, au quotidien.

Aujourd’hui, je suis seul.

Je ne me suis peut-être pas assez bien souvenu.

Je profite d’être seul pour vivre ce que je suis, du coup.

Pour vivre seul et ne pas refuser l’ennui d’être seul ou le désir parfois oppressant de ne plus être seul.

Je profite d’être seul pour apprendre ce que cela signifie vraiment car j’ai encore du mal à me dire clairement ce que c’est.

Au-delà du simple fait que, par exemple :

Ce soir,

je ne me coucherai pas à tes côtés.

Demain,

je ne me réveillerai pas à tes cotés et je ne pourrai pas te dire bonjour.

Je ne pourrai pas non plus t’entendre me raconter quels rêves tu as fait, quels sont ceux dont tu te souviens et ceux que tu as oublié.

Je ne pourrai pas t’écouter me parler du dernier livre que tu as lu ou celui que tu es en train de lire.

Ou du dernier film que tu as envie d’aller voir.

Je ne pourrai pas te tenir la main lorsque tu me présenteras à tes amis ou que je te présenterai aux miens, fier de tout ce que tu es.

Je ne pourrai pas te regarder danser n’importe comment et avec tant de coeur sur une piste imaginaire alors que nous sommes dans la rue ou chez nous, sur le parquet.

Je ne pourrai pas non plus t’entendre me résumer la conversation que tu as eu avec ce clochard, au coin d’une église, qui t’a raconté qu’il avait fait la guerre d’Algérie puis qu’il était revenu en France et que tout s’était passé si vite et la mort était maintenant si proche.

Et je ne pourrai pas t’entendre me dire qu’au moment où tu lui souhaitais une bonne soirée, en lui donnant tout ce qu’il y avait dans ton porte-monnaie, il avait finalement trouvé la paix, qu’il était bien, enfin.

Je ne pourrai pas faire cela car tu n’es pas, tu n’existe pas.

Et moi.

Moi j’existe, peut-être pas beaucoup, mais j’existe.

Et comme je n’ai rien d’autre à faire que patienter ou grandir ou apprendre, (continuellement apprendre) à m’aimer, et bien je regarde la lune.

Ou le fleuve qui reflète la lune.

Je regarde ce qui change sans cesse, en espérant moi aussi changer et apprendre enfin ce que c’est que d’aimer, ce que c’est que de s’aimer et de se laisser aller paisiblement à vivre, rien de plus et rien de moins que tout ce que l’on a envie de vivre.

La peinture est de James Ensor.

Son titre est L’intrigue.

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