#JusticePourKhadija : une mobilisation internationale, entre émoi et suspicions

Afriques connectées
Afriques Connectées
10 min readOct 8, 2018

Le 25 août au matin, Twitter recevait de plein fouet l’histoire sordide de Khadija, une adolescente marocaine de 17 ans qui racontait avoir été enlevée, séquestrée, violée et tatouée de force par une quinzaine de tortionnaires durant six mois.

Le fait divers indigna, sans surprise, le Maroc des réseaux sociaux qui s’était déjà déchiré plus tôt dans l’été sur la question du corps des femmes suite à la campagne #SoisUnHomme.

Or, les réactions au récit de Khadija furent loin d’être unanimes : son histoire provoque en ligne indignation, soutien mais également suspicions et minimisation. Si le mouvement de soutien spontanée qui s’est créé autour du hashtag #JusticePourKhadija a bénéficié d’un écho massif au Maroc et dans le monde, il n’a finalement été que de courte durée.

À deux jours de l’ouverture du procès qui confrontera l’adolescente à ses agresseurs présumés, arrêtés entre-temps par la police marocaine, l’équipe d’Afriques Connectées s’est penchée sur les ressorts de cette mobilisation, de son apparition dans des espaces en ligne privés à sa visibilité et sa réappropriation à l’international pour finir par son extinction en longue traîne de commentaires sur l’affaire. Grâce à la plateforme de veille des réseaux sociaux Visibrain, nous avons relevé 98 112 tweets sur une période allant du 25 août au 25 septembre et dont la cartographie comme l’analyse montre une indignation à la fois sincère, mais désorganisée.

Pic total des retombées Twitter concernant l’affaire Khadija

Des débuts marocains

L’affaire apparaît dans les journaux autour du 20 août dernier. Quelques semaines plus tard, plus de 98 000 tweets ont été postés à travers le monde, et d’autres retombées sont à attendre : ce 10 octobre s’ouvrira le procès des douze suspects interpellés.

Il va sans dire que l’affaire a suscité l’émoi sur les réseaux sociaux : quelques jours après les premiers articles dans la presse, le 25 août, la première publication publique marocaine sur Facebook utilise le hashtag #كلنا_خديجة (Nous sommes tous Khadija) accompagné d’un visuel qui va très vite être repris dans les articles de presse comme par les internautes.

Ce visuel est une création de _artbynada_ (Nad art sur Facebook), qui le publie dès le 24 août avec le hashtag انا_لست_فريسة# (#JeNeSuisPasUneProie) dans deux versions (anglaise et arabe). Dans son post Instagram, la dessinatrice explique qu’elle ne s’attendait pas à un tel engouement sur Facebook : elle utilise alors le كلنا_خديجة# (#NousSommesTousKhadija). Peu à peu, les mots-clés se rattachent à l’histoire de Khadija, pour en faire l’illustration d’un phénomène plus global.

Ce sont donc avant tout Facebook et dans une moindre mesure Instagram qui sont les rampes de lancement de la mobilisation. Il est intéressant d’ailleurs de noter que l’apparition du hashtag #JusticePourKhadija sur Twitter semble arriver en différé. Avant d’apparaître sur Twitter le hashtag semble avoir été déjà “digéré” sur d’autres plateformes : la première utilisation de ce hashtag (#JusticePourKhadija) en français est faite dans un tweet rédigé, lui, en espagnol posté le 24 août, relayant un article de la radio espagnol Cadena SER sur le calvaire de Khadija. Il est dès lors probable qu’une première mobilisation marocaine a touché un public francophone d’abord, et presque aussi rapidement un public hispanophone, ce qui s’explique par les proximités géographiques, du Maroc, de la France et de l’Espagne, mais surtout par les liens culturels entre ces trois pays du fait de leurs histoires communes et des mouvements de population qui entretiennent de facto une proximité culturelle.

L’expansion à l’international

C’est d’ailleurs un point intéressant ici : la mobilisation marocaine est indéniable avec plus de 8 500 tweets en langue arabe, et 1 100* ayant été émis depuis un compte se déclarant être localisé au Maroc.

*Note : Il nous est difficile d’être catégoriques concernant les données géographiques : tous les comptes n’affichent pas de localisation, et celles qu’il nous est possible de relever sont déclarées par les utilisateurs, ce qui les rend sujettes à caution.

Pourtant, cela ne représente qu’un dixième de la mobilisation totale : via un une traduction du hashtag en français et en espagnol, le fait d’actualité marocain dépasse le cadre d’une histoire personnelle : il est devenu le symbole d’un combat, celui de la lutte contre la culture du viol et pour le respect des droits des femmes.

En orange : les tweets évoquant l’affaire Khadija / En bleu : les tweets évoquant l’affaire Khadija rédigés en arabe ou émis depuis un compte affichant une localisation au Maroc

La mobilisation en ligne relative aux droits et au corps des femmes n’est pas nouvelle au Maroc ; c’était déjà le ressort de la campagne #soisunefemmelibre que nous avions analysée dans une précédente étude : “De #soisunhomme à #soisunefemmelibre, autopsie d’une indignation marocaine”.

Le rôle du dessin est à souligner dans l’internationalisation de l’histoire de la jeune victime : en anonymisant Khadija, il permet d’universaliser son histoire, laissant à chaque internaute le soin de se l’approprier et de s’en saisir pour servir sa propre lutte.

Dès lors, l’information est diffusée à l’international avec une certaine ampleur : on retrouve ainsi une communauté polonaise principalement structurée autour du tweet de @99zayns, visible sur notre cartographie, et nous relevons 3 590 messages en polonais, dont 242 sont des tweets uniques, ce qui suggère que ces messages ont suscité de très nombreuses interactions.

Néanmoins, ces diffusions locales de l’information demeurent géographiquement ancrées, et ne participent pas à une conversation internationale sur le sujet de Khadija, ce que démontre la structure en archipel de notre cartographie.

Sur cette cartographie des différents comptes s’étant exprimés sur l‘affaire Khadija, les différentes communautés sont éloignées les unes des autres, connectées entre elles par des liens ténus.

Il existe bien évidemment des liens entre les différentes communautés, mais ces liens sont minoritaires, peu structurants, et principalement les traces du transfert de l’information. On constate extrêmement peu d’échanges entre communautés, chacune semblant s’accaparer l’information, la diluer dans sa communauté et l’y maintenir, la barrière de la langue aidant.

Des soutiens en ligne aux objectifs flous

L’attention, notamment internationale, autour de l’histoire de cette jeune femme n’a duré qu’une semaine sur les réseaux sociaux.

La pétition, lancée dès les débuts de la mobilisation sur la plateforme Change.org, peine à réunir les 150 000 signatures réclamées, témoignant d’un engouement au final très relatif et circonstanciel pour cet événement. Outre cette interprétation pragmatique, on peut également s’interroger sur la pertinence de la pétition en elle-même : en effet, le document ne réclame rien de concret et souhaite avant tout réunir un nombre conséquent de participants afin de manifester une indignation collective, destinée à être adressée au Roi du Maroc. Or, s’il nous est permis de penser que l’indignation fût réelle, sincère et tumultueuse alors que les médias racontaient pour la première fois l’histoire de Khadija, celle-ci s’est rapidement évaporée, suivant la logique linéaire des colères sur Twitter. Les indignations se suivent et se remplacent, et il ne subsiste à chaque fois qu’une mince poche de sédiments militants.

La mobilisation demeure restreinte à l’univers des réseaux sociaux même si une manifestation de soutien a été organisée dans le village de Khadija. Ce genre de manifestation, très locale, est à notre sens plus stimulée par une solidarité communautaire que par un “buzz en ligne”. L’histoire de Khadija touche en effet le village dans son identité, puisque la jeune fille était probablement connue de tous, et le récit de son calvaire aura très naturellement déclenché une manifestation dont les ressorts sont tout autant citoyens que cathartiques.

Une compassion nuancée

Si la rue ne s’est pas indignée autant que les claviers, une explication est sûrement à chercher du côté de la nature même des conversations en ligne , loin d’être unanimes dans la compassion.

Une femme se présentant comme spécialiste du détatouage a par exemple remis en cause la sincérité de la jeune fille en affirmant que ses tatouages étaient d’après leur cicatrisation bien plus anciens que ce que prétendait Khadija. Le témoignage de cette spécialiste revendiquée est disponible sur YouTube et a été vu plus de 150 000 fois. Outre les doutes qu’elle relaie, la vidéo se révèle également intéressante à la fois pour les détails qu’elle donne et pour l’évocation qu’elle fait des réactions en ligne sur cette affaire. Il ne s’agit bien sûr que d’un témoignage, et cette vidéo n’a pas valeur de vérité. Précisons de plus que la vidéo est hébergée sur le compte Twitter du média en Barlamane.com, média arabophone sulfureux et ponctuellement accusé de diffamations. L’un des principaux relais de cette information dans les médias francophones était le tout aussi contesté site d’information Sputnik.

Rapidement, les commentaires mettant en doute la version de Khadija commencent à poindre.

Si ces soupçons émis par certains ne bénéficient pas d’une reprise très conséquente, ils instillent le doute parmi les internautes et ce même au sein des soutiens de la première heure. La cagnotte ouverte quelques jours après la médiatisation de l’histoire de la jeune femme, avec l’objectif de rassembler des fonds pour offrir des soins médicaux à Khadija, est désormais en suspens, la description de la cagnotte affiche un message dénotant un regain de prudence : “Après les dernières révélations (sic) sur cette affaire, nous avons décidé de fermer la cagnotte et d’attendre le procès qui aura lieu début septembre. Dans le cas où il s’avère que Khadija n’est pas réellement une victime nous allons verser la somme collectée à une personne dans le besoin ou une association qui oeuvre pour l’enfance”.

Quelle(s) suite(s) pour l’affaire Khadija ?

Le 6 septembre, l’audience d’instruction a bien eu lieu. Malgré des déclarations marquantes des accusés — l’un d’eux ayant reconnu avoir enlevé et séquestré Khadija — et un contexte relativement favorable à la médiatisation de cette affaire avec l’entrée en vigueur la même semaine au Maroc de la loi relative à la lutte contre les violences faites aux femmes, les réseaux sociaux sont restés muets sur le cas de cette jeune femme.

Après l’émoi qu’a provoqué cette affaire, à chaud, chez les internautes, l’émotion autour de l’histoire de Khadija retombe, cette dernière est renvoyée à un traitement plus classique de ces faits d’actualité : par la justice qui se saisit de l’affaire d’une part et par une poignée de journalistes d’autre part, à l’instar de la journaliste du New-York Times Aida Alami qui a documenté le début de l’instruction, le 6 septembre, dans un thread sur son compte Twitter.

L’histoire de Khadija est un exemple éloquent de conversation émotionnelle en ligne. Partie d’un récit choc et poignant, l’indignation compréhensible générée par ce récit s’est rapidement internationalisée, chaque culture pouvant trouver matière à s’identifier au sujet. Cependant, cette charge émotionnelle de l’histoire de Khadija est à double tranchant : émotion n’est en effet pas raison et sans stratégie pour diffuser l’information, la porte est grande ouverte pour les théories du complots, débunkages idéologiquement anglés et suspicions.

Remarquons également que les débats ont essentiellement été nourris par des témoignages, un format terriblement couru sur les réseaux sociaux pour sa concision et son impact émotionnel fort. Or, un témoignage ne peut jamais être considéré comme désignant une autre vérité que celle de l’individu qui l’énonce. Il ne s’agit que d’un point de vue, un extrait d’intimité, souvent fort sincère, mais qui ne pourra jamais prétendre représenter le réel dans sa complexité.

Les fake news sont les résidus de nos doutes et de notre avidité médiatique. Nous désirons avoir des informations fiables, et rapidement. Ça n’est que très rarement possible — quand même personne ne mentirait ! — et cela est rendu d’autant plus inaccessible que notre environnement communicationnel est de plus en plus vérolé par des émotions qui y pèsent lourdement et en donnent le tempo.

Update (12 octobre 2018) : Khadija a été reçue par le juge dans le cadre de l’instruction de l’enquête le 10 octobre. Comme nous le pensions, le volume de tweets publiés a été relativement restreint comparé aux volumes que nous avons étudiés lors de la médiatisation initiale de l’affaire.

Nous évoquions plus haut une “mince poche de sédiments militants” qui subsisterait après l’explosion de tweets de la fin août, et ce sont en effet ces profils que nous retrouvons sur Twitter suite à l’audience de la jeune fille, avec un volume réduit de retombées pour les hashtags relatifs à Khadija.

Néanmoins, l’affaire Khadija a donné naissance à un mouvement de dénonciation des violences faites aux femmes au Maroc : Masaktach. A l’aide du hashtag #masaktach (“je ne me tais pas”), le mouvement jouit d’une certain succès sur Twitter avec plus de 1 200 abonnés au compte Twitter, moins de 2 semaines après son lancement, et offre une caisse de résonance aux dossiers qu’il défend.

De plus, une observation des volumes de retombées comparant les hashtags de soutien à Khadija à celui de #masaktach témoigne de la capacité du mouvement à encadrer et porter le discours sur les violences faites aux femmes dans le pays.

Sur ce graphique, la courbe bleue de la tendance #JusticePourKhadija épouse la dynamique de la courbe violette #masaktach, plus conséquente en terme de volumes.

Sur ce graphique, la courbe bleue de la tendance #JusticePourKhadija épouse la dynamique de la courbe violette #masaktach, plus conséquente en terme de volumes.

Le mouvement a notamment publié un thread glaçant dans lequel il restitue le récit de Khadija de manière extrêmement détaillée. Cet effort de médiatisation se révèle pertinent et payant pour stimuler la base du mouvement, diffuser ses valeurs, et lui permettre de rentrer dans une phase de recrutement afin de gagner en popularité et en puissance.

Le mouvement dispose d’un déjà d’un trophée marquant à son tableau de chasse puisqu’il a réussi en septembre dernier à faire déprogrammer des radios nationales le chanteur Saad Lamjarred, accusé de viol. Il est évident que les membres de Masaktach souhaitent continuer sur cette dynamique et remporter d’autres batailles, et il faudra au jeune mouvement une véritable stratégie de communication et de recrutement sur le terrain afin d’instaurer sa crédibilité, ses ambitions et proposer son discours sur la scène médiatique marocaine.

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Afriques Connectées décrypte les phénomènes viraux, identifie les influenceurs & cartographie les communautés en Afrique.