La Nature a-t-elle un prix ?

Bastien Colet
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12 min readJul 22, 2021

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« La nature fait toujours, selon les conditions dont elle dispose et autant que possible, les choses les plus belles et les meilleures. »

Aristote, Ethique à Nicomaque

L’objet Nature n’est pas nouveau. Sa conception a certainement évolué au fil des âges, et nous ne pourrons ici nous y étendre. Ce qui nous intéresse, ce sont les relations entre l’homme et cette construction qu’est la Nature, et plus particulièrement la place de la nature dans le système complexe des relations économiques.

La « Nature » est en effet le produit de l’homme, de schémas, de mentalités de systèmes de pensée propres à des culture à un moment donné. Mais en même temps, si l’homme s’arrache à la Nature, il en sera toujours une composante parmi d’autres. Il y est soumis. Les réalités induites par le réchauffement climatique nous le rappellent de plus en plus pesamment. Alain Finkielkraut, dans Nous autres modernes[1], parle avec la mélancolie qui est la sienne, d’«éclipse de la nature», quand Françoise Gollin dans sa Critique du Travail[2], insiste plutôt sur cette artificialisation du monde rendant impérieux l’avènement d’un nouveau rapport non seulement à la nature mais aussi à l’individu.

Dans Principe Responsabilité [3], le philosophe Hans Jonas compare effectivement l’homme à Prométhée, un “Prométhée déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues”. Il continue en posant le défi propre à l’économie, « impulsion effrénée » des hommes, qui selon Jonas “réclame aujourd’hui une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui”.

Le méchant Radcliff dans le fameux dessin-animé Disney, Pocahontas, une légende indienne, sorti en 1995. Radcliff, l’emblème de cette civilisation occidentale conquérante, vorace, exploitant les sols, les sous-sols, et encore aujourd’hui les cieux, les profondeurs sous-marines, et pourquoi pas demain, l’espace ?

La mythologie grecque raconte qu’à sa naissance, la mère de Zeus, craignant que son fils soit mangé par le titan Cronos, confia son enfant à la chèvre Amalthée. Un jour, Zeus brisa une des cornes de sa nourrice. Qu’a-t-il donc accompli pour se faire pardonner ? Il donna à cette corne le pouvoir d’abonder de fleurs et de fruits. C’est la « corne d’abondance » qui incarne la richesse et la fécondité et dont nous nous soucions à présent de son éventuel tarissement.

Les monothéismes ont été accusés d’avoir inoculés dans l’esprit des hommes l’idée selon laquelle Dieu voudrait que l’homme exploite la nature pour ses propres fins. Par exemple, l’historien américain Lynn White Jr, dans son livre manifeste The historical roots of our écological crisis, dit « qu’en détruisant l’animisme païen, le christianisme a rendu possible l’exploitation de la nature dans l’indifférence aux sentiments des objets naturels. » Dit autrement, « la science occidentale moderne a été moulée dans la matrice de la théologie chrétienne », elle-même « modelée dans la perpective de la création. » Conclusion, le christianisme porte une lourde responsabilité dans la mise en péril des écosystèmes terrestres

C’est un jugement terrible pour un récit inauguré pourtant par la Genèse. «Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-là ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. » Peut-on effectivement lire dans la Bible. Toutefois, comme le fait remarquer la philosophe Catherine Chalier dans L’Alliance avec la Nature[4], un tel commandement ne signifie en aucune façon que licence est donnée à l’homme « d’imposer à la terre l’élan passionné de ses désirs, de la transformer au gré d’une démesure avide de puissance et de profit, ce qui n’implique pas non plus que permission lui est remise de maltraiter l’animal si l’envie lui en prend. Car soumettre la terre et commander à l’animal, place certes l’homme en position exceptionnelle par rapport au reste des créatures, mais une telle exception doit se penser sous le régime d’une responsabilité infinie envers la création et non comme ce qui autorise les comportements ivres de pouvoir et bientôt de tyrannie »

Avançons un peu.

Chez Kant, dans sa Doctrine du Droit, la nature est a priori indivisible et collective. Or, va surgir une première appropriation par les humains. Le marquage de cette possession est la condition préalable à tous les actes juridiques qui en découleront par la suite. L’Etat manifeste donc son pouvoir dans l’acte d’appropriation de la terre. On ne parle déjà plus de nature. Mais de la terre puis bientôt de territoires.

A l’origine, la nature ne serait à personne. Il s’agirait d’une spoliation. C’est en tout cas ce qu’affirme Jean-Jacques Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Un texte avant-gardiste s’il en est, publié au beau milieu de ce siècle des Lumières où Buffon va rationaliser, catégoriser, cartographier le genre animal, posant une limite définitive, une distance infranchissable, avec les humains, et où Carl von Linné va imposer un système de classification moderne des plantes…et c’est aussi au cours de ce même XVIIIe siècle que se met en place la théorie économique contemporaine.

Rousseau nous dit : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. »

L’anthropologue Philippe Descola (5) nous rappelait dans les cours qu’il donnait en 2017 au Collège de France sur le rapport à la terre, le concept «d’individualisme possessif » pensé par le professeur de science politique canadien Crawford MacPherson (6). Comment cet individualisme possessif a-t-il forgé au fil des siècles des sociétés humaines décomposées en individus, eux-mêmes propriétaires… reliés par le marché ? Car cet individualisme possessif est intrinsèquement lié au développement de la liberté et de l’initiative des individus.

Alors, nous sommes prêts. La Nature a-t-elle un prix ?

Et d’abord, toute chose doit-elle nécessairement avoir un prix ? La question seule traduit bien le malaise : est-ce qu’il n’y a pas des limites de la monétarisation ?

C’est que le développement du libéralisme économique, adossé à la rule of law, la règle du droit, a fait se substituer le nombre à la loi. On voudrait désormais tout dénombrer, tout mesurer, tout calculer. Le nombre, « fait social total » comme l’indique Marcel Mauss, impose le règne de la statistique et de l’algorithme. On rejoint ce qu’Alain Supiot appelle la « gouvernance par les nombres » (7).

La règle fondamentale pour être un bon législateur était en effet dans la tradition, le fait d’avoir le sens des limites

Dans une intervention à l’AFD de 2017, Alain Supiot mentionnait la tapisserie offerte au roi Louis XIV « Nusquam data littoral transit » dont on peut voir un détail ci-dessus. Dans le médaillon, cette maxime : « Quelque vaste que soit l’océan, il ne passe jamais les limites que le doigt de Dieu lui a marquées sur son rivage. Ainsi, quelque grande soit la puissance de sa Majesté, elle ne va jamais au-delà des bornes de la Justice, qui sont les seules que Dieu lui a données et que sa conscience rend inviolable »

La Nature avec un grand “N” n’est pas un bien. On peut donner un prix à un arbre, à un hectare de terre, ou à une chèvre, mais la Nature n’est pas un bien limité dans l’espace.

La Nature a une valeur, mais elle n’a pas de prix.

La dégradation de la biosphère en revanche a un coût, un coût certain, à la fois environnemental, humain et économique. Ce coût n’est pas perceptible à court terme ce qui rend difficile son intégration dans un marché qui peine à interpréter le long terme.

Seul le politique peut agir pour limiter les externalités, c’est-à-dire les conséquences, négatives de l’action humaine sur la Nature. Le rôle du politique serait alors de permettre au marché d’internaliser ces externalités, de donner un prix à ces externalités. Mais en même temps, est-ce que la tarification du droit à polluer aurait un impact positif déterminant sur l’environnement ? Quelles logiques normatives peut-on imaginer pour contraindre les agents économiques ?

Faut-il créer un marché mondial, régulé, des droits à polluer ?

Si la nature n’a pas de prix, cela rend difficile son appréhension en tant qu’acteur économique car du point de vue du marché, ce qui n’a pas de prix n’existe pas.

Les économistes néo-classiques veulent donner un prix à la Nature mieux la protéger. Selon eux, la dégradation de la biosphère résulte du manque, de l’absence de propriété privée et de prix.

Sans prix, impossible d’internaliser les externalités négatives.

L’économiste anglais Arthur Pigou préconisait l’intégration des externalités négatives produites par les acteurs économiques, en imposant un système de taxes, des droits à polluer.

Et pourquoi ne ferions-nous pas de la Nature une catégorie économique comme une autre ? C’est ce que propose l’américain Harold Hotelling qui part du principe qu’à terme, la demande d’une ressource épuisable est nulle. Il croit que le prix aura un signal bénéfique.

Prenons une ressource épuisable, par exemple, les écailles de pangolin. Les écailles de pangolin sont prélevées sur le pangolin. Pour prélever ces écailles, il faut que l’animal soit mort. Impossible de tondre le pangolin comme on tondrait un mouton. La production d’écailles de pangolin a donc une conséquence directe sur le stock qui va chuter proportionnellement à la traction du marché des écailles. Et vient un jour où il reste tellement plus de pangolins que le prix du marché devient prohibitif. Conséquence selon Hotelling, la demande va à son tour disparaître. Il avance que la différence entre le coût marginal de production et le prix de marché de la ressources sera si importante qu’il deviendra contre-bénéfique de produire cette ressource.

Hotelling aurait donc résolu l’équation sans faire intervenir le politique.

Mais le consommateur qui utilise cette ressource, qui consomme donc des écailles de pangolin, se portera vers une ressource de substitution, le concombre de mer par exemple, qu’à partir du moment où cette ressource de substitution sera plus intéressante d’un point de vue économique. Or, lorsque le consommateur aura pris cette décision d’arrêter l’utilisation de cette ressource, il sera sans doute déjà trop tard, et aura encouragé des processus irréversibles d’extinction de la ressource et de déstabilisation des écosystèmes.

Notre ami le pangolin le confirme : d’après l’IUCN, le Grand Pangolin est une espèce devenue très vulnérable, dont la population a chuté de 40 % en l’espace de seulement 27 ans, ce qui représente trois générations de ces animaux. Est-ce que pour autant la demande, notamment asiatique d’écaille pour la pharmacopée a chuté ? En 2019, des responsables de Hong Kong ont intercepté neuf tonnes d’écailles faisant escale à Hong Kong depuis le Nigeria. La cargaison d’une valeur de 8 millions de dollars représente environ 13 000 pangolins.

Le sujet du prix de l’eau, renouvelle aujourd’hui cette question

En français, Peter Brabeck, ex-président de Nestlé, expliquait en 2005, que « deux points de vue s’affrontent au sujet de l’eau » : « Le premier, que je qualifierais d’extrême, est représenté par les ONG, pour qui l’accès à l’eau devrait être nationalisé. Autrement dit, tout être humain doit avoir accès à l’eau. C’est une solution extrême. Et l’autre qui dit que l’eau est une denrée alimentaire et que, comme toute denrée, elle a une valeur marchande. Il est préférable, selon moi, de donner une valeur à une denrée afin que nous soyons tous conscients qu’elle a un coût, et qu’on prenne des mesures adaptées pour les franges de la population qui n’ont pas accès à cette eau. Il existe des solutions qu’on doit mettre en place. »

Pour être exact, en 2013, Brabeck expliquait que ses propos, tirés de leur contexte, distinguaient des besoins primaires en eau, qui à terme devaient être gratuits pour tout être humain, et des besoins secondaires en eau payants.

Au terme de l’analyse, revenons à Pigou, qui proposait de taxer les pollueurs pour que ceux-ci intègrent leurs externalités négatives dans leur modèle. Cette solution a été retenue et semble aujourd’hui faire consensus dans l’optique de politiques écologiques proactives.

S’il n’y a pas de marché de la nature, il existe un marché des externalités. Cela pose tout de suite le problème des prix : quels prix associer aux externalités agissant sur la Nature ? Ils ne peuvent être que le fruit de choix politiques. Ce ne sont donc pas de prix dont on va parler mais de tarifications.

En Europe, les instances communautaires ont accouché de droits d’émission négociables. Depuis 2005, il existe en effet un marché des droits d’émission négociables en Europe. La puissance publique fixe un volume de pollution cad de tonnes de CO2 qu’elle est prête à tolérer. Le permis donne la possibilité à l’acteur d’émettre une portion du volume total de CO2 toléré. Si l’entreprise pollue davantage qu’elle ne possède de permis, elle devra en acheter de nouveaux sur le marché des droits des émissions. Si elle pollue moins, elle pourra à ce moment-là revendre son permis sur le marché.

La taxe carbone n’évolue pas dans les conditions d’un marché. C’est la puissance publique qui fixe un prix de pollution. Il n’y a pas non plus de plafonnement des émissions de CO2 : l’agent économique paie pour l’émission de toute tonne de CO2. Comment dès lors déterminer le prix de la taxe carbone, dans le contexte des objectifs fixés dans l’Accord de Paris de 2015 et le Plan Climat de 2017 ?

Le deuxième rapport remis par Alain Quinet en 2019 au gouvernement, recommande un prix de référence du carbone de 250 euros la tonne de CO2 en 2030, 375 €/tCO2 en 2035 et 775 euros en 2050.

Les limites de ce modèles sont néanmoins nombreuses :

• Quels critères d’évaluation ? Comment remonter la chaîne du carbone ?

• Quelle approche sectorielle ? Ces taxes ont-elles un effet incitatif suffisant pour promouvoir les investissements dans tel secteur innovant et respectueux de la biosphère plutôt que dans l’industrie classique polluante ?

  • Pourqui le coût doit-il retomber en bout de chaîne sur les gens ? Le souvenir des Bonnets rouges en Bretagne contre l’écotaxe, et plus récemment des Gilets jaunes, a cristallisé l’opposition dramatique de deux pôles : fin du mois vs fin du monde, dont en réalité les logiques et les horizons de lutte se rencontrent plus qu’ils ne divergent.

Il faudrait essayer d’entrevoir autre chose, quand on pense ensemble le rapport de l’économie à la nature et en particulier à la protection de la biosphère.

On a parlé de l’eau, parlons du bois !

On sait bien que depuis plusieurs mois, en France, le prix du bois s’est envolé. Les professionnels et les particuliers sont tous très impactés. Etonnant quand on sait que la France abrite la 4e forêt européenne. Pourquoi une telle situation ?

Un tiers des grumes de chênes français est exporté vers la Chine. Les grumes : ce sont les troncs coupés et ébranchés qui ont gardé leur écorce. 18 millions de grumes résineux ont été captés par des pays hors du vieux continent en 2020, soit le double par rapport à l’année précédente.

Le président de la Fédération nationale du bois, Nicolas Douzin-Didier, explique la situation par l’interdiction pour 99 ans de couper du bois en Chine, mais également par la fermeture des marchés nords-américains et russe. L’Europe est donc puissament prédatée pour son bois, alors même que cette exportation massive inverse le bilan carbone de la ressource.(8)

On atteint les fameuses limites évoquées plus tôt quand se manifeste la décorrélation totale entre le milieu sur lequel se déploie un système économique, de production, de consommation et d’échange, et la Nature. Le problème de fond, c’est que la Chine, première économie du monde globalisé, avec son milliards d’habitants, ne dispose que de 9 % des terres arables de la planète, de 6,5 % des ressources en eau douce et qu’aujourd’hui, dépend totalement des marchés étrangers pour ses fournitures en matières premières et notamment en bois.

Ainsi, tandis que la demande d’objets en bois augmente, le changement climatique et la déforestation amoindrissent le stock de bois. Le bois est donc une ressource stratégique dont la disponibilité devient problématique alors qu’il faut du très long terme pour faire un arbre (50 à 150 ans). A ce titre, comme le revendique l’ingénieur-physicien Jean-Marc Jancovici, l’Etat doit s’en mêler et réguler.

Il s’agirait de prendre un peu de hauteur et considérer l’importance de politiques concertées proactives pour protéger la Nature, car la protection de la biosphère n’induit pas un repli sur soi, bien au contraire.

Jancovici nous le rappelle : « Si les occidentaux veulent vraiment la conservation de la forêt amazonienne, il n’y a qu’une manière d’y arriver : payer le Brésil, d’une manière ou d’une autre, pour que cela soit plus intéressant pour eux que de mettre la foret en coupe réglée. »

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  1. FINKIELKRAUT Alain, Nous autres, modernes, Paris, Ellipses, 2005, p. 305.

2. GOLLAIN Françoise, Une critique du travail, Paris, La Découverte, 2000, p. 33.

3. JONAS Hans, Le Principe Responsabilité, trad. Jean Greisch, Paris, Editions du Cerf, 1990, p. 15.

4. Catherine Chalier, L’Alliance avec la nature, Cerf, coll. « La nuit surveillée », Paris, 1989, p. 12.

5. Anthropologie de la nature — Réédition de la vidéo de la leçon inaugurale du Pr Descola

6. Crawford MacPherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Gallimard, 1971, 352p.

7. Alain Supiot. La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France, 2012–2014

8. BatiActu, La Fédération nationale du bois lance une pétition pour “sauver les scieries européennes”, 20/07/2021

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