Quelques obstacles à l’implication démocratique lors de « l’affaire de l’hydroxychloroquine » : analyse épistémologique et éthique

Vincent Israel-Jost
23 min readMay 12, 2020

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Capture d’écran de l’interview du Pr. Raoult à BFMTV le 30 avril 2020 (source : YouTube/BFMTV)

Depuis le début de la controverse publique sur l’hydroxychloroquine, les analystes des sciences, disons les universitaires — historiens, philosophes ou sociologues — qui prennent la science comme domaine d’étude peuvent se sentir un peu tiraillés. D’un côté, leur profession consiste à exploiter des sources scientifiques souvent contradictoires, partielles, confuses, à reconstruire les éléments parfois extra-scientifiques qui ont fait basculer l’assentiment général en faveur d’une théorie plutôt qu’une autre. Ils étudient les controverses, les démêlent, repèrent les intrications entre science, pouvoir et argent. Ils théorisent la science, se demandent ce que cela veut dire d’être « scientifique » aujourd’hui, en comparaison avec ce que cela voulait dire il y a trois siècles par exemple, parmi de nombreuses autres questions. Cette expertise devrait les faire se sentir comme des poissons dans l’eau devant le remue-ménage occasionné par le protocole de Didier Raoult, la communication qui l’accompagne et l’effet extraordinaire qu’a cette campagne sur le public. D’un autre côté, si beaucoup d’entre eux se sont déjà exprimés (en général plutôt de manière sceptique [1]) sur certaines des pratiques de l’IHU de Marseille dans cette crise, cette communauté d’analystes a aussi de quoi s’inquiéter sur le rôle critique qu’elle peut jouer, qui pourrait bien être perçu par la société comme celui de donneurs de leçons vétilleux venant expliquer aux praticiens qui sont dans l’urgence qu’ils n’appliquent pas les règles correctes pour bien mener leurs actions et leur pensée. C’est certainement l’écueil à éviter pour les analystes des sciences : se poser en juges des pratiques de terrain et attribuer les bons et les mauvais points en référence à des normes que nous n’avons pas toujours eu le temps de penser pour les adapter à cette crise. C’est donc à nous de trouver notre place, c’est-à-dire les points sur lesquels nous pouvons malgré tout intervenir pour porter un éclairage épistémologique et éthique sur ce volet thérapeutique de la crise, sans interférer par exemple avec les éléments de biologie, de soin, d’épidémiologie ou de pharmaco-dynamique que nous ne possédons pas.

Or ce point d’entrée, me semble-t-il, est déjà assez précisément déterminé par les endroits d’implication du public : comment souhaiterais-je me faire soigner si je tombais malade ? Dois-je relayer et promouvoir certains traitements ? Donnerais-je mon consentement pour un proche ou pour moi-même pour recevoir le traitement du Pr. Raoult ou un autre traitement expérimental ? Ou refuser tout traitement expérimental, s’en tenir aux soins courants ? Autour de ces questionnements, le public cherche lui aussi à faire son chemin entre des sources scientifiques, leurs interprétations par leurs auteurs et détracteurs, les commentaires de certaines personnalités du monde médical ou non médical, les relais auxquels ces acteurs ont droit dans la presse, à la télévision, sur les blogs… Chacun, donc, est amené à appréhender cet épisode en épistémologue et en éthicien, en tentant de prendre en considération cette somme d’informations, de classer ou d’éliminer certaines données dont les sources sont douteuses, de tenir compte, non pas seulement du contenu scientifique des articles ou preprints rendus publics mais aussi d’évaluer la crédibilité de leurs auteurs en tant que scientifiques ainsi que celle de leurs commentateurs, etc. C’est l’un des effets bénéfiques de la situation de crise que nous connaissons actuellement, qu’elle confronte le public à ce qu’est la science en train de se faire. Ce n’est plus la science des manuels, reconstruite et de laquelle ont été gommés les incertitudes, les doutes et les errements méthodologiques, mais la science qui, confrontée à un problème, tente d’y répondre à tâtons. Certains pourront y voir un danger, celui d’une science scrutée pendant un moment de faiblesse, publiquement mise à nu devant ses doutes. Mais on peut surtout se réjouir de l’implication citoyenne qu’occasionne cette crise, avec la possibilité de dés-idéaliser la science, d’en mieux comprendre le fonctionnement, les limites, les succès, les dynamiques et les tiraillements, d’en faire une matière vivante, plurielle et participative. Et c’est en observant le mouvement d’ampleur qui a saisi la société toute entière pour tenter de démêler cette situation embrouillée qu’apparaît plus clairement où l’expertise épistémologique et éthique peut jouer. C’est dans l’accompagnement d’un mouvement démocratique qui s’empare de questions à caractère scientifique dans un contexte difficile, anxiogène et sous la pression d’une demande urgente de soins, que l’expertise des analystes des sciences peut aider. Non pas pour répondre à ces questions « faut-il ou ne faut-il pas faire confiance à Didier Raoult ou à son protocole ? » ou pire encore jouer les devins en tentant de voir le futur de ce protocole (« son efficacité va-t-elle être démontrée ?») mais en fournissant quelques balises de réflexion au public qui, aujourd’hui, tente de se saisir du débat.

Dans chaque domaine scientifique, il n’y a pas un mais des experts

Puisqu’au même titre que mes collègues analystes des sciences je peux me présenter comme un « expert » de la réflexion sur la science, c’est le prisme par lequel il me semble intéressant d’entamer cette réflexion. Qu’il y ait une expertise et des experts est une condition nécessaire pour commencer à organiser toute cette matière en hiérarchisant l’information. Ce sont les experts scientifiques qui fournissent la matière première sur la question des essais thérapeutiques, en nous informant des protocoles mis en œuvre et des résultats déjà obtenus. Partons ici des travaux publiés par l’équipe du Pr. Raoult dont le statut d’expert du domaine ne fait pas question. Le Pr. Raoult présente l’utilisation de l’hydroxychloroquine (HCQ) couplée à un antibiotique, l’azithromycine, comme réglant à peu près le problème pour les patients atteints de covid-19, dès lors qu’ils sont pris en charge à un stade précoce de la maladie. En face, ce sont aussi des experts, certains du même domaine, qui commentent cette matière première, par le biais de l’évaluation par les pairs lorsqu’elle a lieu ou par des interprétations moins formelles. Des avis sont émis par différents conseils d’experts. Sur l’hydroxychloroquine, prenons quelques exemples :

i) fin mars, le conseil scientifique du Collège National des Généralistes Enseignants recommande aux médecins généralistes de s’abstenir de prescrire du Plaquenil (HCQ) car cette prescription serait contraire à l’éthique médicale. Il estime que l’efficacité du traitement n’est pas démontrée, et qu’avec plus de 80% des patients guérissant spontanément, le niveau de risque est trop élevé par rapport au bénéfice qui n’est pas connu.

ii) fin mars également, le Haut conseil de la santé publique émet une recommandation allant dans le même sens.

iii) début avril, le Conseil scientifique, un panel d’experts qui conseille le gouvernement donne un avis défavorable à l’utilisation d’HCQ en dehors des essais thérapeutiques encadrés.

Sans revenir ici en détails sur les arguments de ces conseils, rappelons quelques unes des faiblesses invoquées de l’étude co-signée par le Pr. Raoult : absence de groupe témoin permettant une comparaison, exclusion hasardeuse de certains patients n’ayant pas pu ou souhaité poursuivre le protocole, faiblesse statistique etc.

D’autres experts contre-attaquent, l’un des plus importants en France étant l’ancien ministre de la santé, Philippe Douste-Blazy, à l’origine d’une pétition pour autoriser l’usage d’HCQ qui, à ce jour, a reçu plus d’un demi-million de signatures [2]. Selon lui, l’étude du Pr. Raoult a démontré l’efficacité du traitement. Mais les jeux d’aller-retours se poursuivent. Devant l’enthousiasme du président américain, son conseiller Anthony Fauci, immunologiste réputé, tempère. Le panel d’expert qu’il dirige rend l’avis suivant : les données actuellement disponibles ne permettent de conclure ni dans un sens, ni dans l’autre, rendant l’utilisation de l’HCQ avec ou sans azithromycine hasardeuse, d’autant que ce traitement augmente les risques de problèmes cardiaques.

Pourquoi dresser la liste (très incomplète) de ces expertises, contre-expertises, contre-contre-expertises, etc. ? Parce que cette dynamique est le reflet d’une double réalité qu’il est indispensable d’exposer. La première est que l’expertise n’est pas l’apanage d’un expert qui serait l’Élu, la voix dominante, seule digne d’être écoutée. Les autres avis, lorsqu’ils sont émis par des spécialistes reconnus du même domaine, relèvent également de l’expertise et doivent être reçus. La deuxième est que lorsque ces autres avis, ceux d’éminents spécialistes, en nombre, et à un niveau national et international, sont divisés, cette division doit, elle aussi, être actée. Ce n’est pas l’avis d’un expert ou d’un comité d’expert qui nous renseigne sur « ce que la science dit » sur une question. La science, par nature, est une entreprise collective. Ce n’est donc pas les convictions que forment ses composantes (équipes de recherche, individus, comités, sociétés savantes, etc.) qui peuvent prétendre être la voix par laquelle s’exprime la science, mais la prise en compte d’une totalité. Manifestement, cette totalité est en désaccord et cela nous renseigne bel et bien sur un état de connaissance lacunaire, des preuves insuffisantes pour forcer l’assentiment collectif et obtenir un consensus, un accord même relatif des experts, par lequel serait reconnue l’obtention d’un résultat scientifique.

Voilà donc un premier point sur lequel l’épistémologie peut intervenir : non pas en essayant de trancher parmi ces voix discordantes et de déterminer qui, en vertu de certains principes méthodologiques bien respectés, fait bien ou fait mal, mais en rappelant la nature collective de l’entreprise scientifique et la manière dont cela doit nous faire accepter la nature contradictoire des données que nous recevons.

La difficile acceptation de l’incertitude

À quoi renvoient ces données non concluantes, incomplètes ou contradictoires que nous recevons de la communauté des experts du domaine (immunologistes, et spécialistes des maladies infectieuses notamment) ? À une indétermination de la science sur la question, donc à une incertitude. Tout cela témoigne du fait qu’il n’y a actuellement pas de connaissance scientifique ferme sur laquelle s’appuyer pour répondre à cette simple question : « faut-il recommander l’usage du protocole HCQ + azithromycine ? », seulement des éléments épars, parfois contradictoires, et des intuitions. Or, accepter cette incertitude, la reconnaître, s’en accommoder, est quelque chose de difficile, et probablement contre-nature pour nous, particulièrement dans ces circonstances. Rien n’est plus tentant que de transformer une incertitude en certitude lorsqu’il y a urgence. En l’occurrence, le schéma de pensée qui semble créer de la certitude autour dudit protocole ressemblerait à un raisonnement avec les trois prémisses suivantes :
i) on a bien une incertitude sur l’efficacité du protocole mais avec des présomptions qu’il pourrait avoir un effet bénéfique.
ii) il n’est pas toxique en général
iii) il y a urgence
qui aboutissent à la conclusion suivante : il faut employer l’HCQ + azithromycine — l’injonction ayant ici valeur de certitude.

Pourtant, cette transmutation d’une incertitude de départ en certitude qu’il faut traiter appelle deux commentaires. Le premier est que chacune des trois prémisses doit faire l’objet de discussions poussées, que l’on parle de l’absence de toxicité en général, concernant laquelle on a vu qu’il y avait quand même quelques précautions à prendre ou du caractère d’urgence d’une situation dramatique, mais qui voit aussi un énorme pourcentage de malades guérir spontanément, ou en tout cas avec les soins courants. Mais ce commentaire ne fait que relativiser la conclusion atteinte et après tout, cette conclusion est peut-être parfaitement valide du point de vue du soin. Je ne suis en tout cas pas très bien placé pour en juger donc admettons que c’est le cas : admettons que, partant d’une incertitude quant aux bénéfices et risques du protocole HCQ + azithromycine, la certitude soit atteinte qu’il faut malgré tout soigner ainsi. Le deuxième commentaire est alors que cette certitude n’implique absolument pas que l’incertitude de départ sur les effets bénéfiques et non malfaisants du protocole ait été levée. Le travail qui vise à établir cette certitude-là n’est pas encore accompli et nous sommes toujours exactement dans le même état d’incertitude scientifique. De fait, l’état de la littérature est clair depuis le début de la crise et encore à l’heure où j’écris ces lignes : la recherche n’a établi un effet possiblement positif de l’HCQ que de manière peu convaincante. Il y a donc bien incertitude scientifique.

Or, si l’incertitude règne, il peut paraître étrange de constater qu’elle ne règne pas pour tout le monde, notamment pas pour l’expert le plus remarqué : le Pr. Raoult. Chacune de ses interventions par le biais de la chaîne YouTube de l’IHU nous montre un homme au ton rassurant, sûr de son fait, courbes à l’appui ; en fait un homme tellement sûr de son fait qu’il n’a pas besoin d’en faire trop, ce qui le rend d’autant plus convaincant. Il est prêt à parler des légers doutes, à relativiser ses résultats qui ne sont de toute façon jamais parfaits en médecine, mais tout cela renforce encore l’impression que tout va bien, que c’est bel et bien « fin de partie à Marseille ». Alors, comment cet homme peut-il échapper au doute ambiant ? De cette question découle une polarisation des positions entre ceux qui s’imaginent une certaine malhonnêteté, une habileté à paraître s’être extirpé seul de l’état d’incertitude, tandis que les autres voient le Pr. Raoult effectivement détenir une vérité encore inconnue du reste de la communauté — ou que cette communauté ne veut pas recevoir. Une voie intermédiaire, plus juste à mon avis, consiste à réaffirmer que la nature sociale de la connaissance scientifique ne s’accorde pas avec l’idée d’un unique détenteur de cette connaissance. La connaissance scientifique, par nature, est partagée ou elle n’est pas. Mais cela n’empêche pas les acteurs du monde scientifique d’œuvrer à la dévoiler et, chemin faisant, de se forger une conviction. Dès lors, que le Pr. Raoult soit convaincu par ses propres méthodes et ses propres résultats, qu’il y pressente le ferment d’une véritable connaissance scientifique est tout à fait recevable. Encore faut-il que cette étape soit suivie d’une volonté de cristalliser une conviction personnelle (ou disons de son équipe) en connaissance scientifique. Il s’agit donc de convaincre les autres, à commencer par les experts de sa propre communauté, ce qui semble être là où le bât blesse pour le moment.

Convaincre les autres : la méthode du Pr. Raoult

Venons-en donc à cette question : comment emporter l’assentiment des autres ? Comment transmettre sa propre conviction ? Ne peut-on d’ailleurs pas dire que le Pr. Raoult a déjà emporté l’assentiment, au-delà des cercles d’experts, d’une société toute entière ? En effet, un sondage estime que 59% des Français pensaient au 6 avril que le protocole était efficace et 98% d’entre eux en avaient entendu parler, ce qui est un succès considérable. Incontestablement, dans une discussion sur les interactions entre science et société, ces chiffres ne sont pas à négliger. Ils témoignent à tout le moins d’un succès quant à intéresser le public, à lui présenter une option et à le faire de manière assez convaincante. La frontière n’est d’ailleurs pas si nette entre « le public » et « les experts » puisqu’entre ces derniers (les immunologistes, virologistes et autres spécialités directement en prise avec ces essais) et le néophyte, on trouve un continuum composé de chercheurs dans des spécialités médicales adjacentes, de médecins généralistes, de soignants, de scientifiques, chercheurs en sciences humaines, politiques, etc. soit autant de personnes que l’on juge généralement capables de se faire une bonne idée à partir de données éparses ou lacunaires sur un domaine qui ne leur est pas étranger. Parmi ces catégories intermédiaires de spécialistes, non-experts de la question mais pas non plus novices, nombreux ont été ceux qui ont rapidement plaidé en faveur du protocole du Pr. Raoult (cf. la pétition initiée par Philippe Douste-Blazy). Reste que les experts les plus pointus sont demeurés largement critiques depuis le début, pour des raisons qui évoluent à mesure que des résultats s’ajoutent. À l’insuffisance des résultats initiaux a succédé une prise en compte des cas rapportés de toxicité cardiaque notamment. Du point de vue de la recherche, on n’est donc pas tellement en position de recommander un traitement selon le protocole du Pr. Raoult car les doutes demeurent trop nombreux, autant dans le sens des bénéfices que des risques. Aux 59% de français qui se prononcent en faveur du protocole, convaincus par les arguments et la communication de l’IHU, répond un taux plus faible d’approbation de la part des pairs du monde de la recherche, et il s’agit, je l’ai dit plus haut, d’un aspect crucial de la question. C’est la conviction de ces experts qui témoignerait que les preuves de l’efficacité du protocole (son bénéfice et sa non-malfaisance) ont été apportées.

Dès lors, comment expliquer le décalage entre la conviction populaire et la conviction experte ? L’un des principaux mécanismes identifiables qui jouent en faveur de l’approbation populaire mais contre le crédit scientifique est la manière dont le Pr. Raoult développe une position à géométrie variable entre préoccupations de soin et de recherche. Son point de départ est le soin, comme il le répète lors de ses différentes interventions via la chaîne YouTube de l’IHU. Son positionnement semble clair : les gens qui se présentent à l’IHU Méditerranée Infection avec des symptômes sont pris en charge individuellement, testés et soignés avec la combinaison HCQ et azithromycine, médicaments dont le choix est présenté raisonnablement puisque l’HCQ agit contre d’autres virus et bactéries selon un mécanisme compatible avec la manière dont le SARS CoV-2 attaque les cellules. C’est un médicament déjà connu, distribué « des milliards de fois » [3] donc concernant lequel on a une certaine maîtrise des effets secondaires. Du point de vue du soin, difficile de donner tort au Pr. Raoult. Il poursuit sur cette ligne du soin, affirmant : « Ce n’est pas de la recherche ce qu’on fait, c’est de la pratique médicale ». Et pour cause, la recherche, ce n’est selon lui pas le moment de la mener : « Il s’est creusé un fossé entre la pratique médicale et les gens qui confondent la pratique médicale et la recherche. Mais à chaque fois que vous voyez un malade, c’est un malade que vous voyez, ce n’est pas un objet de recherche, vous ne pouvez pas transformer les malades en objets de recherche ». Là encore, c’est recevable : les groupes témoin, les placebos, les essais à bras multiples, on peut au moins se poser la question de leur pertinence en temps de crise épidémique comme cela a été le cas pour le sida ou Ebola. En résumé jusqu’ici, on a un Pr. Raoult qui, dans l’image conflictuelle qu’il donne (et qui est par ailleurs discutable) entre camp de la recherche et camp du soin, choisit clairement d’être un soignant. Dans la vision fracturée qu’il propose entre ces deux camps, sa contribution à la recherche ne peut donc qu’être modeste, ce qu’il reconnaît : « Tant mieux si on arrive à augmenter notre connaissance à partir de cette pratique de cette nouvelle épidémie, mais l’objectif, que l’on a, nous les docteurs, ce n’est pas de faire de la recherche, c’est de soigner les gens ! » La recherche menée chez lui est donc, du propre aveu du Pr. Raoult, réduite à un épiphénomène. Ainsi commencent à se dessiner des limites quant à l’apport de cette approche médicale au problème de la connaissance scientifique des traitements au covid-19. Et pourtant, dans la vidéo du 8 avril 2020 [4] dont sont extraites les quelques phrases retranscrites ici, le Pr. Raoult ouvre sur les succès de son traitement et parle de l’article à venir, issu des données recueillies : « On est en train de finir l’analyse de mille cas […] Il faut mettre tout ça en forme pour que ça puisse continuer sa vie et devenir un ou le papier de référence sur la maladie. » En résumé, alors que le Pr. Raoult perçoit lui-même soin et recherche comme des approches antagonistes, et qu’il prétend se concentrer exclusivement sur le soin, il entend néanmoins fournir à la communauté scientifique le papier de référence, donc apporter la pierre de voûte à l’édifice de la recherche sur cette épidémie. Que ce dernier objectif ne soit pas rempli n’est donc pas très étonnant et ne révèle de faille, ni en ce qui concerne la réception par les experts, non convaincus par un travail qui n’est pas fait pour convaincre mais pour soigner, ni de la part du Pr. Raoult qui a bien le droit d’axer la stratégie du Centre qu’il dirige sur le soin. Reste que pour être cohérent à la fois vis-à-vis de cette stratégie de soin et vis-à-vis de l’image véhiculée par lui d’une médecine coupée entre soin et recherche, il eût sans doute mieux valu que le Pr. Raoult défende de manière moins péremptoire ses propres travaux de recherche. De fait, dans ces conditions, ils ne peuvent pas répondre à ses attentes pour devenir les « papiers de référence sur la maladie ».

Ce qui manque donc pour le moment, c’est quelque chose qui pourrait jouer le rôle de courroie de transmission à la conviction que l’on peut bien reconnaître au Pr. Raoult et à son équipe, que le protocole HCQ + azithromycine est efficace et sans danger, pour que les autres spécialistes du domaine soient à leur tour convaincus. Or, tandis que l’on a intérêt, je l’ai dit, à rester agnostique sur la question de ce que l’on prouvera en définitive au sujet de ce protocole, il y a une question beaucoup plus pertinente, du point de vue épistémologique et éthique, qui est celle-ci : quelle conception le Pr. Raoult a-t-il de la connaissance scientifique et comment s’y prend-il pour tenter d’établir cette connaissance ? La voie classique des essais thérapeutiques est rejetée par le Pr. Raoult, et ce pour deux raisons. D’une part, il donne comme on l’a vu la priorité au soin, ce qui lui fait rejeter le cadre des essais qui implique groupes témoins, assignation aléatoire des patients recevant ou non traitement, etc. pour des raisons essentiellement éthiques. D’autre part, l’environnement intellectuel à Marseille semble plus largement remettre en cause le cadre des essais thérapeutiques et faire preuve d’un certain scepticisme quant aux méthodes qui les sous-tendent. Ce questionnement à un niveau plus fondamental, épistémologique, est restitué par exemple sur les captations vidéo d’une soirée scientifique organisée le 13 février 2020 à l’IHU et intitulée « Contre la méthode » [5]. Présenté par le Pr. Raoult [6], le programme déroule une succession d’interventions qui abordent de manière critique divers aspects de la méthodologie « mainstream ». Tout cela est fort bien, mais la question demeure : si la méthodologie actuelle est fautive, inadaptée, n’est qu’une mode ou une lubie, alors quoi ? Comment fait-on de la bonne science, de la science comme il faut, dans le domaine du traitement des maladies infectieuses ? Qu’est-ce qu’une connaissance dans ce domaine ? Avant d’aborder le versant positif de la réponse, commençons par son versant négatif, ce que la connaissance n’est pas, selon le principal intéressé : elle n’est pas consensuelle. D’ailleurs la page d’accueil de l’événement « Contre la méthode » annonce la couleur. À côté du modérateur, le Pr. Ippolito, le Pr. Raoult s’est donné le rôle suivant : agitateur. Contre la méthode donc, contre le conformisme, il le répète à l’envi : « je me fiche qu’on ne soit pas d’accord avec moi, ça ne m’empêche pas de dormir » (23:25). Certes, mais alors cette courroie de transmission de la conviction, comment peut-elle opérer ? Est-elle d’ailleurs censée opérer pour que l’on obtienne de la connaissance ? Quand on écoute le Pr. Raoult parler de ses rapports avec la communauté scientifique, c’est l’absence de consensus qui semble devoir régner en maître : « [dans un rapport] moi je veux que vous marquiez dedans : Raoult pense ça, je m’en fous de ce que vous pensez, je veux pas être d’accord avec vous, y a pas de consensus » (22:40). Et que serait de toute façon ce consensus même très relatif, cette tentative de s’accorder sur quelque chose ? « le consensus c’est pas de la connaissance qu’on fait, c’est de la démocratie, ça n’a rien à voir ! On ne fait pas de la démocratie scientifique, ça n’a rien à voir… C’est idiot ! » (23:00). Nous voici donc avec une image fracturée des positions scientifiques, qui peut d’ailleurs correspondre assez bien à ce que nous connaissons de la pluralité de méthodes, de cultures, de pratiques rencontrées sur le terrain. Le problème qui demeure est celui de ce qu’est la connaissance scientifique lorsque les tensions sont là pour rester irrésolues ad vitam æternam. Encore une fois, même cet agitateur ne peut que feindre l’indifférence à l’adhésion des autres à ses idées : il doit quand même avoir en vue le désir de convaincre lorsqu’il intervient dans le débat public ou lorsqu’il prétend fournir le papier de référence sur la maladie. Comment s’y prendre alors si tout cela se passe dans le refus des méthodologies et autour des vertus de l’iconoclasme ?

Ce mécanisme d’adhésion, sans doute faut-il finalement le trouver dans la personne même du Pr. Raoult. Des phrases jetées ici et là rappellent qu’au milieu des polémiques, des controverses, du désordre qu’il est le premier à révéler et à cultiver, il y a quand même de quoi se raccrocher à quelque chose : la figure du grand scientifique. Chacune des phrases qui énoncent combien le Pr. Raoult est une figure dominante de son domaine est néanmoins souvent tempérée par lui-même pour faire bonne mesure. Dans la même vidéo du 8 avril, fustigeant la composition du conseil scientifique qui ne contient selon lui pas de médecin : « Un conseil scientifique fait de gens qui sont — je ne sais pas s’il y a de très grands scientifiques ni des praticiens au quotidien et […], moi je vous assure, je suis un grand scientifique, et je suis un docteur. » Il poursuit quelques secondes plus tard sur le fait que l’HCQ est utilisée par tous les médecins, y compris en France : « c’est pas moi, moi je suis juste le représentant de ça » pour parvenir à un savant mélange d’affirmation de sa propre grandeur et de modestie. Idem plus loin, sur le thème déjà évoqué du choix entre soin et recherche : « Quand même je suis bien placé pour le faire parce que pour faire de la recherche, j’ai fait beaucoup de recherche dans ma vie ! », ce qui ne l’empêche pas de, plus modestement, viser le soin (« c’est notre premier point »). Sur BFM-TV le 30 avril [7] « moi je suis un vrai scientifique et en plus je suis un épistémologiste, j’étudie l’histoire des sciences et je fais des cours d’épistémologie depuis 25 ans » (7:30). Enfin, le meilleur témoignage de l’établissement de cette stratégie consciente ou inconsciente est sans doute procuré par une autre vidéo, datée du 28 février [8], dans laquelle le Pr. Raoult répond à la question qui lui est posée sur les débats entre scientifiques et médecins quant à l’utilité et l’efficacité de l’HCQ de la manière suivante. Se dirigeant vers son ordinateur, il pointe la difficulté pour les non initiés à s’y retrouver parmi les avis d’experts, pris au sens large, mais présente un outil de recherche en ligne très simple, qui va nous permettre de mieux comprendre ce qu’est un expert : expertscape.com. Vous rentrez le domaine d’expertise (par exemple ici « maladies infectieuses » c’est-à-dire « communicable diseases »), vous appuyez sur « show experts » et vous voyez : « je suis le premier expert (mondial) et non seulement ça mais si vous regardez les endroits dans lesquels ça se passe […] vous trouvez que les seuls experts mondiaux qui soient lisibles en France […] sont ceux de Marseille ». Voici donc réaffirmée par une source externe, internationale, objective (la séquence s’achève sur quelques secondes de plan fixe sur le site expertscape.com avec le slogan Fast. Easy. Free. Objective) l’autorité scientifique du Pr. Raoult, qui sera donc le mécanisme fondamental qui nous sera offert pour adhérer à ses thèses.

Il faut bien noter qu’aucune de ces affirmations quant au réel statut d’expert du Prof. Raoult n’est contestable et que le présent texte serait raté s’il faisait ne serait-ce que suggérer que le Pr. Raoult n’est pas un très grand expert de son domaine. Ne font question, ni son statut d’expert, ni sa stratégie de soin, privilégiée à celle de recherche, ni ses penchants pour aborder les sciences de manière réflexive et souvent critique. Le problème ici, du point de vue de l’épistémologue que je suis, vient d’une épistémologie fondée sur le principe d’autorité, qui rechigne à la tâche de convaincre les autres (les autres experts, chercheurs du domaine, aussi loin soient-ils sur la liste du site expertscape.com) autrement qu’en distillant de subtils et parfois moins subtils rappels de sa propre grandeur scientifique.

Épistémologie en démocratie, une occasion ratée

La controverse publique autour de l’HCQ a porté le public à s’intéresser à une science en temps réel, dans son pluralisme, sa temporalité, avec ses contradicteurs, ses échecs, ses difficultés et ses efforts pour malgré tout faire émerger dans l’urgence à la fois des réponses thérapeutiques et de la connaissance qui permettrait d’envisager un meilleur traitement (ou de prouver que nous l’avons déjà). L’impression qui domine est pourtant que la situation à laquelle le public a été confronté aurait pu être plus simple et mieux refléter la réalité des difficultés, des incertitudes mais aussi des progrès de la connaissance sur les traitements sans une communication du Pr. Raoult qui, sous des apparences de simplicité et de bon sens, rendait les choses plus confuses. Comme on l’a vu, nous sommes dans une position d’incertitude, que cela nous plaise ou non. Mais le Pr. Raoult échappe à cette incertitude et nous encourage à faire de même, à le suivre, sans nous offrir grand chose d’autre que sa propre certitude couplée à son rang de grand scientifique. De ce fait, à notre première incertitude, position déjà inconfortable, il en ajoute une autre en nous imposant la question : « alors, on sait ou on ne sait pas ? » qui naît forcément quand quelqu’un a l’air de savoir mais donne peu d’éléments scientifiques pour justifier ce savoir. Quant à la manière d’envisager les choses de manière toujours clivante, entre les top-experts et les simples experts, entre ceux qui soignent et les chercheurs déconnectés, entre ceux pour qui l’hydroxychloroquine « est un poison mortel » (entretien BFMTV 12:50 et 13:25) et ceux pour qui elle est le remède évident, il faut voir ce qu’elle révèle. Tout d’abord, ces oppositions sont largement artificielles et surjouées par le Pr. Raoult. Ainsi, les chercheurs qui montent des essais thérapeutiques ouverts ou en double aveugle sont aussi des soignants, hospitaliers pour la plupart et en contact avec des patients covid. De même, les inquiétudes sur l’HCQ ne portent pas tellement sur sa toxicité ou ses effets secondaires que l’on connaît effectivement beaucoup mieux que pas mal d’autres traitements, mais sur une stratégie de tout miser sur un traitement dont on a bien du mal à affirmer qu’il a fait ses preuves : personne ne prétend que c’est un poison mortel, simplement on aimerait en savoir un peu plus ! Au point où en est la pandémie, avec des millions de personnes touchées, ça vaut quand même la peine d’oser se poser la question de l’efficacité d’un traitement avant de l’administrer à une telle cohorte de patients. Donc la question à laquelle on arrive est tout simplement celle-ci : à qui profite la confusion, le conflit sans grande volonté de résolution, la fragmentation d’un paysage de la connaissance auquel on ne comprend plus rien ? À celui qui passe son temps à dire : « je m’en fous, j’ai pas besoin d’être d’accord avec vous », c’est-à-dire celui qui peut jouir de sa position de leader à la fois scientifique et médiatique. En définitive, le public se trouvera au moins devant une option lisible, et saura toujours, en face de ces oppositions artificielles, vers qui se tourner.

En conclusion, j’aimerais revenir sur l’affirmation selon laquelle la science et la démocratie seraient deux choses qui n’auraient rien à voir l’une avec l’autre. Que la connaissance scientifique ne naisse pas par un vote à main levée sur des hypothèses, c’est certain. En revanche, qu’il y ait dans les sciences une composante démocratique qui vise à assurer cohésion, transmission, compréhension, bref, du commun, c’est incontestable aussi. Il y a des valeurs, des institutions, et des mécanismes d’établissement de la connaissance qui exigent qu’un individu ou un groupe qui s’est convaincu de quelque chose, donc qui détient une connaissance en puissance, se mette en devoir de fournir une justification à cette conviction, une justification qui soit elle-même convaincante. Contourner cette étape comme le fait le Pr. Raoult, dont les travaux ne peuvent structurellement pas convaincre, en usant d’arguments d’autorité — même lorsque cette autorité est réelle — est à la fois anti-scientifique et anti-démocratique. Cela revient à ne pas considérer comme cruciaux pour la science ces socles communs. Et sont pénalisés à la fois la science, qui est ralentie, et le public, qui a perdu l’occasion de se faire une idée plus juste des efforts déployés et des problèmes sous-tendus lors de cette crise.

Notes et références :
[1] Certaines de ces contributions sont trouvables ici. Voir aussi celle de Pierre-Henri Castel.

[2] La pétition « Traitement covid-19 : ne perdons plus de temps ! » accompagnée d’un texte, d’une vidéo de présentation et d’une autre vidéo plus récente est ici.

[3] Les guillemets renvoient à des citations du Pr. Raoult retranscrites à partir de vidéos publiées sur YouTube. Le texte donne les précisions nécessaires pour associer ces citations à une vidéo précise dont le lien est à chaque fois donné en note. Lorsque la vidéo est longue et l’extrait difficile à trouver, j’en donne également le minutage.

[4] Vidéo du 8 avril 2020 sur la chaîne YouTube IHU Méditerranée-Infection intitulée : Coronavirus : données, EHPAD, polémiques.

[5] Page de présentation de l’événement ici. À noter que le titre Contre la méthode renvoie à l’ouvrage le plus connu du philosophe des sciences Paul Feyerabend. Sans rentrer dans les détails de la philosophie de Feyerabend et des rapprochements qui pourraient être faits entre cette philosophie et le travail critique effectué lors de cette soirée scientifique à l’IHU, notons que Feyerabend est notamment connu pour avoir défendu un pluralisme méthodologique qu’il qualifiera lui-même « d’anarchisme ». Le sous-titre de son ouvrage est : Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance.

[6] Intervention du Pr. Raoult à la soirée scientifique Contre la méthode sur la chaîne YouTube Méditerranée-Infection intitulée : Les Jeudis de l’IHU — Didier Raoult — 13/02/2020 (mise en ligne le 14 février 2020).

[7] Page YouTube de BFMTV, vidéo intitulée ENTRETIEN EXCLUSIF. Didier Raoult se confie à Apolline de Malherbe sur BFMTV. Diffusé en direct le 30 avril 2020.

[8] Vidéo du 28 février 2020 sur la chaîne YouTube IHU Méditerranée-Infection intitulée : Chloroquine : pourquoi les Chinois se tromperaient-ils ?

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Vincent Israel-Jost

Philosophe des sciences, Chercheur à l’Espace Éthique d’Ile-de-France/ Université de Paris Saclay.