Le regard, au loin

Valentin Vieira da Silva
Scribe
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5 min readFeb 16, 2018

Les mains dans les poches, le pas résolu.

La mine renfrognée — un peu.

Et, au ciel, les tâches blanches, massives. Elles prennent toute la place, comme des colonnes d’espoir qui s’étireraient jusqu’à la fin du bleu.

Il se met à parler :

Pffff

Je crois bien que je viens de me réveiller.

Je dors.

Je me réveille.

Je me réveille. Et puis je me réveille encore une fois.

Ça me fait ça, là, en ce moment.

Un rêve étrange : un rêve où je croyais que j’avais tout le temps, un rêve où je croyais qu’il était tôt. Et que j’aurais toujours une chance, une seconde chance, une autre chance — une dernière chance. Et le temps de tout faire.

Croire qu’avec tout ce que j’ai vécu ça y est, c’est bon, je suis passé par là et puis par là aussi, donc ça va aller, oui, maintenant j’ai appris la vie alors c’est bon.

Croire que je peux quitter, partir, changer, changer, aller à droite, à gauche, recommencer, recommencer…

Et dire stop, et fuir quand ça m’enchante, dire non, pas maintenant, plus tard, plus tard.

Et recommencer encore une fois.

Faire des petits tas de terre ça et là, tu vois. Plein de petits tas de terre informes. Et puis se retourner et s’en rendre compte. Douloureusement.

Et puis recommencer du coup.

Mais recommencer quoi ?

Et si, simplement, je pouvais commencer.

Commencer, là, maintenant.

Sans m’interrompre, sans revirement.

Avec le cœur à l’ouvrage.

Et accueillir avec prudence et douceur ce qui va en ressortir.

S’initier au temps long de la pousse.

Comme les saisons.

Tu vois, parfois ça me fait ça :

J’imagine une petite fille qui vient à moi, dans sa jolie robe. Elle vient et tire sur ma chemise et me dit :

“ Eh. Eh…”

Et je suis là, je la regarde. Je lui dis :

“Quoi, qu’est ce qu’il y a ?

Qu’est ce que je peux faire pour toi, hein ?

Que veux tu ?”

et elle me répond :

“Rien, rien. Seulement que tu m’écoutes.”

Sans se mettre à genoux. Sans se mettre à sa hauteur.

Simplement être là. Témoigner de son existence et se tenir à sa portée. Simplement à sa portée.

Sans jugement.

Sans hâte.

Il est bien assez tôt pour commencer à vivre.

Vivre vivre vivre.

Mais c’est pas ça que je voulais te dire, en fait.

Ma copine.

Ça t’es déjà arrivé de parler pour voir ce que t’avais à dire ?

Oui, c’est bizarre dit comme ça.

Non ce que je veux dire, c’est :

Ça t’es déjà arrivé de parler juste pour sentir que tu es capable d’aller au bout de ta phrase, au bout de ce que tu as à dire et soudainement comprendre (comprendre parfois violemment) que tout ce flot de paroles était pour toi, tout tes mots, tout ce courage de dire, était pour toi, pour personne d’autre que toi ?

Juste voir si t’était capable d’aller au bout de l’écoute — en te parlant à toi-même en quelque sorte.

Ça m’a fait ça, l’autre jour.

Avec ma copine.

J’avais le sentiment que j’allais exploser.

Je savais pas ce que j’avais, j’avais pas les mots.

J’étais tendu.

Elle m’avait rien fait en plus.

Mais fallait que j’explose.

Alors j’ai explosé.

On s’est engueulé.

Je me suis excusé.

J’ai dormi.

On a dormi.

Mais pas ensemble.

Je suis sorti de chez nous.

Et puis elle m’a rappelé le lendemain, me demandant si je m’étais calmé.

J’ai dit oui.

Elle m’a demandé : comment vas-tu ?

J’ai dit ça va.

Que veux-tu dire d’autre ?

Honnêtement, si on répondait vraiment à cette question, je crois qu’il y aurait plus de silence un peu partout.

Parce que du coup on prendrait le temps de le faire, sincèrement.

On a raccroché — ou j’ai raccroché.

Puis je l’ai rappelé, presque immédiatement. Et je me suis envolé.

J’ai parlé parlé parlé.

Et plus je parlais, plus tout s’assemblait, plus c’était clair, infiniment clair.

À la fin, c’était bizarre.

On ne disait plus rien. On entendait seulement ce silence un peu grésillant émis par nos téléphones. Et nos respirations.

Et puis je lui ai demandé si je donnais l’impression d’avoir vidé mon sac.

Elle m’a dit que non. Puis elle a sourit — enfin, je l’ai imaginé sourire à l’autre bout du combiné.

Elle y était pour rien dans tout ce que j’avais dit, mes remontrances, mes besoins, mes affaires. Et elle le savait.

Je lui ai dit merci.

Elle m’a dit qu’elle avait eu froid la nuit dernière et ce fut à mon tour de sourire.

Je lui ai dis que je l’aimais. Que j’étais heureux qu’elle soit en vie, heureux que ce soit elle qui partage ma vie, heureux qu’elle puisse être à mes côtés lorsque j’erre.

Aussi : heureux de voir ses yeux, de voir le regard qu’elle pose sur moi quand mon regard à moi, celui que je pose sur moi-même, devient dur, infiniment dur.

Et puis après j’ai raccroché, appelé ma mère, et je lui ai dis que je l’aimais et que je ne lui en voulais plus.

Et que je serais toujours là pour elle.

Un truc comme ça.

Elle m’a répondu moitié je comprends et moitié qu’est-ce qui te prend à me dire tout ça, hein, qu’est-ce que tu me chantes là ?

Bon, c’est vrai que c’était bizarre.

Peut-être. Je sais pas.

Je crois que j’étais tellement heureux à ce moment là, tu vois, que je voulais éclabousser le monde de ma joie et me laisser éclabousser à mon tour.

Entre mon ami et moi-même, le temps fut venu de laisser éclater le silence.

Ce moment où c’est chacun pour soi et tous les deux ensemble, ce moment où, vraiment, on ne sait pas (pas quoi dire, pas quoi faire).

On a regardé le ciel. On a regardé. Tout.

J’ai dû poser une question. Il a dû répondre.

Et puis on s’est dit au revoir.

La peinture est de Maria-Helena Vieira da Silva

C’est un auto-portrait

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