Affaire Bolloré : bien plus France qu’Afrique

Afriques connectées
Afriques Connectées
6 min readJun 5, 2018

Editorial. Sitôt la garde-à-vue annoncée de Vincent Bolloré relative à des soupçons de corruption en Guinée et au Togo, Afriques Connectées a mis en place ses outils pour analyser les discours africains tenus en ligne sur ce sujet hautement sensible. Les pics de retombées d’articles de médias français étaient conséquents, et présageaient d’une étude prometteuse. Seulement, rien ne s’est passé comme prévu. Et si nous n’avons pas pu en tirer une étude, ce serait mentir que de prétendre que nous n’avons rien appris pour autant : le tumulte médiatique français ne fait pas nécessairement l’agenda africain, même au sujet de la Françafrique.

Cartographie des relations entre les comptes impliqués dans les discussions Twitter à propos de l’affaire Bolloré. La taille des noeuds est proportionnelle à l’influence et à la popularité du compte au sein des conversations.

24 avril 2018, Nanterre : Vincent Bolloré est mis en garde à vue dans le cadre d’une enquête sur des soupçons de corruption pour l’obtention de concessions portuaires au Togo et en Guinée. Aussitôt, le cours de l’action du groupe Bolloré dévisse avec fracas, et, le 25 avril, le feuilleton continue : le milliardaire le moins aimé des médias français voit sa garde à vue prolongée de 24 heures — pour finir par être mis en examen.

Un homme d’affaire détesté, des médias déchaînés, un enjeu hautement sensible, pour ne pas dire honteux : tous les éléments d’un feuilleton médiatique étaient en place, une bataille rangée entre l’ancestral monde de l’argent et celui des médias. Mais bien sûr, ce qui nous intéressait le plus se situait au niveau du sujet en lui-même : la Françafrique.

Afriques Connectées n’a pas tergiversé sur la marche à suivre : nous avons contacté notre partenaire Visibrain, mis en place nos outils, parcouru scrupuleusement les articles, fouillé, manuellement quand il le fallait, les communautés en ligne pour savoir et comprendre ce que disaient ceux à qui aucun média de l’Hexagone ne donnait la parole. Comprendre : les Guinéens, les Togolais confrontés à la Françafrique, cette vétuste politique diplomatico-économique qui permet à la France et ses élites de n’oublier ni leurs anciennes colonies, ni leur désir de les exploiter.

Nous avons récolté des données, 51 151 tweets du 23 au 27 avril, parés à tout rapporter dans des tableaux, tracer des courbes, à dresser des cartographies détaillées pour redessiner le trajet de l’information à travers les communautés ; l’équipe bouillait d’envie de comprendre comment cette information en réactualisait d’autres, et voulait analyser les remous que le passage de l’actualité susciterait. Quelles personnalités aux voix qui portent prendront la parole ? Quelles organisations se positionneront à leurs côtés ?

La pluie battante d’articles attisait encore plus notre intérêt. Quand soudain : rien, ou très peu.

Pour qui se pique de faire un peu de science, rien n’est jamais tout à fait néant, au contraire. Nous avons bien, en effet, trouvé ça et des réactions virulentes, venant d’Afrique, à la suite de la publication de l’information.

Mais dès que nous excluions les tweets émis en France, nous nous retrouvions face à un volume de données émises en Afrique sans commune mesure avec le total des tweets récupérés. Près de 134 000 tweets ont été récupérés sur une large période, environ 2 mois après l’annonce de la mise en examen de Vincent Bolloré. Si près de 47 000 de ces tweets sont géolocalisés en France, moins de 8 500 le sont sur le continent africain.

Il y avait des voix, c’est vrai. Des médias africains, également, relayaient pour l’essentiel la nouvelle que Vincent Bolloré avait été mis en garde-à-vue. Voilà.

Pas résignés pour autant, nous avons attendu, convaincus que la réponse allait venir. Il ne se pouvait pas, il ne se devait pas qu’aucune mobilisation en ligne n’éclate et ne s’empare de cette information comme d’un bélier pour enfoncer les murailles françaises. Il nous semblait stratégiquement inconcevable que les Togolais et les Guinéens ne se servent pas de la vague pour exprimer leur indignation.

Timeline des retombées sur Twitter

Un pic notable : 56 843 tweets cumulés au 28 avril, jour où Vincent Bolloré se fend d’une tribune dans le JDD, très faiblement relayée eu égard au contexte. L’homme d’affaire y rédige l’hagiographie de ses investissements africains, tout en décrivant l’Afrique comme il la voit : « Loin des clichés d’une Afrique misérabiliste, je vois les buildings, les réseaux informatiques se créer, le souhait d’une vigoureuse jeunesse pour dessiner un futur démocratique et serein ».

Le tempo médiatique était tellement calqué sur la mise en examen de Vincent Bolloré et sa défense que l’interview du journaliste camerounais Louis Keumayou par FranceInfo passa presque inaperçue sur Twitter, avec une cinquantaine de messages seulement. Pourtant, le journaliste y donne un point de vue bien différent de ce que le milliardaire publie avec exaltation sur l’avenir africain, et évoque plutôt l’implantation sur tout le continent d’un groupe qui emploie des mineurs et maintient les scrutins sous influence. L’engagement est meilleur sur Facebook, mais l’information reste circonscrite à un public français, le temps d’un pic émotionnel.

Ce sera la dernière véritable actualité médiatique sur le sujet. Nous avions continué de prélever les tweets, mais les scandales concernant le sulfureux milliardaire, toujours généreux en la matière, éclatèrent dans d’autres domaines. Ce sont les journalistes français qui montent ensuite au créneau, au sujet de leur dissensions avec le magnat des médias, bien loin de la scène africaine.

Et finalement, ce constat : l’affaire africaine de Bolloré n’est qu’un scandale français. Très peu de comptes africains avaient fait le choix de s’exprimer sur un sujet qui ne relève que de problématiques françaises.

Ni les activistes, ni les ONG ne s’étaient jetés dans la mêlée, n’avaient pris le problème de la corruption à bras-le-corps, n’avaient secoué leurs publics pour monter au créneau et faire « la fête à Bolloré ». Nous avions visé — très — large, et le risque que nous ayons manqué un ou plusieurs messages était bien sûr possible, mais peu probable. Pourtant, ces activistes, ces groupes, nous les connaissions, nous les attendions et nous savions à quel point ils peuvent être bien organisés et efficaces.

C’était une occasion manquée, nous disions-nous, pour les opposants de la Françafrique de se manifester. Passer à côté d’une telle scène médiatique, quand même…

C’est à force de regarder la cartographie, jonchée de médias et de comptes français, comme si la fixer allait faire jaillir un sens caché, que nous avons fini par comprendre. Les activistes n’avaient peut-être pas commis d’erreur de mobilisation. Nous, en revanche, avions sûrement été victimes d’un préjugé d’interprétation.

Pourquoi, en effet, les activistes africains emboîteraient-ils par défaut le pas à l’actualité médiatique et juridique française ? S’ils souhaitaient s’adresser à un public français, c’est sûrement ce qu’ils feraient, comme le journaliste Louis Keumayou. Mais au fond, il n’y a vraiment aucune raison de parler aux Français pour mobiliser les Togolais, les Guinéens, et tous les africains qui se sentent concernés.

Avec nos méthodes habituelles, nos processus éprouvés, nous avions dessiné une cartographie qui ne représentait pas ce que nous pensions trouver et ce, malgré notre insistance. Nous n’avions pas cartographié un espace de communication, mais une distance.

La distance qui sépare des temps médiatiques distincts, dont la plupart ignoraient totalement celui de l’Hexagone ; lequel est nerveux, frénétique et mécaniquement à bout de souffle, mais qui souhaiterait bien que tous les autres soient franco-centrés. Les agendas africains décrochent du tempo médiatique français, et certaines élites risquent d’avoir du mal à se faire à l’idée.

Est-ce à dire qu’Afriques Connectées a perdu son temps ? Pas si sûr. Dès la fondation du projet, nous nous étions fixés pour objectif d’étudier le terrain souvent ignoré des réseaux sociaux et des Internets africains. Nous voulions en effet débusquer les conversations tenues par les africains, sentir le pouls intellectuel et sociétal de cet immense continent avec un œil neuf et, surtout, apprendre un peu plus, comprendre un peu mieux, ce qui fait la spécificité de l’Afrique.

Dont acte.

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Afriques Connectées décrypte les phénomènes viraux, identifie les influenceurs & cartographie les communautés en Afrique.