“Cette crise est l’occasion de se réinterroger sur le modèle de croissance de ces dernières décennies”

A l’occasion du lancement par l’ESSEC du MOOC « L’Entrepreneuriat social : faire son business plan », en partenariat avec Act For Impact, nous avons rencontré Thierry Sibieude, professeur titulaire de la chaire Innovation et Entrepreneuriat social de la 2ème école de commerce de France.

Bonjour Thierry, comment la chaire Innovation et Entrepreneuriat social a-t-elle vu le jour ? Et quel est son objet ?

Après une expérience de dix ans en entreprise, j’ai rejoint en 1996 l’ESSEC Business School. J’y ai fondé, avec Anne-Claire Pache, la chaire, pionnière en France sur l’innovation et l’entrepreneuriat social en 2002. Cette chaire propose un parcours de spécialisation pour les étudiants de la Grande Ecole ESSEC. Elle vise à susciter des vocations d’entrepreneur social et à renforcer les équipes des entreprises sociales. Ce parcours permet aussi d’irriguer les entreprises dites « classiques » et les organismes publics engagés dans le domaine de l’innovation sociale. Au final, 50 % de nos 400 alumni oeuvrent dans des organisations dédiées à la gestion du bien collectif et/ou de l’intérêt général ou pour des projets dédiés au bien commun au sein de leurs entreprises.

La chaire est aussi à l’origine d’un « accélérateur » d’entreprises sociales ?

Oui. En 2008, elle a donné naissance à Antropia ESSEC pour mettre en pratique et valider sur le terrain ce que nous enseignons et nourrir nos enseignements par des retours d’expérience concrets. Antropia ESSEC, ce sont 230 projets accompagnés, dont 75 % toujours en activité, et 3 900 emplois créés. 94 % des projets accompagnés recommandent nos programmes.

Vous travaillez sur la mesure de l’impact social. Sous quelle forme ?

En 2018, nous avons lancé, avec Jérôme Schatzman et Elise Leclerc, le labo E&MIS (Evaluation et Mesure d’Impact Social). Celui-ci structure et amplifie l’expertise que nous avons développée dans ce domaine dès 2010 : il s’agit d’un enjeu crucial pour les entrepreneurs sociaux, dont l’essence même est la maximisation de leur impact et pour qui la mesure est donc leur ADN. Cela devient un enjeu majeur aujourd’hui pour un nombre croissant d’organisations publiques comme privées qui sont engagées dans le champ de l’innovation sociale, notamment dans le cadre de la récente loi PACTE* de mai 2019. Cette loi instaure la possibilité pour une entreprise d’inclure dans ses statuts une raison d’être et au-delà de s’assigner une mission.

La chaire Innovation et Entrepreneuriat social, ce sont aussi des MOOC (Massiv Open Online Courses). En quoi consistent-ils ?

En 2014, nous avons décidé de mettre l’expertise accumulée depuis 2003 à disposition des acteurs de l’innovation sociale via une collection de MOOC. Elle compte aujourd’hui 12 parcours de formation en ligne, actualisés régulièrement et accessibles gratuitement sur la plateforme Coursera.org [Seul le certificat délivré par Coursera.org, optionnel, est payant.] Notre modèle pédagogique est original : il part du témoignage d’acteurs de terrain, les apports de cours structurants ne venant que dans un second temps. Le partage de l’expérience des pairs nous semble un enjeu très fort dans notre champ d’expertise et d’action.

Quel est votre dernier MOOC ?

Nous venons de mettre en ligne la deuxième édition MOOC « L’entrepreneuriat social : faire son business plan » [auparavant nommé « Changer le monde : passons à l’action »]. Il s’adresse à tous ceux qui ont un projet à impact social ou environnemental et qui souhaitent le structurer en une entreprise sociale ou en une business unit dans un cadre d’intrapreneuriat social.

Qui intervient dans ces MOOC ?

Des entrepreneurs sociaux inspirants, qui s’attaquent à des enjeux tels que l’insertion économique des réfugiés, la consommation responsable, la gestion des déchets et des matières premières…

Est-ce important d’avoir BNP Paribas à vos côtés, en tant que partenaire de la chaire ?

Notre partenariat avec BNP Paribas est essentiel car il prouve que l’innovation sociale et l’entrepreneuriat social ne sont pas réservées à une petite minorité de militants mais concerne tous les acteurs y compris les plus grands acteurs du monde économique et de la finance. C’est notre responsabilité collective que de relever tous ensemble les défis environnementaux et sociaux du monde demain. C’est aussi l’illustration qu’au-delà de cette « obligation », ces défis constituent de réelles opportunités et des leviers de croissance pour les grands groupes. Enfin, je crois que l’engagement de BNP Paribas est un facteur de crédibilisation de cette dynamique, tant pour nos étudiants (notamment pour ceux qui pourraient hésiter à s’engager dans cette voie), que pour les collaborateurs de BNP Paribas qui peuvent ainsi mesurer toujours plus l’importance stratégique de ces questions environnementales et sociales. Réussir la transition environnementale et sociale, c’est bien l’affaire de tous !

Quels effets la crise sanitaire actuelle pourrait-elle avoir sur les entrepreneurs sociaux ?

Au plan financier, pour les entreprises dont le modèle économique est non marchand, les financements seront encore plus difficiles à décrocher, que ce soit les subventions publiques ou les concours en mécénat. Pour les entrepreneurs sociaux dont le modèle économique est marchand ou hybride, c’est-à-dire combinant des ressources provenant du marché et des subventions, ou du mécénat, la crise économique et sociale qui s’annonce les touchera de façon plus ou moins sévère selon leur secteur d’activité, comme toutes les entreprises en France.

Seront-ils confrontés à de nouveaux enjeux ?

Cette crise a fait émerger de nouveaux besoins, comme la continuité de l’enseignement et de l’école dans les quartiers prioritaires de la ville, ou l’explosion de la demande de repas pour les populations précaires et soudain privées de tout revenu. Les acteurs vont se trouver confrontés à des enjeux de changement d’échelle rapide qu’il faudra accompagner. Cet enjeu concerne tous les entrepreneurs sociaux dont les solutions répondent aux problèmes sociétaux apparus pendant la crise. Cette crise est aussi l’occasion de se réinterroger sur le modèle de croissance de ces dernières décennies, notamment au regard de la prise en compte des questions environnementales : économie circulaire, économie décarbonée, transition énergétique, circuits courts notamment. Des domaines dans lesquels les entrepreneurs sociaux présentent des solutions.

Avec la crise, l’entrepreneur social prend-il une nouvelle place dans la société ?

Elle permet de repenser son rôle au sein de la société. Les entreprises, les pouvoirs publics et les acteurs de la société civile sont tous concernés : de nouvelles formes de partenariat se mettront en place dans le cadre de démarches d’innovations sociale, véritables actions de R&D sociales. Par exemple, les questions de mobilité durable, pour répondre à la fois aux enjeux de la mobilité pour tous (enjeu social) et aux impératifs de la mobilité douce (enjeu environnemental), conduisent à des actions conjointes entre les collectivités locales, les opérateurs de transport, les associations et les mutuelles d’assurance. Dans tous les cas de figure, la question du financement de ces innovations sociales place les investisseurs au cœur de l’action.

Certains entrepreneurs hésitent à se lancer dans l’entrepreneuriat social. Que leur diriez-vous ?

Avec cette crise sanitaire, les besoins en matière sociale comme environnementale sont plus prégnants que jamais ; l’innovation sociale est plus que jamais indispensable pour y répondre. L’écosystème est mature, avec de solides structures d’accompagnement des porteurs de projets, des fonds disponibles qui attendent de beaux projets, des acteurs privés et publics prêts à nouer des partenariats. Ecoutez vos envies, libérez votre énergie, croyez en vos talents, rencontrez un maximum d’acteurs : vous trouverez l’inspiration. Foncez ! Au pire, vous échouerez et ce n’est pas grave puisque, comme le disait, Churchill : « Le succès, c’est d’aller d’échec en échec, sans jamais perdre son enthousiasme. »

*Plan d’action pour la croissance et la transformation de l’entreprise.

Le parcours professionnel de Thierry Sibieude

  • Directeur d’ESSEC Afrique (2016 à 2019)
  • Vice-président du conseil général du Val-d’Oise en charge de l’environnement, puis des personnes handicapées et de l’égalité des chances (2001–2015)
  • Membre du conseil d’administration national de la Croix-Rouge (2009–2013)
  • Administrateur de la FEGAPEI (Fédération nationale des associations gestionnaires au service des personnes handicapées et fragiles) devenue NEXEM (2002–2010)
  • Fondateur de l’association la Clé pour l’autisme en 1993.

Ses autres travaux

  • L’Entreprise sociale (aussi) a besoin d’un business plan, livre coécrit avec Marie Trellu-Kane, éd. Rue de l’échiquier, 2011.
  • 12 MOOC sur l’entrepreneuriat social, dont « L’impact Investing, la finance qui change le monde » et « Évaluation et mesure d’impact social ».

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