Peindre le Silence

Valentin Vieira da Silva
Scribe
Published in
7 min readSep 7, 2017

I.

A pied, je pense à la violence.

Je pense à un peintre, au chemin qui m’a mené à sa chaumière.

Ce n’est pas une expression: il habitait vraiment dans une chaumière, une petite maison au toit de chaume. Il y avait un moulin en ruine sur une éminence qui régnait sur son domaine.

C’était un petit domaine mais c’était son domaine. C’est-à-dire: il le connaissait et il souhaitait la bienvenue à quiconque venait sur ses terres.

Le soir où je suis arrivé chez lui, le feu brulait dans l’âtre avec du bois de chêne. Je commença à lui dire que j’allais rester quelques jours si cela ne le dérangeait pas — il ne m’en laissa pas le temps. Il me coupa, net, et me dit que le temps n’était pas de son domaine.

Tu vois mon garçon, chacun a son infini, chacun creuse un peu son infini. Moi, c’est la peinture, et la terre sur laquelle je marche tous les jours. C’est peu mais c’est la seule porte que je connais. Tu me parles de jours et j’ignore ce que c’est, tu me parles de quand tu vas repartir et cela m’est bien égal.

Tu viens d’arriver.

Donne toi la peine de me témoigner un peu d’attention pour que ma peinture soit un peu en toi et que toi, le voyageur (ça te va si je t’appelle comme ça? bon), tu me fasses don de ton chemin, des pierres que tu as vue se lever à chacune des aubes qui caressaient la terre depuis que tu es en marche.

Ne me parle pas de temps.

Si le temps est ta matière, si le temps est ton art, alors apprends moi. Sinon, parle moi de toi et je serai heureux de te connaître. Un peu.

Nous bavardâmes autour du feu, et le feu fut notre compagnon pour cette première nuit, nous baignant de son odeur de mousse, de lichen et de champignons secs.

Je dormis sur un tronc taillé qui méritait le nom de canapé.

Le lendemain matin il se leva, tôt et euphorique. Il me demanda si je voulais aller pêcher. Je dis oui et, jusqu’à ce que le premier poisson morde à nos hameçons de fortunes, nous ne prononçâmes plus un mot.

Regarder l’eau.

Le courant.

Voir le bruit que fait un poisson en tombant.

A la fin de la journée, lorsque nous rentrâmes, je savais différencier un poisson d’un autre poisson. Je veux dire: il n’y avait qu’une seule sorte de poisson que nous attrapions dans la rivière mais je savais reconnaître un jeune d’un vieux, un mâle d’une femelle.

Le peintre me dit que certain de ceux que nous prîmes étaient hermaphrodites. Et puis il parla dans sa barbe et tira une cigarette de la poche de son imperméable troué et la fuma en silence.

Je hochai la tête comme si je comprenais parfaitement ce qu’il voulait dire par là.

II.

Tout est important. Tout est important.

Le peintre.

Lorsque je le regardai peindre — il me laissait de temps à autre jeter un œil à son atelier, et puis, parfois, il acceptait ma présence lorsqu’il se mettait à étaler la vie de ses doigts sur la toile, parfois au pinceau, parfois sans, avec une éternelle délicatesse. La première fois, au bout d’une heure environ, je lui demanda: est ce que je te dérange?

Il me regarda, interloqué. Que je puisse seulement penser ce genre de choses.

Il répondit:

Tu sais, quand je peins, même moi je ne suis pas là, donc c’est pas toi qui va me déranger.

Lorsque je le regardai peindre, très lentement et puis soudainement avec forces gestes et fureur, c’était comme si je devenais invisible.

Au tout début, lorsqu’il parlait, je croyais être le destinataire mais très vite je compris qu’il ne faisait que répéter les mêmes bribes de phrase, la même rengaine, comme une prière sans autre but que lui-même. Ou l’instant.

Il disait:

Tout est important. Ne pas oublier: tout est important.

Il disait d’autres mots, aussi, mais je ne les comprenais pas.

III.

A)

Faire est une manière de ne pas oublier, une manière d’accepter le poids des choses, le bruit qu’elles font en dansant.

Et, en faisant, venir toucher la corde du jour, de la toile, de la pierre, de tout ce qui nous tient à cœur pour se rappeler que cela aussi vit d’une vie intense et formidable.

Tu sais, ce que nous voyons est si peu.

Quand je le regardais faire, et parler, face au tableau, avec la gouache et des morceaux de terre humide sur sa palette, je sentais la liberté s’élargir entre ces murs, comme si sa façon tout à fait personnelle de peindre était simplement une façon d’être libre.

De guetter l’ouverture.

Peut-être même qu’être libre cela revenait, en le voyant, (et là, je parle seulement pour moi) à me permettre de placer toute ouverture dans le cœur de l’autre, l’autre qui me fait face, l’autre qui se tient devant moi. Et peut-être que cette ouverture, cette audace de laisser libre cours au geste me permettait aussi de me souvenir: moi aussi je suis ainsi, moi aussi je connais cela, l’humble fierté de se donner le droit, enfin, de se relever, de ne pas rester perpétuellement à genoux — le droit et la possibilité de prendre conscience que nous n’avons jamais été à genoux et que c’est fini, fini de croire, fini tout simplement de croire à tout ce qui peut nous mettre à genoux.

B)

Il cracha bruyamment, un glaviot épais, sur le sol. Puis il murmura quelques mots.

Il disait des choses presque inaudibles sur un combat qui se jouait, un affrontement grotesque où personne ne sort vainqueur. Puis il explosa de rire.

Il se tourna alors vers moi. Je pouvais voir toutes ses dents. Celles qui lui manquaient aussi, je les voyais.

C’est très violent tout ça, j’arrache quelque chose de nulle part pour le mettre sur le tableau, mais, à la vérité, ce que je fais, c’est simplement arracher un morceau de mon cœur, le montrer au monde. Et, à ce moment là, à chaque fois, ça souffre pas l’exception, je comprends que le monde et mon cœur, c’est la même affaire. Et c’est pour ça que c’est violent: peut-être que ma solitude est violente, peut-être que ma peinture est violente. Mais je ne peins pas en fait, je regarde le monde battre la chamade. Je regarde le sang se mouvoir — et je mets mes mains dedans.

Une autre fois, peu avant mon départ (j’avais décidé de reprendre la route, et de me rapprocher d’un village un peu plus au nord de là où nous étions), alors qu’il était déjà tard, je patientais sur une chaise, dans l’atelier.

Je m’imbibais de l’odeur acre des mélanges colorés, de la matière brute que mon hôte ramenait à chacune de ses balades dans les forêts alentours. Alors que je commençais à basculer dans la contemplation de certains canevas pas encore terminés (mais termine t’on vraiment quelque chose ici-bas?), le peintre fit brusquement irruption dans la pièce. Brusquement, c’est-à-dire tout se passa très vite, et en même temps, sans faire de bruits. Il ne me regarda pas mais je sentis qu’il savait que j’étais là, dans un coin. A regarder. A écouter.

Il s’assit par terre face à une toile posée à même le sol et commença à poser ses doigts dessus, sans préambule. Il sortit de sa poche un légume avarié, une asperge je crois, et un peu de terre humide qu’il avait dû prélever d’un ruisseau proche, et se mit a barbouiller la toile avec les deux.

Un peu de terre, un peu d’asperge.

Il resta ainsi longtemps, et moi je le regardais. Longtemps. La lune était haute dans le ciel, et claire, aussi. On pouvait voir par la fenêtre ses cratères et imaginer ce qui avait présidé à leurs naissances.

A un moment donné, je lui demandai, mais ce n’est pas moi qui parla, les mots sortirent sans crier gare et je ne pus rien faire d’autre que les laisser s’en aller:

Pourquoi tu peins?

Une minute passa. Il se redressa. S’étira en laissant bien craquer, une à une, chaque articulation qui composait son corps âgé. Puis il se releva. Il épousseta son pantalon, des ses grandes mains aux ongles rognés par le temps, le soleil et le travail de la terre. Il me regarda droit dans les yeux. Il ouvrit la bouche. Grande.

Il me souhaita bonne nuit.

C’est tout.

C)

Quelques jours plus tard, alors que j’avais repris ma longue marche et que mes pas balayaient la terre ocre des chemins vicinaux, je fouillai ma poche intérieure pour prendre un briquet (je ne me souviens pas du tout pourquoi j’eus besoin de mon briquet à ce instant là).

A ma grande surprise, Le briquet n’y était plus. A la place, il y avait une sorte de papier gras et roulé.

En vérité: ce n’était pas du papier.

C’était une toile. De format modeste, non encadrée. Je la déroulai et reconnu la signature et la patte de mon hôte.

La toile représentait un lever de soleil qui venait couronner de grands champs laissés à l’abandon.

Mais dire cela ne dit rien de la réalité du tableau. De cette beauté ordinaire et sublime de l’aube saisie avec une main et un peu de couleur, mêlées à de la terre.

Au verso de la toile, il n’y avait qu’un mot, un seul, et ce mot c’était:

Silence

.

--

--