La Blockchain s’empare de votre dossier médical

Vincent Renotte
9 min readSep 29, 2018

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Nous possédons tous, durant notre enfance au moins, un carnet de santé. Puis nous le perdons, ou cessons de l’utiliser, ou ne savons plus trop comment le remplir –faute d’être fait correctement par le personnel médical. C’est regrettable car notre suivi en tant que patient devient beaucoup plus approximatif : vaccins, allergies et autres antécédents médicaux… Autant d’informations pourtant cruciales pour établir un diagnostic ou gérer une urgence et qui peuvent être facilement perdues.

L’idée d’utiliser le numérique pour aider au stockage et à la gestion des données médicales a germé dans la fin des années 60. Cela resta à l’état de concept jusqu’en 2004 quand eurent lieu des expérimentations pour mettre en place un Dossier Médical Partagé (DMP). Le DMP n’a pas rencontré le succès escompté car les médecins généralistes n’avaient pas d’incitation à faire l’effort de le remplir et le service n’était pas intuitif. Depuis 2014, une nouvelle version du DMP plus ergonomique et intuitive est testée. La généralisation à tous les bénéficiaires de la sécurité sociale devrait avoir lieu dès cet automne. Ce service sera gratuit mais pas obligatoire.

En parallèle, plusieurs compagnies et articles de recherche proposent des solutions basées sur la blockchain. En juillet 2018, la société Embleema lançait la version bêta d’un carnet de santé sur la plateforme Ethereum, aux États-Unis et en France. Bien que cela ouvre la voie à de nombreuses améliorations du suivi des patients, la sécurité des données relatives à la santé de millions de citoyens ne peut pas être prise à la légère. Il s’agit également de cibler l’objectif : le consensus est avant tout de rendre l’humain maître de ses données médicales.

Apport de la blockchain

Pour revenir brièvement sur le concept et l’intérêt de la blockchain, il peut être résumé à son design fondamentalement décentralisé sécurisé par cryptographie. C’est un registre distribué qui sauvegarde périodiquement l’état du réseau et par extension les opérations ayant eu lieu. Les propriétés qui en découlent sont simplement inatteignables par les architectures centralisées actuelles.

Les systèmes informatiques des hôpitaux sont souvent vieux et peu sécurisés et les données médicales des patients sont pourtant très prisées. Depuis 2016, on observe une explosion des logiciels malveillants rançongiciels, qui ont causé la perte ou la corruption de nombreuses données et tout particulièrement dans les hôpitaux. Sur la blockchain, ce risque est nul car c’est l’ensemble de la puissance de calcul du réseau qui garanti que ce qui s’y trouve est inaltérable.

Également, la redondance des données est plus facile à assurer avec une blockchain : le caractère décentralisé protège les données en cas d’incendie ou de problèmes dans une ferme de serveurs particulière.

Dossiers médicaux, un enjeu pour tous

Au-delà de l’aspect pratique du carnet de santé posé dans l’introduction, la blockchain arrive dans un secteur de la santé encore très en retard relativement à l’accès aux données. Alors qu’il est désormais possible de payer ses impôts ou suivre ses comptes bancaires en ligne, impossible d’accéder à ses informations médicales dans un format numérique. MedicalChain est une équipe ayant développé un carnet de santé sur la blockchain. Celui-ci permettrait au patient de conserver ses données médicales et d’en contrôler leur accessibilité.

Cette carence d’historique médicale n’est pas uniquement un problème pour les patients. Elle entrave le bon fonctionnement du système de santé dans sa globalité. Que ce soit volontaire (confidentialité, sécurité ou intérêts privés) ou involontaire (manque de moyen, de connaissances), on observe très clairement une rétention d’information de la part des différents acteurs, qui nuit à l’intérêt commun. Dans le même ordre d’idée, la standardisation des registres médicaux est très imparfaite et des incohérences sont observables lors du passage d’un dossier médical d’une clinique à une autre. L’avantage de la blockchain est de fonctionner à un niveau bien plus bas que les applications métiers. Il est par conséquent plus aisé de connecter des systèmes complètement différents à la même blockchain que d’imposer une application unique. La résolution de ce problème de communication est l’ambition de nombreux projets. SimplyVital Health souhaite par exemple permettre aux instituts médicaux de partager les données de leurs clients communs pour un meilleur suivi.

L’enjeu médical est évident. Comment effectuer un diagnostic pertinent si on ne connaît pas l’historique du patient ? Le simple dialogue entre son médecin généraliste et le spécialiste se fait par l’intermédiaire du patient lui-même ou de quelques notes écrites à la hâte. Insuffisant pour assurer une bonne transmission de l’information.

Aujourd’hui, la santé se veut de plus en plus personnalisée et centrée sur le patient. Des sociétés comme Coral Health promettent des modèles où une grande quantité de données connues par rapport à un patient permettrait de gagner du temps dans les diagnostics. Des examens intrusifs seraient ainsi évités pour des groupes de patients à risque faible au vu de leur patrimoine génétique.

Dans cette optique de personnalisation, de nombreuses démarches médicales pourraient être facilitées par l’usage de smart contracts. L’idée la plus simple serait d’utiliser cette fonctionnalité pour des rappels. Par exemple, toutes les fréquences de rappel de vaccins seraient rentrées automatiquement dans un smart contract qui enverrait une notification au patient pour lui rappeler de se faire vacciner. Ici, ce sont des sociétés comme Gem qui travaillent d’ores et déjà avec de gros partenaires comme Phillips ou FitBit pour exploiter les données recueillies directement auprès des patients.

Automatiser le milieu hospitalier avec les smart contracts.

Enfin, des modèles envisagent de donner la possibilité de lire certaines données en urgence sans l’accord du patient. L’hôpital devrait déposer une caution d’une grande valeur qui serait remboursée automatiquement si le patient n’a pas émis de désaccord quant à la lecture de ces données.

Enjeu académique : Jusqu’en 2016, pour accéder à des données sur les citoyens français les chercheurs en santé publique ou en épidémiologie devaient passer par la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés). Celle-ci distribuait au compte-goutte ses autorisations et les délais se comptaient parfois en années. Une simplification a alors été effectuée pour permettre aux acteurs académiques d’accéder à une partie de la base de données de la CNAM (Caisse Nationale d’Assurance Maladie).

Bien que cela représente une avancée majeure, ces données doivent naturellement être anonymisées, et bien au delà de la simple mention du nom et prénom. De nombreuses données permettent aujourd’hui de remonter à une identité, et on se doit donc de les retirer. Le coordinateur de l’Initiative “Data Science” à l’École Polytechnique, Emmanuel Bacry, note :

“Le problème c’est qu’en anonymisant trop les données, on gomme beaucoup d’informations. Or c’est précisément en ouvrant les données dans leur granularité la plus fine qu’on peut obtenir les meilleurs résultats.”

La pertinence de technologies comme les réseaux de neurones, le machine learning ou l’analyse d’images sont dépendantes de cette granularité de l’information recueillie.

Mais finalement, l’aberration dans tout ceci n’est-elle pas que les patients ne puissent donner leur accord ou non pour que leur dossier médical soit utilisé ? Ni d’ailleurs avoir aucun droit de rétractation ? Les propriétés de la blockchain pourraient se montrer pertinentes sur ces points. Le réseau Iryo propose ainsi une sorte de place d’échange pour les données médicales, où les patients choisiraient quels projets de recherche soutenir.

Même dans la santé, l’argent reste un formidable moteur, et l’enjeu économique une variable à maîtriser. Dans un pays comme la France où, rappelons-le, 11% du PIB est consacré à la santé (2016, OCDE), convaincre les acteurs principaux ne pourra se faire sans une entrée sur la balance de l’argument économique. Même si l’investissement pour migrer vers la blockchain serait conséquent, il faut bien prendre en compte que la vétusté du stockage centralisé actuel des données médicales a un coût et des conséquences.

Côté infrastructure, un important investissement initial sera nécessaire pour mettre en relation les différentes organisations. Cependant, il est probable que cela soit amorti par une baisse des frais de maintien grâce au modèle pair à pair de la blockchain. En effet, la puissance de calcul et de stockage des différents nœuds du réseau étant mutualisée, une diminution des coûts d’opération s’ensuivrait.

Côté médical, les mathématiques sont simples : 100 à 289 milliards de dollars par an seraient perdus aux États-Unis par la mauvaise utilisation de médicaments selon un rapport de 2012 de la revue médicale Annals of Internal Medecin, remis sur le devant de la scène par le New York Times en 2017. Ainsi, ⅓ du budget États-unien pourrait être économisé selon NEHI (Network for Excellence in Health Innovation, Cambridge) en améliorant le diagnostic des patients.

Du côté des marchés privés, il est possible que l’appel du gain suffise à motiver les investissements. Des études comme celle de la société de conseil BIS Research promettent en effet un saut du poids de la blockchain dans le domaine médical passant de 200 millions (2018) à plus de 5 milliards de dollars d’ici 2025.

Enfin, les données médicales sont sûrement nos données personnelles les plus précieuses. Selon Forbes les données médicales d’une personne peuvent se vendre plusieurs milliers de dollars sur le marché noir alors que le numéro de leur carte bancaire vaudrait quelques dizaines de centimes. On peut imaginer mettre les données médicales sous une licence particulière. Celle-ci pourrait par exemple donner à certains acteurs le droit de lire les données en échange d’une rémunération.

Le précédent paragraphe soulève un questionnement éthique sur nos droits et devoirs concernant nos données médicales. Dans son projet, l’équipe Iryo souhaite notamment récompenser avec sa propre monnaie les utilisateurs qui acceptent de partager leurs données de santé. Vers quelles dérives de telles pratiques pourraient déboucher ? Pour la recherche le panel risquerait de ne pas être représentatif.

Alors que les smart contracts pourraient apporter une plus grande rapidité pour les remboursements auprès des assureurs, comment ne pas craindre que ceux-ci finissent par mettre la main sur vos données ? Est-il inimaginable que vous soyez ensuite sanctionné en fonction de votre état de santé, de votre patrimoine génétique ?

Tempérons ces craintes, ce risque existe déjà. Aujourd’hui, les données de la CNAM qui sont stockées dans ce que les spécialistes appellent “la bulle” du CASD (Centre d’Accès Sécurisé aux Données) seraient accessibles à distance uniquement en validant un test d’empreinte digitale. Soyons réalistes : aucune base de donnée centralisée, aucun protocole d’accès n’est totalement sécurisé. Peut être que la blockchain apportera finalement plus de solutions que de problèmes.

Le paradoxe de la blockchain

Arrivant à la fin de cet article, on se rend compte que le sujet touche toute la société : du patient à l’État, en passant par le personnel médical et les intérêts privés. Notons que si certaines startups semblent surfer sur le “buzz” apporté par la blockchain, cette activité demeure prometteuse pour les années à venir.

Bien qu’on puisse compter sur l’enthousiasme autour de la blockchain pour initier le mouvement, ce ne sera sûrement pas suffisant pour une utilisation de masse. Au sein des professionnels du médical, la numérisation des données des patients reste approchée timidement. Quant à parler de blockchain, il faudrait compter encore des années pour démocratiser l’idée. Face à la perte de confiance envers les systèmes numériques traditionnels, la blockchain devra convaincre sur sa pertinence et sa fiabilité. Pas facile quand on connaît la difficulté de l’approche de cette technologie par les non-initiés.

Paradoxalement le seul moyen pour que la blockchain soit acceptée et intégrée dans les usages quotidiens est probablement qu’on oublie qu’il s’agisse de blockchain.

Vincent Renotte, Thomas Viola, étudiants à l’INSA de Lyon, département Télécommunication, Services et Usages.

Ressources

Articles :

Embleema lance le premier carnet de santé en blockchain : https://www.decideo.fr/Embleema-lance-le-premier-carnet-de-sante-en-Blockchain-et-ouvre-la-voie-a-la-remuneration-des-donnees-de-sante_a10358.html
Faciliter l’accès aux données pour booster la science : https://dataanalyticspost.com/dossier-donnees-personnelles-a-acces-a-quoi-2/
Your Electronic Medical Records Could Be Worth $1000 To Hackers :
https://www.forbes.com/sites/mariyayao/2017/04/14/your-electronic-medical-records-can-be-worth-1000-to-hackers/
Global Blockchain in Healthcare Market to Reach $5.61 Billion by 2025, Reports BIS Research :
https://www.prnewswire.com/news-releases/global-blockchain-in-healthcare-market-to-reach-561-billion-by-2025-reports-bis-research-680230953.html
The Cost of Not Taking Your Medicine : https://www.nytimes.com/2017/04/17/well/the-cost-of-not-taking-your-medicine.html
How Blockchain Technology can transform the healthcare sector?
https://medium.com/swlh/how-blockchain-technology-can-transform-the-healthcare-sector

Compagnies :

Iryo : https://iryo.network/
Patientory : https://patientory.com/
GuardTime : https://guardtime.com/
Gem : https://enterprise.gem.co/health/
Coral Health : https://mycoralhealth.com/
MedicalChain : https://medicalchain.com/en/
SimplyVital Health : https://www.simplyvitalhealth.com/

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