La musique, en voiture, la nuit

Thomas Hajdukowicz
5 min readNov 4, 2014

C’était un dimanche soir comme un autre. Mon pote m’attendait comme d’hab dans ces moments là, à l’extérieur de la maison familiale. Après un ultime au revoir aux parents, je montais dans la Clio rouge d’occasion, checkais mon pote, et on partait. Cette voiture était spéciale : les rétroviseurs étaient fixés au reste de la carrosserie grâce à force Chatterton. En effet, quand on est imatriculé dans le 85 et qu’on habite à Nantes, inévitablement, un local un peu éméché s’amusera à péter votre rétroviseur. Parce que des raisons. Après avoir claqué près de 200€ en 3 réparations, il s’était dit que fuck dat shit, on va y aller au gros scotch. Bref, on partait pour un voyage d’une heure entre La Roche Sur Yon et Nantes sur les départementales vendéennes.

Généralement, nous revenions en Vendée pour de basses raisons matérielles : faire notre lessive estudiantine bimensuelle, manger un pot-au-feu, revoir les gens que l’on connaissait au lycée et qui étaient restés sur place. Entre vendredi soir (moment où il me ramenait chez moi) et dimanche soir, mon pote covoitureur et moi-même ne nous voyions donc pour ainsi dire pas. On avait les pots en semaine pour ça, avec les autres accointances du groupes de camarades historiens (remember le Bier Garten de la Rue de la Juiverie et son insupportable serveur qui nous saluait d’un débilissime “Salut, mec !” ; pourtant on y revenait). J’aimais beaucoup ces moments, parce qu’on rigolait bien. Et aussi parce que j’étais énormément amoureux de sa copine de l’époque. Je crois qu’il le savait. Mais cela n’a jamais entâché notre amitié ; la preuve, depuis son retour en France, nous voyons encore régulièrement, avec un plaisir non feint.

Bref, après nos activités de off à ripailler, jouer aux jeux vidéo comme si on avait 14 ans et à boire des coups comme si on en avait 17, nous rentrions vers la grand ville, où les études et le futur mal défini qui va avec nous attendaient. Mais avant, il y avait la route, et c’était ça l’important.

Concrètement, c’est très simple : on est deux individus avec nos personnalités, nos idées, nos connaissances, nos impressions, nos sentiments… qui évoluont, quasiment mobilis in mobile (encore eut-il fallu que la voiture fut suffisamment grande), à une bonne moyenne de 80 km/h (avec des pointes frôlant les 120 km/h), dans une boîte en métal fragile munie de quatre roues dont deux motrices, pesant moins d’une tonne, et croisant d’autres véhicules du même acabit. Que font les deux invidualités qui, à tout moment, risquent leurs vies (je pense notamment à la chicane de la D763), alors que la nuit ligérienne de décembre, avec sa noirceur, sa froideur et son air frais et sec, tombe sur eux ? A quoi bon parler, puisqu’on aura toute la semaine pour échanger et dire plein de conneries ? A quoi bon user de la salive pour ne rien dire ? Alors on écoute de la musique.

La musique en bagnole, alors que la nuit tombe, c’est super important. Il faut faire le bon choix. Parce qu’alors tout devient une question d’atmosphère. Le week-end est fini, on va remanger des pâtes pendant au moins deux semaines, le nez dans Thucydide ou dans les biographies Armand Colin. On ne va pas mettre de gros hip-hop qui bounce, de métal qui bouge les cheveux ni de musique électronique qui bouge les bras. On entretient la déprime pré-lundi comme ça. Notre snobisme de l’époque nous incitait à ne pas non plus aller vers la variété ou la “nouvelle chanson française” (déjà vieille en 2005). Idem pour la radio : trop populaire. Nous voulions entretenir une forme d’élitisme vain.

C’était un temps où ce pote m’initiait au funk et à tout l’univers musical qui va autour. Or, un Parliament ou même un James Brown auraient été déplacés. Trop positifs. Nous restaient le jazz, le blues, le rock… Plein de trucs, en fait.

Généralement, ça commençait par un Miles Davis. Elitisme vain, on vous dit. Mais c’était surtout histoire de se poser : on sort de La Roche, on longe les déprimantes Flâneries et on prend la direction de Montaigu. Alors on est bien. Après on enchaînait sur un petit blues. N’y connaissant absolument rien, je laissais le pilote choisir. On était lancés. Dans un état de détente complet, toujours relativement muets, la musique coulait au rythme de la route que l’on parcourait : Hendrix, Kanye Wayne Shepherd, Poppa Chubby… La phase rock avait généralement lieu au moment où on décidait de si on prenait l’A83 ou si on continuait sur la D1763. Après, la détente était totale : un petit Maceo ou Fred Wesley, parfois on poussait le vice à écouter du Prince. La déprime était passée. On arrivait à Nantes, l’esprit clair, Highway to Hell à fond (mon pote était alors très fan de AC/DC). Le monde nous appartenait. Nous jugions les gens du haut de notre bagnole, alors que nous franchissions le Pont Georges Clémenceau.

La musique, la nuit, en voiture, devenait la bande-son d’un film muet un peu chiant. Très peu d’action (mon pote est un pilote prudent). Un paysage mouvant mais évoluant peu (la monotonie des champs, cultivés ou non, et de quelques rares friches industrielles). Et deux personnages statiques, quasiment robotiques. Mais on était bien. On était dans cet espace où rien n’était vraiment possible, à subir un fantasme de futuriste italien (rouler quasiment seul sur une belle route faite de ciment et de goudron), à aller vers un futur effrayant parce qu’indéterminé, mais à la fin gonflés à bloc. En descendant, on se disait à demain, on a cours en quel amphi déjà, ah ouais, avec Wilgaux, il est sympa ce prof, et on se quittait avec l’air entendu des types qui appartiennent à une loge ou une société secrète quelconque. On avait partagé ce moment super intime d’entente musicale, flottant au dessus du bitume. Nous. Pas les autres.

Je me souviens de ce soir où, alors que nous laissions Saligny et les dernières zones commerciales absurdes (“Plus de 20 000 m² de machines-outils !”, “Découvrez nos fontaines !”, “Impressions à toute heure !”) et qu’Art Blakey finissait sobrement de jouer de la batterie, mon pote interrompait la note prolongée de la coda en lançant : “Un jour, faudra écrire un truc sur la musique en voiture, la nuit.” Cette allégation m’avait d’abord surpris, mais je ne pouvais qu’acquiesser. Presque 9 ans plus tard, je m’en souviens et couche donc de manière numérique mes impressions sur cet épisode commun de la vie d’un étudiant provincial.

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