Les SDF, ces points de magie de ma vie

Claire Monfort
Nouvelles Portes.
Published in
8 min readMay 9, 2020

Partie #1

Vous ne vous êtes jamais dit que le père Noël dormait sur une plaque d’égout ?

Moi, j’en ai deux en bas de chez moi. La barbe jaune et le gobelet en plastique, ils sont là. À attendre. Attendre la prochaine pièce, attendre le prochain pinard, attendre le prochain noël. En ce temps de confinement, les SDF m’apparaissent comme des rois. Et si la magie se trouvait quelque part entre les pavés et la crasse? Tout ce qui est or ne brille pas, tous ceux qui errent ne sont pas perdus.

J’aimerais vous raconter deux anecdotes qui font partie de ce que j’appelle “les points de magie de ma vie”. Pourquoi ? Pour rendre à Cesar ce qui appartient à César et à l’homme ce qui appartient à l’homme. Son humanité.

A toi.

C’était un soir d’ennui. J’étais “Burn-outée” depuis peu. Je marchais avec Quentin dans Paris, enfin… on zonait plutôt. Sans direction, sans se parler, chacun sur son trottoir. On croisait tout le monde et personne, jusqu’à ce que je le croise, lui et son regard. Dans cette ville de jeunes-cadres- actifs-et-dynamiques-ou-tout-le-monde-court-sans-savoir-ou-tout-le-monde-va, lui comme moi, on était lents et esseulés. Alors on s’est reconnu, comme par opposition. Et tout naturellement, je lui ai lancé un :

“ Hey… Tu veux marcher avec nous ? ”

Et c’est tout aussi spontanément qu’il s’est embarqué dans notre Galère voguant vers nulle part. Il était touchant dans son histoire. Il devait avoir une vingtaine d’années. Les ongles jaunes, les cheveux hirsutes, tout était sale et noir sur lui, tout, sauf l’éclat de ses yeux.

La rue était son choix, il ne voulait pas faire partie des jeunes-cadres- actifs-et-dynamiques-ou-tout-le-monde-court-sans-savoir-ou-tout-le-monde-va;. Ça n’avait pas de sens pour lui. Dans sa vision du monde, la réalité n’existait pas. Tout n’était qu’illusion et il pouvait la manipuler à sa guise. Il ne possédait rien, sauf une petite bible de poche qu’il gardait toujours près de lui.

_“Alors comme ça la réalité n’existe pas? Voulant le pousser dans ces retranchements, je lui lance un “Ok ! Prouve le moi !”

_“Demande-moi ce que tu veux et je te le ferai apparaitre”

_ Mon petit sourire narquois et mes yeux malicieux on réfléchit et… Mmmh…Dans ce cas fais-moi apparaître … Une licorne.”

Il me répondit d’un regard qui me disait “P* t’abuses ” Pourtant, il ne se découragea pas, se pinça très fort entre les sourcils et crispa tout son corps pour y mettre plus d’intensité…

*Hoo noo … * Je baissai mon regard, gênée, puis le planta dans celui de Quentin afin d’y trouver une solution.

On le savait très bien. Bien sûr qu’on le savait tous les trois qu’aucune licorne n’apparaîtrait du ciel. A la limite, ça n’est qu’à Noël et en plus ce sont des cerfs. Après de longues minutes et pour lui éviter toute humiliation je lui offris une porte de sortie.

_“Arrrff… T’inquiète, je ne suis pas à la minute près, je te laisse encore 15 minutes si t’en as besoin !”

Il défroissa son front et ses épaules se détendirent, cette fois-ci ses yeux me répondirent “P* merci.

_“Allez, viens, t’as faim ? On t’invite.”

On entra dans le 1er bistrot en face de la Gare de Lyon, on s’affala sur nos sièges pour mieux décortiquer le menu

_”Ça sera 3 soupes à l’oignon et 2 bières, s’il vous plait”. Et au moment où le serveur reprit les cartes de la table je réalisai que..

_“Hey ! Les gars ! Regardez !!

Et on découvrit avec stupéfaction, qu’il était inscrit au centre et en énorme “LA LICORNE”.

Je peux difficilement trouver les mots pour décrire la joie qu’on ressentit tous les 3 à ce moment-là. Je m’écroulai sur mon siège comme un boxeur se prenant un uppercut, mains au visage /souffle coupé, on venait de se prendre une claque de bonheur, yeux étoilés / sourires placardés on était scotchés à la joie. On n’arrivait plus à parler. Il n’y avait tout simplement plus rien à dire, simplement à voir et à sourire. Ce clin d’oeil de la vie si petit, mais si intense venait de nous lier.

On habitait un studio, on ne pouvait pas lui offrir un lit chez nous, mais on pouvait lui offrir un lit à l’hôtel. Je récupérai ses vêtements pour les laver, le laissant lui et son petit caleçon, et on lui souhaita une bonne nuit.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

Le lendemain en allant les chercher lui et son petit caleçon, je compris ce qu’est un homme qui n’a pas dormi depuis mille ans. Seulement, dans tout ça, une question me tracassait…

*…Comment pouvais-je l’aider, au quotidien, sans ma présence et sans que ça soit une question d’argent ?…*

Je voulais le sortir de sa solitude, lui réchauffer le coeur. Il me fallait de la poésie….

*Qu’est-ce qu’il me manquerait à moi ?… Je sais ! De la musique !*

Idée en tête, j’allais lui offrir une petite boite à musique, celle qu’il pourrait utiliser dans la rue, celle en métal de notre enfance qui fonctionne avec une petite manivelle. Et c’est comme ça qu’on s’est retrouvé à faire l’itinéraire d’un touriste à Paris, de Bastille, en passant par le Marais jusqu’à l’ile Saint Louis. Force est de constater que ce jour-là, on était remarquable, on nous dévisageait, on s’écartait. Tous les deux grands, tous les deux blonds, marchant d’un pas décidé avec nos deux manteaux longs volant au vent, lui habillé totalement de beige; moi totalement de noir, j’étais l’ombre, lui la lumière. On fendait la foule. On finit par trouver une boutique.

_”Tu préfères David Bowie ou John Lennon” ? Parce que moi j’ai… Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Mais quoiiii ?

Il me prit par le bras et me sortit du magasin comme s’il y avait urgence. Il me fit un signe de tête pour que je regarde vers le ciel. On était au pied de Notre Dame. C’est l’endroit que je préfère à Paris. On s’est regardé, c’était plié, on est entré.

Je ne sais pas comment il s’est débrouillé, mais à peine rentré, il s’est fait accaparer par un groupe de personnes, moi je n’y prêtais pas vraiment attention, j’étais plutôt concentrée sur l’architecture et les voûtes.

“Excusez-moi, vous êtes avec lui ?… mmh oui…

“Et il pense qu’il est Dieu?”… mmh oui…

“Il ne possède rien sauf une bible” …mmh oui … et une boite à musique maintenant …

“Vous lui avez offert le couvert et un lit ?”…mmh oui…

“Vous ne vous connaissiez pas depuis hier ?”…mmh oui…

”Mais vous vous êtes là aujourd’hui, à Notre dame, avec lui ?”…mmh oui…

”Mais vous êtes l’envoyé des anges !…mmh non…mais par contre, lui, il peut faire apparaitre des licornes, demandez-lui, vous verrez bien…

“C’est incroyable ! Il faut absolument que vous rejoigniez notre association catholique de Notre Dame d’Esperance et que vo***” ….M*** !!! Mais il est passé où ?!!

Entre gargouilles et divinités — il avait disparu.

La peur de le perdre m’envahit, j’ai cherché dans tout Notre Dame et les rues aux alentours

On faisait comment, avant, pour se retrouver sans Whatsapp ?!*

J’ai couru jusqu’à la place de Bastille, à l’endroit où l’on s’était croisé la veille et je l’ai retrouvé assis là, par terre. Je l’ai engueulé, on s’est pris dans les bras, et de là, une amitié a commencé.

Parfois on marchait, parfois on se posait, parfois on squattait, et nos moments au restaurant étaient toujours géniaux, disons… inhabituels. Je lui réapprenais à se servir de couverts et lui me réapprenait à manger avec mes mains.

On a refait le monde dix fois et quand j’espaçais trop nos rendez-vous c’est lui qui finissait par m’engueuler. Toutes mes petites attentions pour lui, les boites à musique, les livres et les carnets ont elles aussi fini dans la rue, mais elles se sont totalement perdus. Je vous l’ai dit, il ne gardait que sa bible sur lui. Il ne manquait pas de nourriture, non, d’autres y veillaient également. Mais… Il manquait d’écoute et d’estime.

Puis un jour, j’allais lui annoncer que je partais un an en voyage. Mais ce jour-là, il n’y eut personne. Et il n’y eut personne les jours suivants. La veille de mon départ, son absence était si lourde que même la ville s’était tue. À mon retour, la Bastille était toujours inoccupée. On s’était définitivement perdu. depuis, le temps a passé et je pense encore souvent à lui.

Paris, ville lumière, mais elle apparait par contraste, naissant de l’obscurité.

Vous savez quoi ?

Avec le temps qu’on a passé ensemble, ça peut sembler bizarre, mais je n’ai jamais su son prénom. Jamais. Comme si ça n’était pas la question.

Il y a cinq ans, son discours me semblait fantaisiste, sorti de la tête d’un fou, car il ne faut pas se leurrer, les personnes dans la rue sont souvent incohérentes, délirantes ou bourrées, mais voilà... Les apparences sont trompeuses et il était une leçon de vie à lui tout seul. Lui n’était pas fou, il était radical.

C’est vrai, il faut prendre garde aux étrangers, aux laissés-pour-compte, parmi eux se cachent des êtres d’exception.

Et devinez quoi ?

Depuis, avec mes différentes expériences, j’ai changé mon fusil d’épaule et, moi, mon petit sourire narquois et mes yeux malicieux, on a réalisé que finalement la réalité… n’est qu’une illusion.

Pause musicale

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A suivre.

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