La grâce sans fin de ce que l’on plante en terre

Valentin Vieira da Silva
Scribe
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7 min readMay 19, 2018

Comment raconter ce que je tiens à partager avec vous?

Je l’ignore.

En même temps, je me dis que je peux commencer ainsi:

C’était un week-end et, sur les étagères poussiéreuses de ce que j’aurais pu appeler mon destin, ou ma vie, il n’y avait qu’un seul livre, plutôt mince, dont le titre aurait pu être l’ennui.

Ou l’attente, sans fin.

Le temps avait était maussade toute la journée.

Je m’étais baladé dans la ville depuis mon réveil et c’est l’une des rares fois où je m’aperçus, en marchant, que je n’avais même pas le goût à cela.

En fin de journée, je reçus le coup de fil d’une amie qui me proposa de passer prendre un verre chez elle.

Il va y avoir pas mal de monde, des gens que tu ne connais pas.

Me dit-elle.

Je la sens vraiment excitée et je me dis que je n’ai absolument aucune envie d’aller chez elle, même si je l’aime infiniment et même si généralement chez elle, je rencontre des gens, comment dire, des gens vivants.

Oui, c’est ça: vivants.

Bon, la vérité, je ne sais pas pourquoi, certainement la petite voix intérieure ou quelque chose comme ça qui m’a tiré par les cheveux sans me demander mon avis, mais le fait est que j’ai pris une douche, j’ai mis un t-shirt blanc et mon jean puis je suis sorti avec mon long manteau sur les épaules.

Elle habitait tout à fait au nord de Paris et pour moi c’était une balade de plus, une manière aussi de me réchauffer le cœur car bon j’étais toujours un peu gris dedans, semblable en cela au ciel.

Bref.

J’arrive chez elle, je compose le code, m’annonce à l’interphone.

J’entends déjà le bruit des gens alors que je monte lentement l’escalier.

Sa porte est entrebâillée et je rentre.

Il n’y a effectivement personne que je connais à cette soirée à part mon amie mais je ne me sens pas seul pour autant, ou pas plus seul que lorsque j’étais dans la rue.

Il y a une fille, une fille assez grande, qui est accoudée à la balustrade qui donne sur un square.

Il y a une rumeur de pluie qui nous parvient de l’extérieur et je me rapproche de la grande ouverture où elle se tient.

Elle s’appelle Alena.

Mais ce n’est pas son vrai nom me dit-elle.

Disons, ce n’est pas le nom que ses parents lui on donné lorsqu’elle est née.

Elle l’a changé en arrivant en France.

Une résurrection pour moi.

Arriver ici, je veux dire.

Elle me dit que cela fait maintenant trois ans qu’elle est en France.

À Paris.

Elle peint.

Elle danse, aussi.

Je parle, je ne sais plus trop ce que je lui dis, et elle me coupe, comme ça, et me dit qu’elle a envie de prendre un verre avec moi, dehors.

Ailleurs.

Je lui prends la main et nous sortons ainsi, sous le regard amusé et bienveillant de mon amie qui me dit, en un souffle, de prendre soin d’elle.

De faire attention.

Je ne sais pas trop ce que c’est censé vouloir dire.

Finalement, on est juste dans la rue.

Et on ne boit rien, à part les quelques gouttes qui nous parviennent du ciel couvert.

On est sous un arbre.

Un saule, je crois.

Il y a ce bruit si particulier de l’eau qui vient heurter les feuilles, le tronc, avant de couler, couler et retrouver enfin le sol.

Elle me raconte une partie de sa vie.

Elle me dit des choses que je n’ai jamais entendu.

Des choses horribles. Des choses avec lesquelles je ne sais pas quoi faire.

Alors je m’efforce de l’écouter.

Elle vient d’une région du sud de l’Éthiopie.

À chaque fois qu’elle me parle de son pays, les larmes viennent à sa gorge.

Je ne sais pas pourquoi elle me dit tout ça. Peut-être qu’elle sent que je vais l’écouter, l’écouter jusqu’au bout et que je ne vais pas me lever avant que son histoire ai trouvé un point final, ou un point qui puisse ressembler même grossièrement à un point final.

Comment parler de ce qu’elle m’a dit avec des mots?

Je vais faire comme elle, parce qu’autrement je ne vais pas y arriver.

Je vais être simple.

Son oncle, le frère de son père, la viole alors qu’elle n’avait pas sept ans.

Puis un homme, un ami de son oncle, la viole encore et encore quelques temps plus tard.

Aidée de sa mère, elle partira une première fois de son village mais elle sera rattrapée par des hommes, d’autres hommes, qui la violent aussi et finissent par la ramener à son père.

Je…

Maintenant que j’en suis là, je ne sais plus trop quoi écrire car sa vie, la vie d’Alena telle qu’elle me la donne, nue et débarrassée de toute honte, de toute gêne, est un chapelet d’horreur, un chapelet de violence sans bornes et sans fin où son corps, son corps tout entier, n’a pas la possibilité d’être.

Libre.

Découvert.

Accueilli.

Je n’ai jamais entendu une histoire qui me dévaste autant et lorsque je pense cela, exactement cela, je ris de moi car je pense à moi, à ma petite personne.

Je pense à moi et je ne pense pas à elle.

Je ne suis plus avec elle. Plus vraiment.

Alors je la regarde, de nouveau.

Je veux dire: je plante mes yeux en elle, je veux qu’elle ai l’assurance que mes yeux lui disent que, quoi qu’il arrive, je ne pourrais rien changer au passé mais que là, maintenant, juste là, sous cette arbre et sous la pluie, je suis avec elle, je n’existe plus, je suis avec elle et c’est tout.

Ma bouche s’ouvre pour dire quelque chose.

Pour dire quoi?

J’aurai tellement aimé dire que je savais ce que c’était, tout ça, que je comprenais.

Que j’étais avec elle de tout cœur.

Que je voyais par quoi elle était passée.

Mais cela aurait été le plus grand mensonge à sortir de ma bouche.

Alors je suis resté là, la bouche ouverte.

Je devais vraiment avoir l’air bête puisqu’elle m’a dit que je pouvais fermer ma bouche maintenant à moins d’avoir un truc de très important à dire.

Mais ce n’était pas le cas.

Je me suis excusé, sans raison.

Elle a ri en disant que je ressemblais à un enfant mais je ne voyais pas trop ce qu’elle voulait dire.

À un moment donné, mes jambes me faisaient mal, alors je me suis levé.

Je lui ai proposé de marcher.

Elle m’a dit qu’on pouvait aller chez elle si je voulais.

Mais je n’ai pas envie de faire l’amour avec toi.

Pas encore en tout cas.

Alors ne te fais pas d’idées.

Chez elle, c’était, c’était… C’était beau.

C’était pur.

C’est l’effet que ça m’a fait.

Il y avait quelques peluches, des livres.

Et un petit arbre dans un coin.

Il y avait des canevas retournés, faces contre le plancher de bois.

Un meuble aussi, une sorte de commode.

Quelques chaises.

Et une table basse.

Je me suis senti bien chez elle, immédiatement.

Qu’est ce que tu fais toi pour vivre?

Me demanda-t-elle.

Je lui répondis que j’écrivais.

Que je voyageais aussi.

Plus comme avant, mais il me semblait toujours voyager, même si mes pérégrinations se limitaient désormais à Paris — ou à la France.

Elle nous prépara un thé, un thé délicieux.

Elle buvait silencieusement et moi je faisais plein de bruit en le buvant car il était trop chaud et que je ne voulais pas attendre.

Le reste de la soirée, je ne tiens pas à le partager.

Je sais juste que je repense parfois à ces étagères poussiéreuses d’où j’imagine des livres qui représentent ma vie ou ce que j’aimerais qu’elle soit.

Elle devient de plus en plus vide avec le temps.

Peut être que je n’imagine plus rien.

Ou peut-être que je vis cela, cette imagination, et qu’il n’y a plus de titres à donner, plus d’étagères à rêver.

Du temps est passé puisque ce week-end a eu lieu il y a plusieurs années.

J’ai reçu des nouvelles d’Alena, récemment. Comme ça, sans m’y attendre.

Elle est retournée en Afrique.

Elle a donné naissance à deux enfants, deux filles, avec un homme qu’elle a rencontré dans le sud de la France.

Elle va bien.

Elle a créée une sorte d’asile pour les jeunes filles qui n’ont connu rien d’autre que l’horreur et le bruit qui l’accompagne.

Elle m’a dit dans une lettre écrite à la mine de plomb qu’elle était heureuse, et qu’elle me souhaitait de l’être tout autant.

Que notre rencontre avait été un cadeau, un morceau, un tissu, quelque chose d’une grande beauté.

Et aussi qu’elle était reconnaissante.

Pour sa vie, pour tout ce qu’elle a vécu.

Pour le passé et pour tout ce qu’il lui reste encore à bâtir.

À peindre.

Et à danser.

Dans sa lettre, elle me disait aussi qu’elle était enceinte d’un troisième enfant et que si Dieu le voulait bien, ce serait un garçon.

Elle me disait qu’elle le laisserait grandir, qu’elle ferait de lui un homme bon et puis, non. Elle n’en savait rien.

Elle l’accompagnerait humblement dans sa croissance.

Elle tenterait de faire de lui une nouvelle graine, non pas la graine d’un monde meilleur.

Juste: la graine d’un monde où la peur d’être, d’être simplement ce que l’on est, n’est plus.

Elle m’écrivit qu’elle avait déjà bien commencé avec ses filles.

Alors, elle priait pour que ses enfants puissent continuer de grandir ainsi,

dans la paix.

Et aussi:

Sans porter un fardeau qui ne leurs appartiennent pas,

Le fardeau du passé,

Celui des Hommes seuls et en perdition.

La peinture est de Mark Rothko.

Elle est Sans-titre.

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