La participation citoyenne après la révolution numérique : analyse du cas de Podemos

Virgile Deville
12 min readDec 19, 2015

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Depuis 2011, le paysage politique espagnol a connu de réels changements. Habitués à de longues années de bipartisme incarnées par le traditionnel versus Partido Popular / PSOE, les électeurs espagnols ont vu émerger en quelques années seulement deux nouvelles forces politiques importantes : Podemos et Ciudadanos.

Les élections législatives espagnoles auront lieu ce dimanche 20 décembre et le dernier sondage en date (16 décembre) classe les intentions de votes des espagnols de la manière suivante :
Partido Popular 26,2%, PSOE 21%, Podemos 20,4% et Ciudadanos 15,9%.

Pour des mouvements créés il y a si peu de temps ces chiffres sont justes hallucinants. Quels sont les secrets d’une mobilisation aussi massive en aussi peu de temps? C’est l’une des questions qui m’a poussé à étudier Podemos et plus précisément la manière dont ils font participer les citoyens grâce à Internet.

Ayant écrit un mémoire intitulé La participation citoyenne à la vie politique après la révolution numérique(rendu le 09/09/2015, accès au mémoire complet ici) dont toute une partie est consacré à Podemos, je me suis dit qu’il serait intéressant de partager cette analyse avec vous sur medium.

Voici donc l’étude de cas en question :

Les origines de Podemos nous forcent à remonter au mouvement des Indignés (Indignados). Trois ans après avoir mobilisé des centaines de milliers de personnes, ce mouvement social qui exigeait un changement radical dans la politique du pays s’était essoufflé. Alors que 80 % de la population se disait en accord avec le mouvement, la majorité a continué à voter pour les partis traditionnels .

Début 2014, la situation espagnole était pourtant loin de s’être améliorée, avec notamment près deux mille affaires de corruption recensées, impliquant au moins cinq cents hauts fonctionnaires pour un coût estimé à quarante milliards d’euros par an. En outre, dans un contexte d’explosion du chômage, le premier ministre Mariano Rajoy annonçait une nouvelle réduction des allocations chômage. Pour couronner le tout, il faisait voter une loi de « sécurité citoyenne » qualifiée de liberticide par de nombreux critiques puisqu’interdisant de nombreuses formes de mobilisation citoyenne et rendant impossible toute reproduction légale des événe-ments de mai 2011.

« Prendre les choses en main : convertir l’indignation en changement poli-tique » , c’est avec cette proposition que naît Podemos, qui publie son manifeste en janvier 2014 dans le journal Público. Ce manifeste co-signé par une trentaine d’intellectuels, de personnalités médiatiques, de journalistes et de militants poli-tiques, affirme la nécessité de transformer le mouvement social des Indignés en une force politique institutionnalisée capable de se présenter aux élections européennes de mai 2014. Si Podemos « tranche avec les appels à la démocratie directe de la Puerta del Sol, [il] se veut l’héritier de « l’esprit de mai », notamment à travers ses principes de financement participatif, de transparence et de délibération collective» .

Les trois conditions posées à la création du parti attestent de cette démarche participative. Pour exister, le site web devra compter cinquante mille soutiens; les candidatures et l’écriture du programme politique seront ouverts à la participation de tous et des ententes devront être trouvées avec les différents partis de gauche et les mouvements citoyens. Très vite les résultats sont au rendez-vous. En quatre mois à peine, avec une campagne disposant d’un budget un peu inférieur à cent quarante mille euros et malgré une couverture médiatique minimum, Podemos a réussi à ob-tenir 1 253 837 voix, obtenant ainsi cinq sièges Parlement Européen, occupés par des députés dont la moyenne d’âge est de 34 ans.

Pour son succès et ses pratiques, Podemos constitue dans le cadre de ce mémoire un objet d’étude passionnant pour tenter de montrer dans quelles conditions la participation citoyenne peut jouer un rôle dans la remobilisation massive de citoyens autour d’un projet politique.

Podemos aujourd’hui c’est : (données relevées le 09/09/2015)

Pour ce qui est du monde dématérialisé, le mouvement compte aujourd’hui 381 185 personnes enregistrées sur la plateforme de participation en ligne participa.podemos.info, 978 117 fans sur sa page Facebook (presque cinq fois plus que le PP et le PSOE réunis) et 723 312 abonnés sur Twitter (plus que le PP et le PSOE réunis). Dans le monde physique, les sondages font de ce nouveau parti la quatrième force politique d’Espagne, juste derrière le PSOE, le PP et Ciudadanos.

Quand un groupe d’internautes tente de définir Podemos sur Wikipedia, le débat éclate sur l’encyclopédie collaborative. « Extrême gauche », « égalitaire », « républicain », « chaviste », « totalitaire », « antisystème », et «populiste » sont quelques-uns des qualificatifs qui lui sont attribués. Podemos réagit alors en donnant la définition suivante de son mouvement :

« [Podemos] c’est un outil au service de la citoyenneté dont les objectifs sont la souveraineté populaire et la réduction du déficit démocratique que nous vivons. Et ceci, nous l’avons prouvé en créant une structure ouverte, vivante et évolutive, c’est à dire démocratique et citoyenne, où tout le monde peut participer »[1].

Ce discours positif sur la participation citoyenne fait immanquablement penser à la vague d’optimisme qui avait traversé la France il y quelques années avant de s’essouffler assez rapidement. En 2007, le site web Désirs d’avenir et l’organisation de débat citoyen dans toute la France avaient démarqué la campagne présidentielle de Ségolène Royal. Sont venus ensuite la Coopol, pour les Socialistes et les Créateurs de possibles pour l’UMP, des réseaux sociaux militants dont l’objectif était d’initier des dynamiques de participation via Internet. Les deux tentatives n’ont jamais réussi à attirer suffisamment de militants et ont très vite été abandonnées par les partis qui avaient pourtant investi des sommes importantes dans leur développement[2]. Comment expliquer dès lors le succès impressionnant des dynamiques de participation instaurées par Podemos ? C’est ce que nous tenterons d’expliquer ici en utilisant quelques notions théoriques abordées dans le mémoire.

Podemos boucle-t-il la boucle du dialogue ?

Ce qui attire tout d’abord l’attention dans l’organisation interne de Podemos, ce sont les « cercles » (círculos) qui en constituent la base. Il en existe deux types. Un type « territorial » d’une part, qui regroupe des citoyens d’une même zone géographique, et un type « sectoriel » d’autre part, qui regroupe des citoyens en fonction de leurs compétences professionnelles ou d’un projet qu’ils doivent mener pour le parti. Il existe ainsi des cercles regroupant les artistes, les philosophes, les avocats, les économistes, les écologistes, les geeks, les écrivains, les retraités ou les scientifiques adhérents du mouvement Podemos.

En quelques mois seulement, ces cercles ont proliféré. Après le succès électoral de juin 2014, on en comptait plus d’un millier[3]. Ces espaces diffèrent grandement de ceux offerts par les partis traditionnels tel que le PP et le PSOE.

Carte des inscrits à Podemos par municipalité au 29/10/2014[4]

Pour commencer, n’importe qui peut créer son propre cercle, ils sont ouverts à tous, on peut y adhérer sans frais et leur fonctionnement est très libre. Leur fonction est avant tout de rassembler au niveau local des personnes ayant le même ressenti par rapport à la politique. Faire partie d’un cercle Podemos crée un sentiment d’appartenance au mouvement et constitue pour certains un premier pas vers la participation politique. Ensemble, ces cercles constituent un réseau extrêmement puissant, permettant d’amplifier les messages portés par Podemos. De la même façon, ils ont joué un rôle clef dans le recrutement des 350 000 adhérents que compte aujourd’hui le parti. Sans le genre de proximité permise par ce réseau de cercles, il aurait été impossible pour Podemos de créer une base d’adhérents aussi nombreuse et participative.

Organiser la participation d’une base d’adhérents aussi large n’est pas chose aisée. L’utilisation des NTIC par Podemos dans ce contexte est particulièrement intéressante. Un portail dédié à cet usage a été créé pour les adhérents[5]. Une fois inscrit, un adhérent se voit offrir un large éventail de possibilités et d’outils pour contribuer à l’activité du parti. Depuis cet espace les adhérents peuvent proposer une initiative, faire un don, s’informer, réagir en temps réel sur appgree et accéder à Plaza Podemos, l’espace de débat national et régional hébergé par Reddit.

Capture d’écran du portail de la participation de Podemos (participa.podemos.info)

C’est aussi sur ce portail qu’a été menée la primaire ouverte[6] ayant conduit à la désignation des candidats aux élections européennes.

Au sein des différents espaces de participation proposés par Podemos, différentes mesures ont été mises en place pour que les participants sentent que leur voix compte. Lorsque l’on visite Plaza Podemos, par exemple, on s’aperçoit vite qu’une équipe baptisée « equipoparticipación » est chargée d’animer le débat sur la plateforme en répondant aux interrogations des utilisateurs.

Le processus de sélection des initiatives citoyennes est également intéressant à ce titre[7]. Tout d’abord, n’importe qui peut soumettre une proposition sur plaza.podemos.info (Reddit). Si la proposition atteint un nombre de votes positifs supérieur à 0,2% des inscrits (soit 21 votes), la proposition est soumise au vote dans le portail de la participation participa.podemos.info. Les utilisateurs inscrits et les cercles peuvent alors voter à leur tour sur la proposition. Si celle-ci recueille le soutien de plus de 2% des inscrits (soit 7 623 votes), un courriel est envoyé à toute la base d’utilisateurs, les invitant à voter sur la proposition. Si, au bout de trois mois, la proposition dépasse 10% de soutiens (soit 38 118 votes) un groupe de travail est mis en place autour de la personne à l’origine de la proposition, afin de la développer. Un mois plus tard, le texte final de la proposition est soumis au vote sur Agora Voting[8].

La mise en place de ce type de procédures et leur communication aux adhérents est un moyen d’éviter la frustration, et témoigne surtout des efforts déployés par les équipes de Podemos pour une circulation à double sens de l’information au sein du parti. Bien conscients que les technologies numériques ne sont pas accessibles à la totalité de ses adhérents, Podemos forme également des « équipes d’action participative » (equipos de acción participativa) chargés de créer des tutoriels et d’organiser des ateliers de prise en main dans les différents cercles.

Carte des événements organisés par Podemos[10]

Podemos offre aussi des formes de participation hors ligne à ses adhérents. Une assemblée fondatrice avait par exemple été organisée en 2014, réunissant plus de 8 000 personnes à Vistalegre[9]. Des réunions et événements sont également organisés périodiquement par les cercles dans toute l’Espagne.

Il est intéressant d’observer que le dispositif de participation offert par Podemos combine différentes formes de participation plus ou moins exigeantes. Du simple fait de réagir en direct sur appgree à la co-écriture du programme pour les prochaines élections générales, en passant par le financement participatif d’un tour d’Espagne de Pablo Iglesias[11], Podemos propose un mélange d’espaces allant d’un engagement en superficie à un engagement en profondeur.

Les observations faites précédemment montrent que Podemos a une approche « stratégique » plutôt que « tactique » en ce qui concerne l’engagement de ces adhérents. En effet, la participation citoyenne semble être envisagée à long terme, les sujets débattus sont aussi bien locaux que nationaux et de nombreux outils et tactiques de participation sont utilisés.

L’ensemble des bonnes pratiques énoncées par la Banque Mondiale sont mises en place par le mouvement. Nous pourrions ainsi conclure que Podemos « boucle la boucle du dialogue ».

Podemos et la doctrine open governement

Infographie Le champ d’action de la démocratie ouverte Source : http://democratieouverte.org/

Il est intéressant d’analyser les méthodes de Podemos en utilisant le triptyque de la doctrine open governement : transparence, collaboration et participation. Pour ce faire, réutilisons l’infographie du collectif Démocratie Ouverte.

Dans un contexte de forte corruption des responsables politiques en Espagne, Podemos se différencie auprès de son électorat en mettant l’accent sur la transparence de son financement. Plutôt que d’avoir recours aux banques et aux aides publiques, le mouvement préfère garder son indépendance. Grâce l’utilisation de pratiques innovantes issues de l’économie collaborative, telles que le micro-crédit ou le financement participatif, l’intégralité des fonds récoltés provient des adhérents[12].

Ce genre de pratique constitue un axe communicationnel important, mais implique de mettre en place une politique de transparence maximale sur l’utilisation des fonds récoltés auprès des adhérents. Podemos a par conséquent créé un site Internet, baptisé « le portail de la transparence »[13] sur lequel sont rendues publiques et téléchargeables toutes les données relatives à son financement. Loin de se contenter de publier un simple PDF de ses comptes, Podemos adopte une démarche pédagogique: les dépenses et les recettes sont ventilées par régions et par projet, et les informations fournies sont complétées par des infographies visant à aider la compréhension de tous.

Infographie des dépenses de Podemos tiré du site transparencia.podemos.info

Nous l’avons vu précédemment, la participation est une valeur centrale chez Podemos. À travers un dispositif très élaboré de participation citoyenne, le parti recueille les avis, les critiques et les idées de ses militants, il organise des débats publics et co-construit son programme avec eux.

Dans son intervention TED[14], Pia Mancini reproche aux mouvements ayant mobilisé des centaines de milliers de personnes dans les rues de ne pas avoir su passer de l’agitation à la construction, en ne sachant notamment pas construire les alliances nécessaires. À l’inverse, Podemos, comme nous l’avons vu plus haut, a dès sa fondation posé comme condition la recherche d’entente avec les partis de gauche et les mouvements citoyens. C’est d’ailleurs grâce au soutien apporté par Podemos aux listes citoyennes Ahora Madrid et Barcelona en Comú que ces deux formations ont remporté les élections municipales de ces deux grandes villes espagnoles en mai 2015[15]. Podemos noue également des alliances avec les entreprises qui correspondent à ses valeurs. Avec son programme Impulsa, Podemos investit l’excédent des salaires de 187 de ses élus, soit une somme de 300 000 euros, dans des projets d’économie sociale et solidaire[16]. Enfin, Podemos cultive la transversalité entre les différents adhérents grâce à ses cercles sectoriels.

À quel stade du Loch Ness model se trouve Podemos ?

Appliquons maintenant le Loch Ness Model à Podemos afin de définir le degré de participation citoyenne offert par le parti. Dans le cas présenté ici, nous utiliserons ce modèle en suivant une logique linéaire qui implique que pour parvenir à une gouvernance co-produite, chacune des étapes de transition doit être validée.

Dans ce schéma, Podemos semble être au arrivé au stade du « gouvernement collaboratif ». En effet, sa politique de transparence sur ses sources de financement et l’utilisation des fonds, ainsi que la mise en place de nombreuses plateformes en ligne et hors ligne pour la participation de ses adhérents nous permet de valider les deux premiers stades : « gouvernement transparent » et « gouvernement participatif ». Ensuite, les procédures mises en place pour assurer que l’information circule bien à double sens au sein du parti, la collaboration des adhérents sur différents projets via les cercles sectoriels et le fort degré d’implication des citoyens à travers la co-écriture du programme nous permettent de considérer que Podemos a atteint le stade de « gouvernement collaboratif ».

En revanche, suite aux décisions organisationnelles prises lors de l’assemblée générale de Vistalegre nous ne pouvons pas considérer que Podemos ait atteint le stade de « gouvernement co-produit ». En effet, suite à l’élection de Pablo Iglesias comme secrétaire général du parti, des mesures stipulant que chaque communauté autonome devrait nommer un référent à la manière des partis traditionnels ont été adoptées. Plutôt que de décentraliser le pouvoir en le distribuant au sein du réseau de cercles, c’est une forme d’organisation plus hiérarchisée, avec à son sommet Pablo Iglesias, qui a été choisie. Ce choix, qui semble opposé aux valeurs fondatrices de Podemos, les adhérents le justifient en invoquant des raisons purement pragmatiques: ils veulent gagner les élections. Selon cette majorité, les débats à répétition ralentissent l’exécution et ne les mèneront nulle part[17]. Ce genre de logique rentre en contradiction avec le principe même de gouvernement co-produit caractérisé par la prise de décision en commun accord avec le gouvernement.

Le tableau ci-dessous dresse un bilan du programme de participation mis en place par Podemos.

Ce bilan est dans l’ensemble très positif. La participation des adhérents est mise en valeur et a un impact sur la gouvernance du parti, ce qui témoigne d’une approche sincère et élaborée. Il est par conséquent raisonnable de penser qu’il s’agit là des ingrédients du succès de Podemos en matière de mobilisation massive d’adhérents sur le long terme. La mise en place de ces pratiques permet au mouvement de se différencier sur l’échiquier politique, et lui donne les moyens d’incarner le renouveau politique et de bénéficier des voix d’un électorat de plus en plus large et varié.

Sources

[0]Accès au mémoire dans sa totalité : http://fr.slideshare.net/virgiledeville/mmoire-sciences-po-paris-virgile-deville-la-participation-citoyenne-la-vie-politique-aprs-la-rvolution-numrique

[1]https://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=349010278589051&id=269212336568846

[2]http://rue89.nouvelobs.com/2015/04/27/cimetiere-numerique-democratie-participative-258807

[3]http://politica.elpais.com/politica/2014/11/25/actualidad/1416910135_495498.html

[4]http://elpais.com/elpais/2014/11/25/media/1416916300_767012.html

[5]Toute personne inscrite sur le site web

[6]http://podemos.info/primarias-generales/

[7]https://participa.podemos.info/es/propuestas/info

[8]Outil open source de vote en ligne permettant d’organiser élections numériques en toute sécurité. https://agoravoting.com/

[9]http://www.europapress.es/nacional/noticia-podemos-exhibira-fortaleza-fin-semana-llenando-vistalegre-cerca-8000-personas-20141015182210.html

[10]http://podemos.info/participa/

[11]https://crowdfunding.podemos.info/

[12]http://podemos.info/financiacion/

[13]http://transparencia.podemos.info/cuentas-claras/partido/gastos

[14]http://www.ted.com/talks/pia_mancini_how_to_upgrade_democracy_for_the_internet_era/transcript?language=en

[15]http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/05/25/elections-en-espagne-percee-historique-des-indignes_4639655_3214.html

[16]http://podemos.info/impulsa/

[17]http://politica.elpais.com/politica/2014/11/25/actualidad/1416910135_495498.html

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Virgile Deville

Sciences Po Paris Alumni, Civic Tech : Founder @DemocracyOS_FR and @Opensourcepol, member @democracyearth