De la subsidiarité

Yves-Armel Martin
8 min readMay 4, 2020

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Ce que la crise sanitaire nous révèle de notre approche de la responsabilité et de l’autonomie

Photo : Alina Grubnyak

Cette crise sanitaire et économique met à jour nos fragilités et nos forces. Ainsi certains échecs dans la gestion de cet évènement mettent en lumière une difficulté récurrente en France : l’absence d’une réelle subsidiarité.

Ce terme n’est pas toujours bien compris et est souvent restreint à un usage particulier : par exemple pour distinguer ce qui relève de la compétence de l’Union européenne de celles des Etats membres. Son acception est pourtant plus large: la subsidiarité consiste à donner la responsabilité de ce qui peut être fait au plus petit niveau d’autorité compétent pour résoudre un problème. Autrement dit, elle vise à donner à chacun le maximum de pouvoir d’action à son niveau de responsabilité. Dans cette perspective, on cherche à n’entériner aucune décision qui pourrait être prise à un niveau inférieur.

Ce principe d’une responsabilité partagée est exigeant pour tous

  • chacun (personne ou groupe) doit disposer des moyens pour assumer ses responsabilités
  • l’autorité fait confiance et n’empêche pas les personnes ou groupes de mener les actions dans leurs champs de responsabilité, mais au contraire aide à les articuler au service d’un bien commun
  • chacun assume ses responsabilités sans s’en décharger sur les niveaux supérieurs.

Dans cette démarche, celui pourvu d’une responsabilité hiérarchique doit donc veiller à l’autonomie des niveaux inférieurs, pour des questions d’efficacité mais aussi pour des raisons éthiques. Michel Serres l’a très bien énoncé: “Celui qui a autorité sur moi doit augmenter mes connaissances, mon bonheur, mon travail, ma sécurité, il a une fonction de croissance. La véritable autorité est celle qui grandit l’autre» (interviewé dans Le Point, 21 septembre 2012).

En contrepartie, le niveau inférieur est en responsabilité de prendre et d’assumer son autonomie tout en facilitant les décisions du niveau supérieur (remontées d’informations ou de décisions etc).

L’exemple épique de la gestion des masques

Certains faits préjudiciables à ce principe m’ont frappé ces dernières semaines.
Prenons la gestion de la question des masques par l’Etat Français. Il a été d’abord annoncé qu’il n’était pas utile que les citoyens utilisent des masques voire même que ceux-ci étaient contre-indiqués car dangereux pour ceux qui ne sauraient pas les porter. En prescrivant (de manière erronée) le comportement des français et en doutant de leurs capacités, les représentants de l’Etat n’ont pas fait montre d’une relation respectueuse de l’autonomie et de la responsabilité de chacun. Un meilleur mode de gouvernance aurait été d’expliquer précisément la situation et de ne prendre que des décisions relevant du niveau national en libérant l’action des niveaux inférieurs (régions, départements, communes) jusqu’au citoyen lui-même. En reconnaissant un grave problème de stock et d’approvisionnement sur les différents équipements de protection sanitaire, la décision de réserver le matériel existant disponible aux professionnels de santé aurait pu être expliquée, et avec elle l’invitation à trouver et à partager les meilleures solutions au niveau local pour limiter la propagation du virus. De précieuses semaines auraient pu être ainsi gagnées dans la production artisanale ou industrielle de masques en tissus et dans l’intégration de nouveaux comportements barrières.

De leur côté, certains citoyens n’ont pas attendu les préconisations gouvernementales pour exercer leurs responsabilités à leur niveau en imaginant et trouvant des solutions. Echanges de tutoriels pour auto-produire des masques, mobilisation des makers qui ont transformé leurs fablabs en usines de production d’équipements de protection pour les soignants… à chaque fois, ces personnes ou ces organisations ont choisi d’assumer les responsabilités qui pouvaient incomber à leur niveau et décidé d’agir.

Nombreuses sont les initiatives de la même veine dans différents domaines en cette période de crise, qui dissonnent d’autant plus avec la tendance nationale à tout réglementer et décréter. Défaut de l’Etat mais aussi des administrés qui exigent, attendent puis critiquent de telles consignes.

La réussite allemande dans la gestion de la crise repose -entre autres- sur une autonomie beaucoup plus grande des territoires, liée à une culture de la décentralisation historique, comme le démontre cet article de Célia Maury.

La période de sortie du confinement sera à cette aune révélatrice de l’autonomie donnée (et demandée) aux différents niveaux de responsabilité intermédiaires : la différenciation par département (vert, orange, rouge) est un premier signe de prise en compte des particularités. Mais fera-t-on véritablement confiance aux collectivités locales pour décider, en concertation avec leurs écosystèmes, des modalités de fonctionnement qui leur sont les plus adaptées ? Les interdictions nationales sur l’accès aux plages ou sur les reprises du culte laissent présager une approche toujours très jacobine…

Saisir son espace de responsabilité

Reste qu’en tant que citoyen, je ne peux influer sur la plupart des niveaux de décisions évoqués précédemment. S’il est assez facile de juger les difficultés d’un Etat centralisateur à être agile et à s’adapter, il est sans doute plus utile de plancher sur les façons de vivre la subsidiarité à notre niveau tant dans la vie professionnelle ou sociale que personnelle.

Tous les endroits où notre responsabilité est engagée ainsi que ceux où nous pourrions l’exercer sont à envisager. Est-ce que je fais à la place de l’autre ? Est-ce que je donne tous les moyens pour décider et faire en autonomie à celui qui dépend en partie de moi ? Est-ce que je demande les moyens de mon autonomie ? Est-ce que je suis prêt à créer (avec d’autres) de nouveaux domaines où m’impliquer et prendre ma part de liberté et de risques ?

Avec le confinement, on a vu par exemple dans le domaine de l’éducation de nombreuses initiatives, manifestant une créativité et un engagement exemplaires.

Pourtant la responsabilité collective éducative qui aurait pu prendre sens et corps à cette occasion ne me semble pas avoir été véritablement saisie et moins encore explicitée. Comment les responsabilités ont-elles été partagées entre les établissements, les enseignants, les familles, les élèves au coeur de cette crise ? Nous sommes pourtant passé d’une situation physique où l’enseignant était “maître à bord” de sa salle de classe à une configuration où les élèves se situaient dans un autre espace sous responsabilité parentale.

Face à l’urgence, la sidération et le système D ont souvent abouti à reproduire une variante de l’organisation habituelle sous une forme distancielle. Avec du recul, associer les parents et les élèves dans la conception et la mise en place de la manière d’apprendre en confinement aurait pu ouvrir d’autres horizons et créer autrement du commun. Les élèves (notamment les lycéens) peuvent être force de proposition sur la manière d’organiser et d’assumer leurs apprentissages, de contribuer au meilleur fonctionnement général aussi de l’établissement. Il y avait là une occasion unique de développer la co-éducation.

En tant qu’éducateurs — parents, enseignants — la question nous est aussi posée : comment rendre les enfants acteurs et in fine responsables de leurs apprentissages, de leur travail , de leur parcours? A mon niveau, j’ai essayé de donner à ma fille des clefs pour organiser elle-même sa méthode de travail avec le petit diagramme ci-dessous.

L’important n’était pas de définir un programme ou une liste d’activités, mais de l’aider à mieux prendre en compte l’ensemble de ses besoins pour pouvoir inventer en responsabilité son organisation.
De nombreux amis m’ont dit constater une montée en autonomie de leur enfant au cours de cette période particulière. Ce n’est sans doute qu’une vision biaisée et la situation est peut-être toute autre voire opposée pour d’autres familles, mais cela renforce l’importance de travailler sur la responsabilité éducative des parents et, sous l’angle de la subsidiarité, de s’interroger sur ce qui peut être délégué au plus proche du bénéficiaire final.

Propositions pour une subsidiarité réussie

La subsidiarité n’est pas tant une méthode ou une recette, qu’un art de vivre, un difficile équilibre qui s’évalue en permanence.

Je vous propose quelques éléments constitutifs d’une subsidiarité réussie :

  • Miser sur l’intelligence de chacun et sur l’intelligence collective. Puisqu’il existe différentes formes d’intelligences et que chacun porte une culture et une expérience de vie particulière, il est très probable qu’une approche collective des problèmes sera la plus efficace en permettant à l’intelligence de chacun de s’exercer et d’enrichir les autres. Il faut donc faire confiance à l’intelligence de l’autre, prévoir des modalités de coopération plus horizontales, entre pairs, et intégrer des temps d’écoute de chacun.
  • Donner à l’autre tous les éléments pour discerner. En premier lieu, il s’agit d’avancer dans la même direction, ce qui nécessite de partager des finalités communes. Cela suppose de les avoir explicitées, partagées, débattues. Ensuite, il faut partager toutes les informations qui sont nécessaires à la prise de décision, ce qui exige aussi de chacun le devoir de s’informer.
  • Expliciter les mécanismes de décision et de délégation d’une mission d’un niveau à un autre : la circulation hiérarchique des décisions est le fruit d’une coopération choisie et comprise.
  • Accepter, assumer et valoriser la prise de risques : il s’agit d’accepter un moindre niveau de contrôle (l’autre n’est plus un simple exécutant) et d’entrer dans une société de confiance.
  • Renoncer parfois à l’efficacité (“j’aurai plus vite fait de le faire moi-même”) au profit de la fécondité : en prenant en compte davantage le moyen et le long terme, et en faisant le pari de la croissance de la personne, il en rejaillira des bénéfices indirects.
  • Se rappeler que la relation prime sur l’action, l’être sur le faire. Il est plus important de construire l’alliance entre les personnes que de produire un résultat.

Mais revenons à l’intérêt de la subsidiarité. On pourra objecter que trop d’autonomie peut aboutir à la cacophonie ou à la concurrence destructrice entre les parties, comme nous l’avons vu dans le jeu troublant des pays européens rivalisant sur les marchés pour se fournir des masques de protection. C’est pourquoi la subsidiarité doit toujours s’exercer en lien avec deux autres valeurs : la solidarité et la recherche du bien commun. Sans développer ce point pour l’instant, retenons à ce stade de la réflexion, qu’il ne s’agit pas seulement d’une répartition “verticale” des responsabilités, mais qu’il faut y intégrer aussi des liens et échanges horizontaux.

Dans cette période où nous devons inventer de nouvelles manières de faire société sous la menace du Covid19, une période qui peut durer de nombreux mois, il nous faut réussir à mettre en place de nouvelles formes de responsabilité harmonieusement partagée, en partant de soi, du local et en remontant les différents niveaux avec pour objectif de construire une société de confiance. Sortons des exigences immédiates de passage à l’échelle qui demandent d’industrialiser les process et les relations, interrogeons-nous sur les marges de sécurité que nous nous imposons et intégrons une belle part de risque dans notre espace de responsabilité.

Sans confiance, la peur du virus installera une peur de l’autre. Où la surveillance, la délation et les autorisations administratives pourraient devenir la norme. A nous d’inventer et de diffuser des alternatives…

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Yves-Armel Martin

Dirigeant du Bureau des possibles. Innovation collaborative, prospective et design fiction, design interactif.