Nucléaire, gaz, éoliennes et Gilets jaunes… Kamoulox !

Bastien Colet
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10 min readOct 27, 2021

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Au milieu des débats monomaniaques devenus la marque des périodes pré-électorales, se profile un sujet vertigineux à la fois en termes de causes et de conséquences : l’énergie. Prix, taxes, marchés, approvisionnement, transformations, souveraineté, investissements, transitions. Chacune des dimensions de l’objet « énergie » entraînera successivement discussions de plateau tragiques, pétitions de riverains en colère, prises de parole officielles, fêlures diplomatiques, indignations de centre-ville ou manifestations de ronds-points. Bien qu’abordée à la lumière de biais parfois falots et anecdotiques, l’énergie est une question de société centrale : elle scande le quotidien des individus et la participation citoyenne. C’est du reste un sujet des plus bienvenus dans les débats, puisqu’absolument tout, dans les systèmes humains de production, d’interactions et de consommation, tout est énergie.

De l’eau dans le gaz et la pompe à sec

Le 1er octobre dernier, le prix du gaz a augmenté de 12.6% en France, soit la plus forte hausse depuis novembre 2005. Dans la foulée, le Président de la Régulation de l’Energie avait laissé entendre que le tarif réglementé du gaz pourrait augmenter encore de 15% au 1er novembre. Ce scenario était d’autant plus redouté que le tarif réglementé a connu depuis le 1er janvier 2019, une augmentation culminant à 28.64%. Dans le même temps, le gaz naturel s’est patiemment installé comme la principale source de consommation énergétique du secteur résidentiel (bien qu’en replis depuis 15 ans) [1] :

En parallèle, fin septembre, de l’autre côté de la Manche, les Britanniques ont subi durant plusieurs jours une grave pénurie d’essence. 30% des stations du groupe BP affichent « Hors Service ». Les services publics élémentaires se retrouvent paralysés. En cause ? Le manque de chauffeurs routiers, lié au Brexit. L’armée est déployée pour assurer les livraisons de carburant. Néanmoins, une fois l’approvisionnement assuré, les automobilistes retrouvent la pompe avec des prix exceptionnellement élevés. Le prix de l’essence sans-plomb au Royaume-Uni a atteint un record historique à 142,94 pence par litre (1,70 euro) ; de même que le diesel, à 146,5 pence, s’approchait du niveau atteint en avril 2012 (147,93). [2]

En France et en Allemagne, la flambée du prix à la pompe est également manifeste. Durant la première semaine d’octobre, le gazole s’est vendu en moyenne 1,5354 € le litre dans les stations-service hexagonales : un seuil jamais enregistré (constat similaire pour le SP95-E10).

Cette conjoncture abondamment traitée par la sphère médiatique, réclamait une réponse énergique de la part des décideurs. Le 21 octobre, le Premier Ministre annonçait ainsi l’instauration d’une « indemnité inflation » à travers l’envoi d’un chèque énergie d’une valeur de 100€ à destination des ménages en difficulté (environ six millions). M.Castex assurait dans le même temps que l’augmentation du gaz du mois d’octobre serait « la dernière », et affirmait l’instauration d’un “bouclier tarifaire” : blocage du prix du gaz TTC jusqu’en avril 2022 (les mauvaises langues souligneront la concomitance de l’échéance retenue avec le premier tour des élections présidentielles, le 10 avril). Et si d’ici avril 2022, le prix du gaz sur le marché de gros ne redescend pas, le gouvernement s’engage à faire baisser les taxes pour compenser.

Cette inflation généralisée du prix des énergies a de quoi inquiéter les responsables publics tant s’accumulent les signaux faibles faisant croire en une reprise plus ou moins sourde d’un mouvement voisinant sociologiquement avec les Gilets Jaunes.[3]

Toutefois, les craintes d’ordre politique ne doivent pas occulter les structures sous-jacentes du problème : la construction et l’entretien (certains disent l’emprisonnement) d’un modèle de société et de vie, sur des fondations énergétiques essoufflées. Il y a un risque de tension structurelle et de rupture en termes de production et d’approvisionnement énergétique à l’échelle mondiale. Charif Souki lui-même, PDG de Tellurian (géant du gaz US), affirmait le 22 octobre dernier : « Les prix du gaz s’envolent, de même que ceux de l’électricité. Certains pays, comme le Bangladesh, passent au fioul pour produire de l’électricité car le gaz et le charbon sont devenus trop chers. Ce phénomène de report fera grimper à leur tour les prix du pétrole. Quand les prix de toutes les sources d’énergie s’envolent en même temps, les consommateurs n’ont plus de solution de report et nous entrons dans une crise énergétique généralisée. »[4]

Prix à la dérive, à qui la faute ?

En premier lieu, il est nécessaire de rappeler qu’à court terme, les tensions actuelles sur les réseaux d’approvisionnement énergétiques, sont en grande partie liées à la reprise globale des économies et du trafic routier et aérien. Ainsi, depuis son point bas d’octobre 2020, la référence européenne du baril de brut a augmenté de quelque 116%. Aux Etats-Unis, le baril de WTI suit la même tendance.

Aussi, alors que la demande de brut à l’échelle mondiale repart dans la première moitié de l’année 2021, les pays de l’OPEP et de l’OPEP +, ont validé début juin une stratégie prudente de desserrement progressif des vannes (+2.2 millions de barils supplémentaires). L’Arabie Saoudite et la Russie, les deux plus grands exportateurs, ont quant à eux choisi de se donner un délai supplémentaire pour décider d’une hausse de la production. Enfin, selon les plans décidés en juillet, le cartel des pays exportateurs s’en est encore tenu à une hausse mensuelle maîtrisée de la production d’un volume de 400.000 barils par jour.[5] Les cours du pétrole ont donc logiquement poursuivi leur ascension pour atteindre début octobre un prix au baril de 81.50 dollars pour le Brent, et 78 dollars pour le WTI. La hausse est effectivement spectaculaire quand on pense qu’en juin 2020, le baril de Brent de la mer du Nord s’échangeait autour de 35 dollars (environ 29 euros).[6]

Barils de pétrole empaquetés, 1958–1961, Christo et Jeanne-Claude

Les cours du gaz observent un schéma similaire : sur le TTF (Title Tansfer Facility), place de marché du gaz naturel des Pays-Bas et principal marché gazier en Europe, ils ont été multipliés par cinq depuis début janvier 2021. C’est que les pays européens pâtissent d’un faible niveau de remplissage des stockages, tombés très bas au sortir du long et froid hiver 2020–2021.

A ce contexte d’inflation des prix sur les marchés, se superposent une désorganisation relative et un manque de coordination de certains segments de production et de distribution énergétiques. En France, le 21 octobre dernier, le fournisseur d’électricité Hydroption, spécialisé auprès des clients industriels, a été placé en redressement judiciaire. Fin 2020, Hydroption a décidé de réduire ses achats d’électricité pour 2021, mais la reprise mal anticipée a contraint l’entreprise à aller s’approvisionner sur les marchés de court terme à des prix de plus en plus prohibitifs.[7]

Au-delà de l’environnement lié à la reprise, laissant entrevoir ponctuellement des défaillances systémiques, la recomposition des équilibres géoéconomiques, accélérée par la fin de la crise sanitaire, renouvelle les hiérarchies des réseaux d’échanges énergétiques. L’Asie, en particulier la Chine, accapare plus que jamais les livraisons de GNL et de pétrole, tandis que les pays producteurs limitent (OPEP+) ou se révèlent incapables d’augmenter leurs exportations pour répondre à la demande (gaz russe et norvégien). Malgré la pandémie, sous la pression démographique et portée par le besoin d’assurer une croissance continue, la consommation énergétique de la Chine se poursuit à un rythme annuel positif variant de 3% à 4%. Le charbon reste toujours dominant : premier producteur mondial, la Chine peut s’appuyer sur ses réserves (3emes à l’échelle du globe) qui ont assuré son boom économique, mais se positionne simultanément en premier importateur mondial devant l’Inde. Surtout, la Chine est le premier pays importateur de pétrole et de gaz, même si pour l’heure, ce dernier ne représente qu’environ 5% de la consommation nationale totale d’énergie primaire. « Les réserves pétrolières chinoises sont marginales (2 % des réserves mondiales), et les exploitations sont arrivées à maturité, voire au-delà pour les deux principaux bassins du pays (Tarim à l’ouest et Daqing au nord-est). Même si l’on inclut la partie offshore, les réserves d’hydrocarbures restent faibles. Le gaz naturel ne représente que 0,8 % des réserves mondiales. Le potentiel hydroélectrique est substantiel mais exige de lourds investissements, de vastes déplacements de populations et le sacrifice de terres agricoles, ce qui aggrave des problèmes politiques explosifs. » [8]

Mineurs chinois du Tarim

En Asie du Sud-Est, la consommation d’énergie primaire devrait se poursuivre à un rythme de +2%/an jusqu’au milieu du siècle, ce qui se traduirait par une hausse de 50% de la consommation totale d’énergie entre 2017 et 2050.[9]

Du reste, l’approvisionnement énergétique de l’Asie, a fortiori de la Chine, est au cœur de l’enjeu majeur des lignes approvisionnements futures de la région en matières premières : des économies énergivores avec une forte intensité énergétique du PIB, et une haute intensité matérielle (hors Japon — Corée du Sud) condamnant les systèmes de production à importer davantage de quantités d’énergie et de matières premières pour créer une valeur ou des biens comparables.

Et en France ? Moulins à vent contre micro-centrales.

Ces perspectives réactualisent le sujet de l’indépendance énergétique, boosté dans les médias français par le thème hyper attrayant de la « souveraineté ». Malheureusement, la stratégie énergétique et son horizon, mixées dans le bain des oppositions binaires et des postures polémiques, ressortent essorées. Débats insignifiants sur l’esthétique des éoliennes vs dogmatismes des deux parties sur le nucléaire.

Le 25 octobre dernier, le Réseau de transport d’électricité (RTE) a présenté son rapport « Futurs énergétiques » à l’horizon 2050[10], qui tient compte de facteurs :

· Climatiques : selon les trajectoires anticipées par le GIEC et les engagements de la France issus de l’Accord de Paris

· Macro-économiques : +1.3% de PIB/an à partir de 2030

· Démographiques : 69 millions d’habitants en 2050

L’univers de l’étude est centré sur une sortie des énergies fossiles d’ici 2050 alors que la consommation actuelle d’énergie finale en France repose à 60% sur des énergies fossiles. Le RTE envisage plusieurs scénarios qui s’appuient tous sur deux leviers :

· Un gain d’efficacité énergétique de 40% : amélioration de la performance des équipements de la maison, rénovation thermique des bâtiments, amélioration des procédés industriels, efficacité gagnée en basculant sur l’électricité.

· L’électrification massive d’usages aujourd’hui dépendants d’énergies fossiles : produire +35% d’électricité, et remplacer l’appareil de production nucléaire de 2e génération.

Le RTE rappelle à cette occasion qu’il est impossible de penser une stratégie énergétique de long terme sans agir sur la consommation (impulser des pratiques de sobriété), favoriser la réindustrialisation du pays (relocalisation d’activités pour diminuer l’empreinte carbone de la France), redimensionner les réseaux électriques, et développer les capacités de pilotage, d’interconnexions et de stockage des ressources.

Les équations présentées se classent en deux familles :

· 100% EnR : selon le RTE, le 100% renouvelable est un chemin possible mais complexe avec des paris technologiques lourds.

· Mix nucléaire / EnR : économiquement pertinent, l’objectif est de développer les EnR le plus rapidement possible et de prolonger les réacteurs nucléaires existants dans une logique de maximisation de la production bas-carbone.

Même en intégrant le bilan complet des infrastructures sur l’ensemble de leur cycle de vie, le renouvelable comme le nucléaire ont des résultats positifs du point de vue des émissions de gaz è effet de serre quand ils tendent à remplacer du fossile.

Au total, l’objectif de la neutralité carbone est atteignable : bénéfique pour le climat, l’indépendance énergétique du pays, et les consommateurs, ainsi protégés des fluctuations des prix des énergies fossiles.

Il y aurait donc urgence à mobiliser les acteurs économiques et politiques, mais également toutes les composantes de la société civile. Malheureusement, la sensibilisation des publics à cet horizon pourtant structurant et fédérateur, est inégale, fortement polarisée, et finalement scandée par des déclarations souvent démagogiques. Les uns vont dénoncer avec excès la destruction des paysages à cause de l’éolien. Le RTE rappelle à ce propos que les scénarios envisagés induisent l’implantation de 15.000 à 30.000 mâts d’éoliennes (moins que l’Allemagne en 2021), et que l’éolien a un impact faible sur l’artificialisation des sols au regard d’autres activités (routes, extension de l’habitat et des surfaces commerciales). Les autres vont critiquer le nucléaire en pointant les risques de catastrophes industrielles et la question des déchets, tout en en oubliant de dire qu’il reste, d’un point de vue purement pragmatique, un levier pertinent pour assurer une production fiable, indépendante et bas-carbone d’électricité.[11]

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[1] Données et études statistiques, Consommation d’énergie par usage du résidentiel, Ministère de la Transition écologique

[2] Le prix de l’essence à la pompe atteint un record historique au Royaume-Uni, Le Figaro, 25/10/2021

[3] Voir entre autres, la série du Monde 100 « Fragments de France », en particulier « Dans le Loiret, le peuple du diesel », Jean-Michel Normand et Lucas Barioulet, 20/10/2021

[4] Charif Souki (Tellurian): «Ma crainte: que le prix du gaz baisse à cause d’une récession», Le Figaro, 22/10/2021

[5] Pétrole : Brent et WTI s’envolent après la décision de l’OPEP et de la Russie, Capital, 04/10/2021

[6] Pétrole : le prix du baril grimpe encore après une décision de l’OPEP, Les Echos, 04/10/2021

[7] Première défaillance d’un fournisseur d’électricité, Le Figaro, Guillaume Guichard, 22/10/2021

[8] Michel Gueldry, « Chine : l’énergie, un enjeu stratégique », Politique étrangère, 2018/2 (Été), p. 175–186.

[9] Enerdata, Croissance économique et accès à l’électricité : consommation d’énergie en plein essor en Asie du Sud-Est, 2018

[10] Réseau de transport d’électricité, Futurs énergétiques 2050. Principaux résultats, Octobre 2021

[11] Voir interview de Jean-Marc Jancovici dans Marianne, mars 2020

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